Sandra Birtel, avocate au Barreau de Luxembourg, veut préparer les entités publiques et privées à se mettre en conformité avec les futures exigences nationales et européennes en matière de lutte contre la corruption. (Photo: Léo Biewer/Maison Moderne)

Sandra Birtel, avocate au Barreau de Luxembourg, veut préparer les entités publiques et privées à se mettre en conformité avec les futures exigences nationales et européennes en matière de lutte contre la corruption. (Photo: Léo Biewer/Maison Moderne)

Remplacer le secret par la transparence… Sandra Birtel a créé une association (LutCor) pour aider les professionnels des secteurs public et privé à instaurer un véritable management de la lutte anticorruption. Un sujet brûlant, selon elle, auquel les sociétés doivent se préparer dès maintenant.

Vous présidez l’association LutCor. Quelles sont ses missions?

. – «Je l’ai créée dans le but de rassembler toutes les personnes qui font de la compliance au Luxembourg pour les informer, les former et les préparer à l’arrivée de nouvelles réglementations. Le Luxembourg est encore centré sur l’AML, car , mais c’est le prochain sujet. On va demander aux entités le même niveau de procédures et de reportings en interne que pour l’AML. Cela risque d’être violent pour toutes ces sociétés. Les enjeux réputationnels et économiques sont réels. Ensuite, LutCor organisera des groupes de travail pour publier de la doctrine.

D’où proviennent les financements de cette association?

«Avec les deux autres membres fondateurs, nous avons investi un petit capital, le reste provient des cotisations des membres, dont le montant s’élève à 445 euros par an et par membre.

Quel est le lien avec BLL Consulting, dont sont issus trois membres du Codir?

«Aujourd’hui avocate au Barreau de Luxembourg, je suis la fondatrice de , qui est la première société luxembourgeoise à avoir mis en place un véritable système de management anticorruption (SMAC) et à avoir obtenu la certification ISO 37001, qui est la norme internationale pour le management de la prévention de la corruption. Elle constitue un exemple qui peut être une source d’inspiration pour les autres membres de LutCor. Les entreprises de construction ou de la grande distribution n’ont pas eu l’habitude, contrairement aux sociétés de la place financière, de fournir des rapports approfondis sur le sujet. Je veux pouvoir donner les guidelines aux autres, c’est un peu ‘l’anticorruption pour les non-initiés’, en quelque sorte.


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Le coût de la corruption au sein de l’UE représenterait plus de 1.000 milliards d’euros par an, soit 6,3% de son PIB. Comment se situe-t-elle par rapport au reste du monde?

«C’est énorme, même si on reste éloignés des pratiques du continent africain (25% du PIB, ndlr). On a parfois l’impression qu’en Europe, on est protégés de ça, car tout y est réglementé, mais les chiffres indiquent le contraire. Certains pays d’Europe de l’Est, comme la Roumanie, ont d’ailleurs récemment été exposés à la corruption par le biais des sociétés forestières.

La corruption des entités financières revêt différentes formes. Quelles sont les plus courantes?

«Généralement, dans l’opinion, la corruption est associée aux personnes dépositaires de l’autorité publique. Or, il existe également une corruption purement privée entre une société A et une société B, et celle-ci passe souvent inaperçue. Le propre de la corruption est le secret. On la découvre grâce à la vigilance des banques, par le biais des , puisque la corruption est une infraction primaire au blanchiment d’argent, qui fait l’objet d’une déclaration. Les avocats et les experts-comptables ont également une vue sur les contrats et l’ensemble des sociétés du groupe, ce qui permet de révéler les actes de corruption.

Dans la hiérarchie des «mauvaises pratiques», la lutte contre la corruption est-elle une sous-section de la lutte contre le blanchiment (AML)?

«En tant qu’infraction primaire, on peut le voir comme ça. On est censé repérer les schémas de corruption dans le monitoring des transactions, notamment. Mais c’est un sujet à part entière qui sera à l’avenir de plus en plus réglementé en tant que tel. En réalité, dans l’AML, on demande aux sociétés de connaître surtout leurs clients (les fameux KYC, ndlr), dans la corruption, on doit faire une due diligence sur l’ensemble des tiers et des parties prenantes (KYB, pour Know Your Business, ndlr). 

On retrouve aussi le critère anticorruption dans le volet gouvernance de l’ESG. La corruption peut être active ou passive: le simple fait de proposer une compensation à quelqu’un (un service ou un avantage en nature, par exemple) est constitutif de l’acte de corruption, que la personne A ait accepté ou pas. 

La corruption est une infraction primaire au blanchiment d’argent, qui fait l’objet d’une déclaration.
Sandra Birtel

Sandra Birtelavocate, présidente de l’association LutCorBLL Consulting

Justement, qu’en est-il de l’usage plutôt commun d’offrir des cadeaux à ses clients dans certaines entreprises commerciales?

«La politique de cadeaux doit faire l’objet d’une charte réglementée au sein de l’entreprise et d’une déclaration. Or ici, au Luxembourg, ce n’est pas le cas, contrairement à la France, par exemple, où, si vous offrez des chocolats à votre banquier, soit il ne les accepte pas, soit il doit les déclarer dans un registre officiel qui pourra en mesurer la récurrence et le montant. Ceci pour éviter les abus liés à une éventuelle forme de corruption. Un exemple: offrir un voyage de fin d’année à ses meilleurs clients tous frais payés est considéré comme de la corruption. Un goodie siglé n’est évidemment pas concerné.

Elle reste donc difficilement détectable au sein des petites entreprises?

«Oui, c’est pour cela qu’il existe  au Luxembourg qui va obliger les sociétés de plus de 50 salariés à mettre en place des systèmes de repérage. Les schémas de corruption peuvent aujourd’hui se faire à l’aide de sociétés taxis, exactement comme le blanchiment d’argent ou la fraude fiscale. Il existe donc un besoin de disposer en interne de personnes capables d’alerter la police ou la CRF (Cellule de renseignement financier, ndlr) sur les malveillances détectées en interne ou par le biais de tiers. 

Au Luxembourg, quelle est la législation applicable à ce jour?

«Aujourd’hui, seul le Code pénal vient punir la corruption, aucune autre directive ou mesure n’existe. Il y a différents textes européens ou internationaux, mais cela reste insuffisant en termes de contrôle ou de sanctions. Surtout si l’on compare à la France, qui dispose de la loi Sapin II et a créé l’Afa (Agence française anticorruption), qui peut faire des contrôles dans les entreprises. Les sociétés françaises ont été obligées de mettre en place des procédures et cartographies des risques… Au Luxembourg, nous n’avons rien de tout cela.

Aujourd’hui, seul le Code pénal vient punir la corruption, aucune autre directive ou mesure n’existe au Luxembourg.
Sandra Birtel

Sandra Birtelavocate, présidente de l’association LutCorBLL Consulting

Le Greco (Groupe d’États contre la corruption) a adressé au Luxembourg 21 recommandations relatives à l’intégrité et l’éthique au sein du secteur public. La Place les respecte-t-elle?

«Cela commence… Le Greco n’a pas de réel pouvoir de sanction.  ont fait l’objet, le 14 mars 2022, d’arrêtés nationaux sur les règles déontologiques des membres du gouvernement. L’un d’entre eux institue des  publics, officiels et obligatoires des entrevues des membres du gouvernement sur la question du lobbying. Un autre instaure un registre des cadeaux aux membres du gouvernement. C’est un premier pas.

Quels sont les plus grands risques auxquels s’expose la place financière, spécifiquement?

«Le risque réputationnel et la sanction américaine, car la grande majorité des transactions effectuées par la Place se fait en dollars américains. Rien que ce lien avec les États-Unis suffit à rendre le Département de la justice américain compétent pour intervenir. Lorsque les Américains arrivent dans une entreprise, cela ne passe pas inaperçu… Le FCPA (, texte américain anticorruption, ndlr) indique qu’une société étrangère peut être punie pour des actes de corruption aux USA et dans son pays d’origine. C’est ce qui s’est notamment passé avec Alstom. L’infraction de corruption est une exception dans son genre, car c’est l’une des seules pour lesquelles on peut être puni plusieurs fois. Les PSF moyens et les petites structures n’appartenant pas à des groupes internationaux sensibilisés au sujet, qui ne sont peut-être même pas au courant des risques, sont les plus vulnérables.

De quelle manière pouvez-vous agir concrètement sur l’évolution de la législation au niveau gouvernemental (lobbyistes, membres influents…)?

«Nous ne voulons pas être un énième cercle de networking à Luxembourg. Chaque membre devra exprimer ses intentions vis-à-vis de la lutte anticorruption avant de pouvoir intégrer LutCor, via une charte de valeurs. Ainsi, nous pourrons éliminer ceux qui viendraient pour de mauvaises raisons. Nous démarchons également les membres du gouvernement, les échevins et tous les lanceurs d’alerte, publics ou privés.

Nous manquons de profils de type compliance ayant reçu une formation complémentaire à la lutte anticorruption et AML.
Sandra Birtel

Sandra Birtelavocate, présidente de l’association LutCorBLL Consulting

Agissez-vous de front avec les autres associations de la Place?

«Comme l’AML et la lutte contre la fraude, la lutte contre la corruption fait partie d’un système global dans lequel on doit pouvoir échanger des informations. Nous sommes proches des associations et des spécialistes du sujet au Luxembourg. Notre but est de faire ce lien, justement.

Quels sont les profils de recrutement que requiert la mise en place d’un système performant en la matière?

«Les profils ‘head of compliance’ qui ont reçu une formation complémentaire en lutte anticorruption. Il faut savoir lire un bilan et comprendre les structures complexes de montages financiers malveillants. Les candidats doivent également avoir les dispositions psychologiques nécessaires pour résister à un métier sous pression, car il faut parfois savoir tenir tête aux plus hautes instances, tentées de fermer les yeux sur certains agissements.

Le Luxembourg dispose-t-il de ce type de profil? Devrait-il proposer davantage de formations spécifiques aux professionnels de la compliance? Lesquelles?

«Récemment, une offre d’emploi d’une grande entreprise luxembourgeoise pour un ‘compliance officer’ spécialisé en lutte anticorruption est restée vacante plus de six mois sans trouver de candidat… Donc non, nous n’avons pas ce type de profil, et c’est justement le problème et la raison pour laquelle nous aimerions, à terme, proposer des formations reconnues en la matière. Que ce soit un module intégré à une formation initiale ou des sessions de formation aux professionnels du secteur via la création d’une école privée.»