Dans une publication de la Chambre de commerce en 2019 («Pauvreté: de la juste mesure aux mesures appropriées», disponible en fin d’article), l’économiste Jean-Baptiste Nivet mettait en évidence quatre grands défis de la lutte contre la pauvreté au Luxembourg. Défis auxquels «les responsables politiques devront mieux répondre au cours des prochaines années, sous peine d’une remise en cause du modèle social et de la cohésion sociale au Grand-Duché», soulignait-il. Il s’agissait alors de:
– Augmenter le revenu réel des plus modestes. Des mesures comme une meilleure sélectivité des aides, une fiscalité adaptée, une protection accrue des indépendants et des initiatives pour limiter le coût de la vie – en particulier du logement – sont jugées nécessaires.
– Limiter la surcharge des coûts du logement. Il est recommandé d’augmenter l’offre de logements, en particulier sociaux, et d’ouvrir davantage le marché privé pour accroître les constructions – plutôt que de soutenir la demande, ce qui risquerait d’alimenter l’inflation.
– Rendre le système éducatif inclusif. Il s’agit notamment de s’attaquer aux obstacles liés à la maîtrise des langues et à l’orientation précoce, de promouvoir une orientation basée sur les talents et de réduire l’influence du milieu socio-économique sur la réussite scolaire.
– Favoriser l’employabilité pour tous. Il est nécessaire de renforcer la formation continue en mettant l’accent sur la digitalisation, de soutenir l’apprentissage pour répondre aux besoins des entreprises et de valoriser davantage le travail pour réduire les incitations à l’inactivité.
Cinq ans plus tard, Jean-Baptiste Nivet a changé d’employeur (il travaille désormais pour la Fondation Idea) mais pas d’opinion: les quatre défis sont toujours les mêmes. S’il constate des développements sur le plan de la fiscalité (avec l’introduction du ) et du système éducatif, «globalement, il y a eu peu de progrès», estime-t-il. Quel est le chantier prioritaire aujourd’hui? «Le logement est vraiment essentiel, mais tout le monde en parle… À mes yeux, la meilleure manière de réduire les inégalités, notamment monétaires, est de garantir un emploi de qualité à chacun.»
Le défi d’un marché très ouvert
Pour Jean-Baptiste Nivet, l’employabilité est un défi qu’il est facile de négliger dans un contexte où le chômage semble moins problématique. «Au Luxembourg, où 50% de la population est étrangère et où de nombreux travailleurs arrivent entre 25 et 35 ans, la question du chômage se pose différemment que dans d’autres pays. La concurrence entre travailleurs locaux et étrangers, souvent très qualifiés, fait que les entreprises peuvent être tentées de privilégier l’embauche de talents étrangers, plus immédiatement productifs, plutôt que d’investir dans la réintégration des personnes éloignées de l’emploi, qui nécessitent un accompagnement approfondi sur leurs compétences techniques et leurs soft skills.»
L’économiste poursuit: «Le Luxembourg a les moyens de soutenir financièrement les individus en difficulté, notamment avec des départs en retraite anticipée. De plus, en cas de fermeture d’une entreprise, une partie des salariés étrangers, surtout ceux arrivés récemment, peut trouver un emploi ailleurs, limitant ainsi la responsabilité nationale dans la gestion de leur chômage. Cette dynamique peut rendre les efforts pour améliorer l’employabilité des personnes résidentes moins prioritaires.»
Le Luxembourg ne doit pas chercher à copier telle ou telle approche étrangère.
Si la Fondation Idea voit dans une piste intéressante pour améliorer l’employabilité, Jean-Baptiste Nivet se méfie de l’application stricte de «modèles» étrangers dont il faut davantage s’inspirer. «Il est essentiel de ne pas se focaliser sur un pays en particulier, car chacun présente des spécificités différentes. Le Luxembourg ne doit pas chercher à copier telle ou telle approche, mais plutôt à évaluer objectivement les politiques mises en œuvre, en se professionnalisant davantage sur les méthodes d’évaluation.»
Comme le Luxembourg se porte bien sur le plan économique, une dynamique autour de l’innovation sociale n’a pas vraiment émergé, regrette le spécialiste d’Idea. «Alors que dans d’autres secteurs, comme la diversification économique, la santé ou le spatial, des appels à projets innovants sont lancés avec succès, le ministère du Travail semble moins axé sur ces logiques d’innovation. Il existe un potentiel inexploité en matière d’entrepreneuriat social, qui est déjà bien développé dans d’autres pays européens et à travers le monde.»
L’exemple de l’École 42
Le Luxembourg pourrait davantage encourager ces initiatives, par exemple en lançant des appels à projets spécifiques, en attirant des experts étrangers ou en promouvant des entreprises et associations innovantes dans le domaine de la formation et de l’inclusion sociale. «Des projets comme sont un pas dans la bonne direction, mais ils restent isolés. Il existe déjà des structures telles que (SIS), une forme d’entreprise créée au Luxembourg il y a plusieurs années, qui poursuit des objectifs sociaux mesurés par des indicateurs de performance. Cependant, la plupart des projets dans ce cadre sont restés de petite envergure ou n’ont pas abouti à une véritable transformation.»
Ce type de soutien à l’innovation sociale, conclut Jean-Baptiste Nivet, pourrait jouer un rôle clé dans la réponse aux défis liés à l’employabilité et à l’évolution du marché du travail. «La solution réside peut-être moins dans une que dans un encouragement à l’innovation, à travers un cadre favorable pour les entrepreneurs et associations qui souhaitent s’engager dans ce domaine.»