La nouvelle a échappé au grand public, mais pas aux (nombreux) luxembourgeois. Le 15 septembre 2023, jour de rentrée judiciaire, le Tribunal administratif étrennait une 5e section «à dominante fiscale». Cette réorganisation permet à trois personnes de se spécialiser dans cette matière qui prend de l’ampleur. Dans une rare interview à la presse, la présidente de la 5e chambre, Françoise Eberhard, et le président du Tribunal administratif, Marc Sünnen, décrivent les grippages de la machine judiciaire. Et disent leur volonté d’accélérer les délais de procédure.
Qu’est-ce qui a conduit à la création de cette 5e chambre en septembre dernier?
Marc Sünnen. – «Lors de la création du Tribunal en 1996, nous avions deux chambres généralistes. Avec le temps, nous avons vu une expansion jusqu’à quatre chambres sans spécialisation marquée. La 5e chambre, cependant, marque un tournant vers la spécialisation, encouragée par le législateur à travers un programme pluriannuel de recrutement. Cette évolution répond à la nécessité d’une expertise accrue face à la spécialisation des cabinets d’avocats, notamment en matière fiscale. La décision de créer une chambre à dominante fiscale a permis de regrouper nos jeunes magistrats ayant une expertise en fiscalité, ainsi qu’un référendaire spécialisé.»
La complexité croissante des contentieux fiscaux a-t-elle joué un rôle dans cette décision?
M.S. – «Absolument, cette opportunité de nous spécialiser davantage coïncide avec la complexité accrue des affaires fiscales. Bien que certaines puissent encore être gérées avec une approche généraliste, d’autres requièrent une expertise spécifique que seule une spécialisation peut offrir. Notez que cette tendance à la technicisation ne se limite pas au droit fiscal mais s’étend à d’autres domaines, comme la réglementation financière, la protection des données ou encore l’urbanisme.»
Quelle est l’évolution des contentieux fiscaux au Tribunal administratif, en nombre et en qualité?
Françoise Eberhard. – «Historiquement, le droit fiscal n’était pas au premier plan des contentieux. Les affaires en droit de l’immigration dominaient, immédiatement suivies par le droit de l’urbanisme. Cependant, la tendance a changé, le droit fiscal prenant de l’ampleur.»
M.S. – «Aujourd’hui, le droit de l’immigration reste prédominant, ce qui reflète l’évolution politique. Parmi les nouvelles affaires en 2022 et 2023, 598 concernaient la police des étrangers, 217 les impôts et 85 l’urbanisme et l’aménagement du territoire. En nombre, les contentieux fiscaux connaissent une croissance constante et modérée. En qualité, comme évoqué, leur complexité a nettement augmenté ces cinq dernières années. Les changements législatifs et l’activité accrue de l’administration des contributions directes – qui a beaucoup recruté – contribuent à cette évolution.»
Six mois après la mise en place de la 5e chambre, quel est votre bilan?
M.S. – «L’engagement de Mme Eberhard a été crucial pour la réalisation de ce projet. Si elle ne s’était pas déclarée prête à présider cette 5e chambre, elle n’aurait peut-être pas vu le jour! Cette spécialisation contribue à une meilleure gestion du savoir et à l’efficacité générale du Tribunal.»
F.E. – «La création de cette chambre a permis une approche plus structurée et efficace, facilitant le traitement des dossiers. Je vois également un bénéfice en termes de formations suivies par les magistrats: elles sont beaucoup plus ciblées. Cependant, avec une équipe restreinte, on ne peut pas faire de miracles en termes de rapidité de traitement.»
Quel est le profil type d’une affaire fiscale traitée par le Tribunal?
M.S. – «Les affaires varient grandement, allant de simples appels à garanties à des montages financiers extrêmement complexes. Cette diversité se retrouve dans les profils des plaideurs, des cabinets spécialisés aux particuliers agissant seuls. Un aspect propre au contentieux fiscal est en effet que le justiciable peut se représenter lui-même, sans avocat. Cela conduit à une qualité des recours très variable.»
F.E. – «Les dossiers étant souvent incomplets à leur réception, cela demande un effort supplémentaire de la part des magistrats pour combler les lacunes et comprendre le fond de l’affaire.»
M.S. – «Il y a également un aspect humain considérable. Face à des individus en détresse, il n’est pas question de rejeter simplement un dossier mal préparé.»
Est-ce un phénomène récent que de voir des justiciables se représenter eux-mêmes?
M.S. – «Non, cette possibilité remonte à la création du Tribunal en 1996, à la suite notamment d’un lobbying des experts-comptables. Elle vise à faciliter l’accès à la justice pour les contribuables, en préservant une tradition où le justiciable pouvait déjà se présenter en personne devant le directeur des contributions.»
F.E. – «Dans certains cas, notamment pour des questions mineures, il peut être logique de ne pas engager d’avocat, surtout quand les sommes en jeu ne justifient pas un tel coût.»
M.S. – «La question de recourir à un avocat se pose dans de nombreux contentieux, mais elle est particulièrement saillante dans le domaine fiscal, où la complexité des dossiers peut rapidement dépasser la capacité d’un non-spécialiste.»
Ce qui ajoute une pression supplémentaire, ce sont les procédures accélérées.
Il faut souvent compter 18 mois, en ce moment, entre la fin de la procédure écrite et l’audience de plaidoirie. Y a-t-il une volonté d’accélérer les délais de procédure?
F.E. – «Oui. Nous avons, par exemple, adopté une approche paperless pour accélérer le traitement des dossiers. Cette digitalisation nous permet de travailler plus efficacement, que ce soit au tribunal ou à domicile, en facilitant l’échange et l’analyse des documents.»
M.S. – «Les délais résultent d’un manque de magistrats, d’une augmentation constante du volume de dossiers et de la complexité croissante du droit. Ce problème n’est pas propre au contentieux fiscal mais concerne tous les types de litiges – y compris le droit des étrangers, qui s’est considérablement complexifié au fil des années. J’aurai l’occasion d’en discuter avec le Premier ministre Luc Frieden, qui veut pousser la simplification administrative – et réduire les délais.»
Comment le législateur influence-t-il ces délais?
M.S. – «La législation, souvent influencée par le droit européen, introduit davantage de garanties et rend le processus plus complexe. Ceci, combiné à l’absence de prise de position de l’administration fiscale dans certains cas, rallonge les délais de traitement.»
F.E. – «Ce qui ajoute une pression supplémentaire, ce sont les procédures accélérées imposées par le législateur pour certains types de dossiers. Ces procédures à délai impératif représentent une part significative de notre travail. En 2022 et 2023, cela concernait 382 affaires, soit 33% du contentieux global. On assiste à un phénomène d’éviction, où les dossiers urgents prennent le pas sur les autres. Cela nécessite une réorganisation constante de nos priorités.»
M.S. – «La future réforme de l’asile au niveau européen, qui devrait être approuvée en juin, impose des délais encore plus courts. Il s’agit pour nous d’un problème de taille. Nous devons trouver des solutions.»
F.E. – «Même pour les affaires suivant jusqu’à présent une procédure normale, comme les refus de statut de réfugié, les délais seront considérablement réduits, augmentant la pression sur nos ressources.»
Quelle est la situation actuelle des ressources humaines au Tribunal?
M.S. – «Au 1er janvier 2024, nos effectifs réels se montent à 18 magistrats (un président, deux premiers vice-présidents, cinq vice-présidents, six premiers juges et quatre juges), auxquels s’ajoutent deux attachés en service provisoire. Bien que nos effectifs aient légèrement progressé, nous faisons face à des défis constants pour pourvoir tous les postes.»
F.E. – «Cette progression des effectifs est récente et résulte directement du plan pluriannuel. Auparavant, l’augmentation du personnel était rare et souvent réactive, dépendante de l’évolution législative dont nous n’étions pas toujours informés à l’avance.»

Une seule salle d’audience, partagée avec la juridiction unifiée du brevet: pour le Tribunal administratif, ce n’est pas suffisant. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)
Le recrutement des magistrats en commun avec l’ordre judiciaire est-il en cause?
M.S. – «Cela représente un autre défi. La sélection des candidats intéressés et aptes au contentieux administratif n’est pas forcément évidente. Notre Tribunal est rarement le premier choix des candidats.»
F.E. – «Peut-être aussi que ce recrutement commun constitue un frein en ce sens qu’il peut dissuader les spécialistes fiscaux de postuler, sans garantie de finir au Tribunal administratif.»
M.S. – «Le placement des candidats dépend souvent de leur classement aux examens, ce qui peut les diriger vers d’autres juridictions malgré notre besoin de leur expertise. Il faut savoir qu’avant 2012, le Tribunal administratif lançait un appel à candidatures par voie de presse. Nous avons été recrutés de cette façon, Mme Eberhard et moi-même. Avec le système actuel, je n’aurais pas présenté ma candidature: je n’aurais eu aucune certitude d’intégrer le Tribunal administratif!»
Comment pallier la pénurie de candidats?
M.S. – «Le plan pluriannuel de recrutement est un pas dans la bonne direction, mais cela ne suffira pas.»
F.E. – «L’augmentation du nombre de référendaires, passant de deux à bientôt cinq, représente une aide non négligeable face à un réservoir limité de juristes luxembourgeois. La flexibilité dans le recrutement des référendaires nous permet de cibler des compétences spécifiques.»
M.S. – «L’introduction du système de référendaires, initié par notre Tribunal, montre la voie vers une nouvelle manière de concevoir la justice à Luxembourg. Nous devons réfléchir à réorienter la fonction de magistrat, peut-être en s’inspirant de modèles existant au niveau de l’UE, avec un magistrat qui encadre le travail et prend la décision, et des référendaires qui exécutent.»
Face à tous ces défis, quel message souhaitez-vous faire passer?
M.S. – «Notre relation avec le ministère de la Justice a toujours été constructive, indépendamment des orientations politiques. Reste que les contraintes budgétaires actuelles pourraient avoir un impact sur notre capacité de recrutement et nos opérations.»
F.E. – «Nos préoccupations s’étendent également à nos locaux, qui sont devenus insuffisants pour accueillir les magistrats supplémentaires prévus dans notre plan de développement.»
M.S. – «Avec seulement une salle d’audience partagée et un manque criant d’espace, trouver une solution d’hébergement pour le Tribunal est devenu urgent. Disséminer les magistrats sur différents sites serait impraticable. Cela nuirait à notre capacité de travailler en équipe et de partager nos connaissances.»