«Le Luxembourg peut rayonner à l’international dans de nombreux domaines, dont les vins et spiritueux», estime Philippe Schaus. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

«Le Luxembourg peut rayonner à l’international dans de nombreux domaines, dont les vins et spiritueux», estime Philippe Schaus. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Philippe Schaus a pris la présidence du Business Club France-Luxembourg fin 2021. Ce passionné d’aérospatial livre sa vue d’hélicoptère sur son pays et sur l’évolution du secteur des vins et spiritueux qui l’occupe depuis 2017 en tant que CEO de Moët Hennessy (LVMH).

Vous connaissez bien le Luxembourg et en même temps vous observez son évolution principalement depuis l’étranger. Est-ce que son succès vous étonne?

Philippe Schaus. – «Le plus remarquable est la continuité de son succès et la capacité toujours renouvelée du pays à traverser les crises qu’il a rencontrés sur son chemin, en gérant les conséquences de ces crises, mais surtout en se transformant grâce à de nouveaux axes de croissance. Cette dynamique est remarquable et relativement unique en Europe.

Cette description paraît évidente pour les résidents…

«Oui, mais il ne faut justement pas arrêter de se remettre en question. Rien n’est plus dangereux qu’un succès continu. Les cent dernières années, le Luxembourg a su maintenir cet état d’esprit de remise en cause et d’exploration continue de nouvelles opportunités. J’espère que le pays ne tiendra jamais pour acquis son succès.

Dans quel domaine d’activité le Luxembourg pourrait-il continuer à croître ou quel domaine pourrait-il exploiter, compte tenu de ses forces?

«Le Luxembourg aura toujours des opportunités dans des secteurs en rapport avec le savoir, la technologie et les services, et puis tout ce qui touche au commerce et aux relations internationales. C’est une des missions du BCFL d’identifier et promouvoir ces opportunités en mettant en l’occurrence en rapport les entreprises et décideurs luxembourgeois et français actifs dans ces secteurs.

Nous sommes aujourd’hui davantage dans l’épicurisme que dans un excès inconsidéré de consommation.
Philippe Schaus

Philippe SchausCEOMoët Hennessy

Pour revenir à votre domaine d’activité, les vins et spiritueux, considérez-vous que les comportements d’achat ont fondamentalement changé depuis le début de la crise?

«Un premier aspect à noter, c’est que nos ventes en ligne ont été en croissance forte depuis le premier confinement et sont aujourd’hui quatre à cinq fois supérieures à ce qu’elles étaient il y a quatre ans. Les restrictions ont donc entraîné une hausse de la consommation à domicile. Par ailleurs nous avons constaté une montée en gamme de la part des consommateurs qui ont voulu se faire plaisir. Celle-ci s’est accentuée, lorsque les réouvertures dans les restaurants et hôtels sont survenues et nous avons observé une forme de rattrapage sur tous nos marchés, le premier restant les États-Unis. Ce phénomène peut s’expliquer par une volonté de retrouver du plaisir et une capacité à dépenser en raison de l’épargne accumulée durant le confinement.

Anticipez-vous des «années folles» lorsque la pandémie sera derrière nous?

«Aujourd’hui, cent ans après les dernières années folles, nous pouvons considérer qu’une certaine envie de ‘’revivre’’ est en train de s’exprimer. En revanche, nous sommes aujourd’hui davantage dans l’épicurisme que dans un excès inconsidéré de consommation. La consommation mondiale de produits alcooliques a d’ailleurs tendance à baisser tandis que le haut de gamme continue de croître au point de connaître des ruptures de stock sur certains produits dont le processus de fabrication nécessite temps et savoir-faire.

Épicurisme, effet de rattrapage, vente en ligne… comment envisagez-vous le futur de la consommation de vos produits?

«Le secteur de vins et spiritueux était l’un des secteurs les moins présents en ligne. Cette crise a entraîné un effet de rattrapage sur ce point et les achats en ligne sont là pour rester. Ceci n’empêche pas le besoin de se rendre en boutique pour se faire conseiller. Quant à la montée en gamme des achats, je pense que cette tendance va également perdurer. Un retour en arrière est toujours difficile lorsqu’on a pu découvrir de nouvelles expériences, de nouveaux plaisirs, par exemple la dégustation d’une bouteille de La Grande Dame de Veuve Clicquot… Nous allons donc composer avec une consommation plus raisonnable, plus épicurienne, plus digitale et très centrée sur la qualité.

Comment intégrez-vous les notions de santé publique dans votre démarche?

«Nous savons tous que l’alcool a des méfaits qui peuvent s’avérer conséquents en fonction de la quantité et de la fréquence de consommation, ainsi que du profil du consommateur. Notre objectif est que chaque bouteille de l’une de nos Maisons puisse réjouir le plus de monde possible, dans un esprit de dégustation et d’épicurisme et d’un partage d’expérience et de convivialité, tout en restant en deçà des seuils de santé et de sécurité dont chacun doit tenir compte.

Plus généralement, qu’en est-il de votre «responsabilité sociétale» d’entreprise? Quelle est votre stratégie en la matière?

«Notre stratégie s’articule autour d’une plateforme intitulée «Living Soils, Living Together» avec d’un côté notre responsabilité environnementale et d’un autre notre responsabilité envers les femmes et les hommes. Cette dernière recouvre la consommation responsable ainsi que la diversité et l’inclusion dans nos équipes.

Quant aux sols que nous utilisons pour donner naissance à nos produits, nous poursuivons l’approche de long terme voulue par leurs fondateurs. Ces entrepreneurs voulaient tous léguer leur entreprise avec cet actif précieux qu’est le sol dans le meilleur état possible. Nous avons accentué cette approche depuis une vingtaine d’années en adhérant aux meilleures pratiques de gestion des sols et de maîtrise de notre impact sur l’environnement. Depuis deux ans, nous agissons directement sur la préservation de la biodiversité en créant par exemple des corridors dédiés au sein des vignes, comme chez Ruinart. Nous avons aussi investi une trentaine de millions d’euros en Champagne dans un Centre de recherche consacré en particulier à l’étude des liens entre l’exploitation du sol pour nos vignes et la biodiversité ou aux impacts du réchauffement climatique. Le tout dans une approche de partage avec nos confrères et néanmoins concurrents. La planète nous appartient à tous, mais il nous appartient aussi à tous d’en prendre soin. C’est dans cet esprit que j’organise en juin de cette année à Arles notre premier ‘‘World Living Soils Forum’’ où nous ferons venir des experts de la planète entière pour discuter et échanger sur ces thématiques.

Visez-vous le «100% bio?

«Plutôt que de nous focaliser sur le ‘’bio’’ qui reste une norme assez imparfaite à de nombreux égards, nous axons notre stratégie sur la recherche et l’utilisation de méthodes les plus respectueuses de l’environnement et adaptées aux différentes régions, terroirs et microclimats dans le monde, et avec un accent tout particulier sur la protection et régénération des sols. Dans tous les cas, notre approche se veut rigoureusement scientifique.

Dans le cadre de sa stratégie de responsabilité sociétale, Moët Hennessy a investi une trentaine de millions d’euros en Champagne dans un centre de recherche consacré en particulier à l’étude des liens entre l’exploitation du sol pour les vignes et la biodiversité ou aux impacts du réchauffement climatique.  (Photo: Moët Hennessy)

Dans le cadre de sa stratégie de responsabilité sociétale, Moët Hennessy a investi une trentaine de millions d’euros en Champagne dans un centre de recherche consacré en particulier à l’étude des liens entre l’exploitation du sol pour les vignes et la biodiversité ou aux impacts du réchauffement climatique.  (Photo: Moët Hennessy)

Comment se répartissent vos ventes à l’échelle mondiale?

«Comme je le disais, les États-Unis représentent notre premier marché. L’Europe est très également très importante pour nous. Il en est de même pour la Chine qui est un marché porteur pour le Cognac et un marché grandissant pour le vin. Nous sommes aussi présents dans d’autres pays asiatiques, chacun présentant sa spécificité. Ainsi, le Japon est un grand marché de champagne et de whisky pour nous. Dans le luxe, en général, nous sommes aussi le fer de lance du secteur en Afrique où le Nigéria, le Kenya et l’Afrique du Sud sont des marchés importants et très prometteurs. En Amérique latine nous sommes distributeurs, mais aussi producteurs de vins mousseux de qualité et de spritz, dont «Chandon Garden Spritz «que nous lançons cette année au Luxembourg…

Qu’est-ce qui assure le succès, le produit intrinsèque ou sa marque et ce qu’elle renvoie?

«Je dirais que, tel que le Champagne Krug, il faut tout d’abord que le produit soit d’un niveau d’excellence se rapprochant de la perfection. Ensuite, il faut raconter une histoire, son histoire, qui peut parfois remonter au XVIIIe siècle, comme par exemple pour Moët & Chandon. Par ailleurs, il faut donc que le produit – sa marque et son flacon – soit un outil marketing en soi, d’où l’effort continuel sur le design des bouteilles. Notre meilleur argument de vente reste le "liquid to lips’’, le liquide sur les lèvres en guise de bouche à oreille, grâce à nos partenaires dans la restauration et les bars. À noter par ailleurs des collaborations comme celle que nous avons nouée sur le long terme avec l’artiste rappeur Jay-Z en rachetant, en 2021, 50% des parts de la marque de champagne haut de gamme Armand de Brignac qu’il exploitait, où aussi le partenariat actuel avec Lady Gaga sur Dom Pérignon.

La stratégie d’acquisition tourne donc aussi et avant tout autour du produit…

«Absolument. Nous nous sommes intéressés il y a deux ans au vin rosé en nous focalisant sur le rosé de Provence qui est pour cette catégorie ce que le champagne est pour le mousseux. Tout d’abord, nous avons fait l’acquisition du Château du Galoupet, un cru classé de Provence, que nous allons relancer cette année. Ensuite, nous avons investi dans le domaine du Château d’Esclans aux côtés de Sacha Lichine qui en a fait le rosé phare sur le segment haut de gamme aux États-Unis. M. Lichine dirige toujours la marque et nous l’aidons désormais pour la distribution et le développement mondial grâce à nos équipes et notre réseau.

Cette forme de partenariat est un modèle d’avenir?

«Le fondateur a toujours joué un rôle de premier plan dans l’historique des marques qui sont aujourd’hui dans notre portefeuille. Quand vous avez l’occasion de travailler avec un fondateur qui est toujours actif, il ne faut pas s’en priver. Je pense à deux entrepreneurs, Orlin Sorensen & Brett Carlile, qui ont créé en 2010 un whisky d’exception dans la région de Seattle, le whisky Woodinville. Nous avons racheté cette marque il y a cinq ans, mais ils sont toujours à la gestion quotidienne. Nous leur avons apporté notre méthode de développement international, mais nous avons avant tout veillé à ne pas modifier l’ADN de la marque et l’esprit de la fabrication du produit, dans une optique pérenne.

À l’échelle mondiale, il existe véritablement une notion de luxe non seulement à la française, mais aussi à l’européenne.
Philippe Schaus

Philippe SchausCEOMoët Hennessy

Une approche propre au groupe LVMH, groupe familial…

«LVMH a toujours souhaité se développer grâce à des marques les plus indépendantes possibles, menées avec une vision, un ADN et une image qui leur sont propres. Or la compréhension de la vision qui fut celle du créateur de la marque s’avère fondamentale, même 200 voire 300 ans après. J’ai travaillé pour Louis Vuitton pendant huit ans. Louis Vuitton était au quotidien dans nos esprits. Lorsque nous devions prendre une décision stratégique, nous nous demandions souvent comment le fondateur aurait raisonné en de pareilles circonstances. Garder l’équilibre, cette tension positive, entre les deux axes que sont le savoir-faire et la tradition d’une part et l’innovation et la créativité d’autre part permet de maintenir la magie d’une marque sur le long terme.

Par ailleurs, être un groupe familial, cela permet d’avoir un horizon de temps et d’investissement à long terme, ce qui est fondamental pour une marque de luxe.

On parle souvent du luxe «à la française», cela signifie-t-il vraiment quelque chose?

«À l’échelle mondiale, il existe véritablement une notion de luxe non seulement à la française, mais aussi à l’européenne. On ne retrouve cette culture nulle part ailleurs. Le luxe peut se définir comme le passage d’un produit haut de gamme artisanal à une certaine forme d’industrialisation et de magnification, accompagné d’un développement d’une distribution de qualité. On observe d’ailleurs la naissance au XIXe siècle, durant la révolution industrielle, d’une grande partie des marques qui sont encore présentes aujourd’hui. Après, les marques françaises transportent évidemment d’une manière unique et légitime l’art de vivre français d’avant et d’aujourd’hui.

Le Luxembourg devrait-il s’affirmer davantage dans ce créneau?

«Le Luxembourg peut rayonner à l’international dans de nombreux domaines, dont celui dans lequel je suis actif, à savoir les vins et spiritueux. En développant par ailleurs un discours autour de l’expérience et d’une certaine forme de luxe qui combine création, tradition et convivialité, le Luxembourg peut miser sur sa culture gastronomique et son sens de l’hospitalité pour attirer des visiteurs et clients du monde entier.

Comment présenteriez-vous le pays en une minute, à la façon d’un pitch?

«Si on raisonne par cercles concentriques, on peut parler du cœur historique de la capitale qui fut une forteresse, façonnée en son temps par toutes les puissances européennes. Dans sa tradition, le pays présente donc un ancrage européen intrinsèque. Si vous passez au deuxième cercle, vous observez une ville à taille humaine qui possède tous les avantages d’une grande ville, en termes de services, d’offre culturelle, etc. Ensuite, le troisième cercle se situe aux portes de cette métropole régionale, vous pouvez profiter d’une nature formidable, préservée et accessible rapidement, contrairement aux autres grandes capitales européennes. Une capitale et un pays qui sont situés à une distance facilement accessible de la plupart des capitales et des grandes villes européennes. Nous sommes in fine un microcosme de l’Europe et j’espère que chaque Européen s’y sent à l’aise. Au BCFL, nous allons continuer à contribuer à transmettre cette richesse et diversité de ce qu’offre le Luxembourg.

Qu’est-ce que vos interlocuteurs vous répondent lorsque vous indiquez que vous êtes Luxembourgeois?

«Je dois dire que, par exemple à Paris, beaucoup de gens ne connaissent tout simplement pas le Luxembourg. Je dois donc le présenter, l’expliquer ou élargir leur perception qui s’avérerait limitée. À l’inverse, je constate une appropriation positive dans les régions limitrophes dont les habitants se sentent bien chez eux à Luxembourg.

Quelle trace laissera la crise sur la société dans son ensemble?

«Cette pandémie globale a montré que les frontières nationales n’étaient que peu de choses. Il y a finalement une analogie entre un virus qui n’a pas eu de frontière et les autres problématiques que nous allons connaître à l’avenir. J’espère que cette crise aura aidé à ce que nous comprenions enfin que nous vivons sur une seule planète et que nous avons intérêt à véritablement collaborer à l’échelle mondiale pour adresser nos vrais enjeux planétaires.»