Pour l’économiste Michel-Edouard Ruben, il est difficile d’affirmer que le plein emploi est obligatoirement représenté par la barre symbolique d’un taux de chômage de 5%. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne/archives)

Pour l’économiste Michel-Edouard Ruben, il est difficile d’affirmer que le plein emploi est obligatoirement représenté par la barre symbolique d’un taux de chômage de 5%. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne/archives)

Un taux de chômage de 4,9% est-il synonyme de plein emploi? Tentative d’analyse avec Michel-Edouard Ruben, de la Fondation Idea. 

Est-ce que l’on peut définir économiquement la notion de plein emploi?

Michel-Edouard Ruben. – «Il n’y a pas, me semble-t-il, un taux de chômage arrêté et incontestable qui correspondrait au plein emploi, concept assez proche de celui d’une coupe de cheveux réussie. Je veux dire par là que c’est un concept qui fait sens, on devine ce que c’est, on sait plus ou moins le reconnaître quand on est en sa présence, mais on ne peut pas vraiment le représenter par un chiffre figé. Pour être moins imprécis, disons que le plein emploi, c’est quand toutes les personnes qui souhaitent travailler occupent un emploi – de préférence en lien avec leurs compétences – et que le chômage existant n’est que frictionnel, c’est-à-dire de courte durée, correspondant à une période réduite de transition vers un nouvel emploi.

Et d’un point de vue légal?

«Il existe plus ou moins une définition légale du plein emploi dans le Code du travail luxembourgeois, qui contient tout un chapitre intitulé ‘Mesures destinées à maintenir le plein emploi’ autour de cet objectif cité à neuf reprises dans ce même Code. Ce chapitre, qui est un cousin éloigné de la loi du 24 décembre 1977 autorisant le gouvernement à prendre les mesures destinées à stimuler la croissance économique et à maintenir le plein emploi, qui a donné à la poursuite de l’objectif du plein emploi une reconnaissance officielle, évoque des seuils de 1.500 et 2.500 demandeurs d’emploi, qui, si dépassés, seraient à considérer comme synonymes d’éloignement du plein emploi. Mais ces seuils ont été fixés en 1977 et n’ont pas été revus depuis.

Le plein emploi au Luxembourg, c’est peut-être bien un taux de chômage plus bas que les 4,9% du mois de février, et potentiellement un taux d’emploi encore plus élevé que celui mesuré au troisième trimestre 2021.
Michel-Edouard Ruben

Michel-Edouard RubenéconomisteFondation Idea

On aura compris que la notion de plein emploi est affaire de perception selon le contexte et l’époque…

«Pour en revenir à la période contemporaine, quand le chômage était au Luxembourg autour de 7%, on se doutait qu’il ne correspondait pas au plein emploi. Maintenant qu’il est (re)passé sous la barre des 5%, il est pertinent de se demander si le marché du travail du Luxembourg ne serait pas au voisinage du plein emploi, même s’il est relativement singulier que le plein emploi soit revenu dans les considérations, alors qu’il n’y a encore pas si longtemps certains évoquaient, sans usage du conditionnel, la fin du travail, prétendument appelé à être marginalisé par la robotisation et ringardisé par l’ubérisation. Mais c’est là un autre débat, tout comme le fait qu’il soit relativement remarquable, surprenant, voire incroyable, de pouvoir évoquer le plein emploi en pleine crise sanitaro-géopolitico-économique.   

Donc, malgré un taux de chômage de 4,9% au Luxembourg, il est faux de parler de «plein emploi»?

«Ni oui, ni non, bien au contraire, quoique peut-être!

C’est-à-dire?

«Le côté ‘peut-être bien que oui’ est évident. Le taux de chômage est en dessous du seuil symbolique de 5%, le taux d’emploi des 20-64 ans était à près de 75% au troisième trimestre 2021 (soit au-delà de la cible d’Europe 2020), et 17.000 emplois supplémentaires ont été créés entre décembre 2020 et décembre 2021.

Le côté ‘peut-être bien que non’ l’est tout autant: 12.000 salariés sont concernés par le chômage partiel, un chômeur sur deux est inscrit à l’Adem depuis au moins 12 mois, et le taux de chômage a déjà été bien moindre que 4,9% dans un passé récent (entre 2000 et 2007) au Grand-Duché.

Par conséquent, le plein emploi au Luxembourg, c’est peut-être bien un taux de chômage plus bas que les 4,9% du mois de février, et potentiellement un taux d’emploi encore plus élevé que celui mesuré au troisième trimestre 2021. Mais en définitive, on ne saura réellement que le Luxembourg aura été en plein emploi probablement qu’après coup.

Je vous déconseille de demander des hausses de salaire trop conséquentes en prétextant du plein emploi.
Michel-Edouard Ruben

Michel-Edouard RubenéconomisteFondation Idea

Quels sont les effets du plein emploi sur le marché du travail? 

«On peut ‘supposer’ qu’en situation de plein emploi, il pourrait/devrait y avoir accélération de la croissance des prix et des salaires. Le mécanisme ‘théorique’ est le suivant: d’un côté, les salariés sachant qu’ils peuvent facilement trouver un emploi ailleurs demandent des augmentations plus significatives pour rester à leur poste. De l’autre, les demandeurs d’emploi sachant qu’il y a plein emploi affichent des prétentions salariales à la hausse. Au milieu de tout cela, pour conserver leur personnel et attirer de nouveaux collaborateurs, les entreprises proposent des salaires à la hausse. Je précise que, dans le contexte actuel, la poussée d’inflation ne s’explique pas par une situation de plein emploi, mais avant tout par des chocs d’offre, de demande et des effets de base, donc, je vous déconseille de demander des hausses de salaire trop conséquentes en prétextant le plein emploi. Sinon, en situation de plein emploi, les offres d’emploi auraient de plus en plus de mal à être satisfaites avec tout ce que cela pourrait poser comme ‘défis’ et ‘soucis’ au Luxembourg; ces défis/soucis pouvant ‘théoriquement’ aller de la compétition pour attirer les travailleurs à des délocalisations à cause de l’impossibilité de trouver la main-d’œuvre, en passant par des investissements dans l’automatisation de tout ce qui peut l’être, etc.

Donc, en période de plein emploi, un salarié qui se fait licencier ne va pas forcément retrouver un emploi le lendemain?

«Dans un monde théorique pur et parfait peut-être, mais le monde réel est cruel, comme dirait un rappeur célèbre. Plus sérieusement, le plein emploi, ou la pleine activité, ce n’est ni le chômage zéro, ni la probabilité à 100% de retrouver un emploi le surlendemain.»