Le “name and shame” utilisé par le compte Instagram @balancetastartupluxembourg soulève plusieurs questions. (Photo: Shutterstock)

Le “name and shame” utilisé par le compte Instagram @balancetastartupluxembourg soulève plusieurs questions. (Photo: Shutterstock)

Harcèlement, ambiance toxique: le compte Instagram @balancetastartupluxembourg veut libérer la parole des salariés au Luxembourg en leur permettant de témoigner anonymement. Même si la méthode, qui vise à citer des entreprises, fait débat.

«Lundi matin, après deux semaines de congés, le CEO et moi faisons un point. Il ne parle pas et se met à rédiger un mail avec tous les points qui me sont reprochés, dans lesquels se trouve ‘n’a pas travaillé durant ses vacances’.» Ce témoignage fait partie de ceux relayés sur la page Instagram @balancetastartupluxembourg (ou Balance ton employeur). Créée le 21 mars, elle suit le modèle des comptes français Balance ta start-up (194.000 abonnés) et Balance ton agency (333.000 abonnés): une invitation à des témoignages en message privé relayés anonymement. Le but déclaré est de libérer la parole sur les abus dans le monde du travail. Elle comptait 1.664 abonnés ce mercredi 20 avril.

«Je suivais le compte français et je ne soupçonnais pas autant de dérives dans le monde professionnel, dans des sociétés qui m’étaient familières», raconte sa fondatrice qui désire garder l’anonymat. «D’un point de vue personnel, j’ai été victime de harcèlement moral au travail. Il y a quelques semaines, j’en parlais avec d’anciens collègues qui ont subi la même chose et on s’est dit: ‘Pourquoi pas, à notre tour, d’essayer’» de dénoncer ces faits au Luxembourg.

Des témoignages qui en appellent d’autres

Après avoir publié trois témoignages individuels, sur la quinzaine reçue en moins d’un mois, le compte a décidé de passer à l’étape supérieure, le vendredi 15 avril. Elle a révélé le premier nom d’une entreprise mise en cause: RH Expert, dont nous parlions en mars dernier lorsque le consultant en ressources humaines .

«Je ne suis pas là pour assouvir la soif de potins, faire de la propagande ou épingler les entreprises qui ont fait une erreur une fois», assure sa fondatrice. Il faut, selon elle, cinq témoignages d’employés d’une même société, allant dans le même sens, pour qu’elle soit balancée. Dans le cas d’espèce, elle en avait d’abord reçu huit. Elle vérifie que dans chaque cas, la personne travaille (pour deux sur les huit) ou a bien travaillé (pour les six autres) dans l’entreprise en question. «Certains m’ont envoyé une carte de visite, une personne m’a même transmis sa fiche de paie. Dans d’autres cas, c’est par le compte LinkedIn. C’est au bon vouloir de chacun.» La jeune femme regarde également les avis laissés sur Internet au sujet de l’entreprise sur des sites comme Glassdoor. Et, bien entendu, toute société épinglée peut faire valoir un  un droit de réponse sur le compte.

Après la publication du nom de RH Expert, une vingtaine de nouveaux témoignages anonymes ont été publiés, aussi bien d’anciens salariés que de stagiaires, prestataires ou étudiants à la HR Academy.

C’est d’une violence inouïe.

 RH Expert

«C’est d’une violence inouïe. C’est dur», réagit la direction de RH Expert, interrogée par Paperjam. Elle qualifie les témoignages de calomnies. «Il semblerait que c’est plus un règlement de compte qu’autre chose», ayant pour but de «détruire» l’entreprise. Elle affirme n’avoir pas reçu de plaintes. Contrairement à ce qu’indique la fondatrice de la page Instagram. «Pour 60 collaborateurs, nous avons deux RH à temps plein, un parrain/marraine, une charte éthique signée en arrivant, neuf managers et un président de délégation invité à chaque réunion, donc normalement, nous avons des endroits où parler en toute confidentialité.» Face aux nombreux commentaires de stagiaires non satisfaits, RH Expert compte en tout cas «systématiser l’entretien de sortie». Pour le reste, «nous avons demandé à nos avocats de faire le nécessaire».

Des risques de diffamation

Car «le problème des déclarations anonymes, c’est que cela peut être faux comme vrai, et on peut tomber dans la diffamation», analyse Me Nadia Chouhad, spécialisée en droit du travail. Dans ce cas, elle estime que la responsabilité revient à la personne qui publie le texte, soit la gérante du compte Instagram. Si cette dernière ne peut prouver soit la véracité des faits, soit avoir tout fait pour les vérifier, elle pourrait écoper de huit jours à un an de prison et de 250 à 2.000 euros d’amende.

Je ne suis pas là pour assouvir la soif de potins, faire de la propagande ou épingler les entreprises qui ont fait une erreur une fois.

La fondatrice du compte Instagram@balancetastartupluxembourg

En cas de harcèlement au travail, l’avocate conseille plutôt au salarié de prévenir son employeur, puisqu’il a ensuite l’obligation légale de mener l’enquête. Cela peut se faire auprès du manager comme du responsable des ressources humaines. Mail ou courrier sont préférables pour garder des traces écrites. 

La méthode n’apporte «pas de solution concrète au problème»

De manière générale, elle trouve positif de «libérer la parole» sur le harcèlement au travail. Mais «le concept de balancer la société est risqué».

Pour Me Guy Castegnaro, également spécialisé en droit du travail, le compte permet «l’exercice de la liberté d’expression par le salarié, qui est généralement considéré comme la ‘partie faible’ au contrat de travail et qui ne peut souvent que très difficilement se défendre en matière de discrimination ou de harcèlement». D’un autre côté, la méthode utilisée ne donne pas d’opportunité, dans un premier temps, à l’employeur de «se défendre». Il souligne aussi le «non-respect de la présomption d’innocence» et «le risque de violation de l’obligation de loyauté et de confidentialité par le salarié qui s’expose à une éventuelle action en responsabilité contre lui, voire à un licenciement pour faute grave». Il ajoute que cela n’apporte, au final, «aucune solution concrète directe au problème» du salarié qui dénonce les faits.

L’asbl Mobbing est dubitative

L’asbl Mobbing confirme l’aspect controversé de la méthode. «C’est un sujet très délicat, avec des pros et des contre», résume Magdalena Mida, directrice de l’association qui accompagne les salariés confrontés à des faits de harcèlement au travail. «C’est bien, parce que c’est un sujet important dont on ne parle pas assez au Luxembourg. Un nouveau projet de loi a été déposé, mais attend d’être voté».

L’attention portée par la fondatrice du compte à l’anonymisation des témoignages (avec des parties cachées dans les messages publiés) lui semble également positive. «D’un autre côté, il faut faire attention à ne pas utiliser la haine contre la haine. Le côté passif/agressif n’est pas forcément le chemin le plus constructif. Cela crée des risques de fake news, par exemple de concurrents qui veulent détruire l’entreprise» et desservent la cause.

En cas de situation de harcèlement, elle conseille de «ne pas s’isoler et chercher de l’aide» auprès de son médecin généraliste ou psychologue. L’asbl propose également des consultations au tarif de 30 euros. Elle conseille aussi de s’informer des procédures internes à l’entreprise, par exemple auprès de la délégation du personnel. Si possible, «parler avec la personne directement et lui dire ‘je ne me sens pas bien, peut-on trouver une solution?’ À la fin, la communication va toujours aider».

Questionnée sur de possibles contrôles dans les entreprises pointées du doigt par le compte Instagram, l’Inspection du travail et des mines (ITM) assure seulement «prendre au sérieux chaque doute de harcèlement» et «en cas de suspicions fondées, faire les contrôles nécessaires». L’ITM conseille aussi aux salariés de s’adresser à elle via la ligne téléphonique 24 77 61 00 ou par mail à [email protected].