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 (Photo: David Laurent / archives)

À la suite de la crise financière mondiale de 2008, l’Union européenne a adopté un vaste ensemble de mesures visant à renforcer la réglementation et la stabilité des établissements financiers. Au cours des discussions qui ont entouré l’adoption de ces mesures, la structure des rémunérations versées dans ces établissements a été considérée comme l’un des facteurs majeurs de la crise. Le versement de primes souvent appréciables par rapport aux salaires a encouragé des salariés à prendre des risques excessifs afin de participer aux bénéfices à court terme des banques, et non au coût des défaillances de ces dernières (ce coût ayant été supporté, dans les affaires les plus graves, par le contribuable). En 2013, un ensemble de mesures législatives (appelé «fonds réglementaires» ou «paquet CRD IV» et constitué d’une directive et d’un règlement) a été adopté à ce sujet par le Conseil et le Parlement.

La directive CRD comporte une disposition qui impose de fixer un ratio entre la rémunération fixe (salaire de base) et la rémunération variable («prime») pour les personnes dont les activités professionnelles ont une incidence sur le profil de risque de l’établissement financier. La directive dispose que ces salariés ne peuvent pas recevoir de primes supérieures à 100% de leur salaire de base ou à 200% si l’État membre décide d’y autoriser les actionnaires, les propriétaires ou les membres des établissements financiers. La directive confie également à l’Autorité bancaire européenne la mission d’établir un projet de normes réglementaires techniques afin de définir les critères permettant de recenser les personnes soumises à la directive.

De son côté, le règlement sur les fonds propres réglementaires oblige les établissements financiers à publier le ratio défini dans la directive ainsi que le nombre de personnes rémunérées au-delà d’un certain seuil. Il exige également que ces établissements livrent des informations sur la rémunération totale de chacun des membres de l’organe de direction ou de la direction générale, dès lors que l’État membre ou l’autorité compétente le demande.

Le Royaume-Uni a saisi la Cour de Justice d’un recours visant à annuler ces dispositions. Il estime que les mesures fixant le ratio entre les composantes variable et fixe de la rémunération ne pouvaient pas être adoptées au titre des dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services (article 53, paragraphe 1, TFUE), car elles relèvent de la politique sociale et, de ce fait, de la compétence des États membres. Le Royaume-Uni soutient également que les dispositions en cause enfreignent les principes de proportionnalité et de subsidiarité, que la directive méconnaît le principe de sécurité juridique, que les pouvoirs conférés à l’Autorité bancaire européenne sont exorbitants et que les dispositions sur la publication obligatoire des données de rémunération enfreignent le droit au respect de la vie privée et le régime de protection des données.

Dans ses conclusions présentées aujourd’hui, l’avocat général Niilo Jääskinen préconise de rejeter les moyens avancés par le Royaume-Uni et propose à la Cour de débouter ce dernier de son recours.

En ce qui concerne le moyen principal du Royaume-Uni selon lequel les mesures auraient été adoptées sur une base juridique inadéquate, l’avocat général relève que la Cour a déjà indiqué que des mesures visant à promouvoir un développement harmonieux des activités des établissements de crédit dans l’ensemble de l’Union via la suppression des restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services et le renforcement parallèle de la stabilité du système bancaire et de la protection des épargnants peuvent être fondées sur l’article 53, paragraphe 1, TFUE. Dès lors que la composante variable de la rémunération a une incidence directe sur le profil de risque des établissements financiers, cette composante peut affecter la stabilité des établissements financiers qui opèrent librement dans l’Union et, par voie de conséquence, celle des marchés financiers de l’Union. En tant que telles, les dispositions attaquées par le Royaume-Uni sont liées aux conditions d’accès des établissements financiers au marché intérieur et à la poursuite de leurs activités sur celui-ci.

Quant à savoir si ces dispositions sont réputées relever de la politique sociale, l’avocat général admet que la détermination du niveau des divers éléments constitutifs de la rémunération d’un travailleur demeure incontestablement du ressort des États membres. Toutefois, la fixation d’un ratio de rémunération variable par rapport aux salaires de base n’équivaut pas à un «plafonnement des primes des banquiers» ni à la fixation du niveau de rémunération, car aucune limite n’est imposée aux salaires de base auxquels les primes sont rattachées. Le ratio de 100% introduit par la directive peut jouer sur toute somme d’argent qu’une banque est disposée à verser sous forme de rémunération fixe. L’absence de tout effet de «plafonnement» est soulignée par le fait que ce ratio peut être porté à 200% ou fixé par les États membres à un taux inférieur à 100%. Le salaire de base qui peut être versé n’étant soumis à aucune limitation légale, le niveau total de la rémunération n’est pas limité.

En réponse au moyen du Royaume-Uni selon lequel la publication de la rémunération totale de chacun des membres de la direction serait contraire à la réglementation de l’Union sur la protection des données, l’avocat général observe que cette publication n’est pas impérative, mais qu’elle est laissée au pouvoir d’appréciation des États membres. Ces derniers sont juridiquement tenus de respecter la législation de l’Union sur la protection des données lorsqu’ils examinent des demandes d’information de cette nature, tandis que l’établissement financier peut naturellement contester devant une juridiction compétente la légalité de toute décision en la matière.

En ce qui concerne la question de la légalité des pouvoirs conférés à l’ABE, l’avocat général Jääskinen note que les pouvoirs que la directive délègue à la Commission et à l’ABE ne portent que sur des éléments techniques non essentiels, les choix stratégiques et politiques ayant été faits dans l’acte législatif de base. De surcroît, l’ABE a simplement été habilitée à élaborer des projets de mesures dénués d’effet obligatoire, qui ne peuvent être traduits en réglementation sans une adoption ultérieure par la Commission. Dépourvus d’effet juridique, les projets conçus par l’ABE sont impuissants à affecter les droits et obligations des particuliers concernés. Il s’ensuit que l’habilitation de l’ABE est valide.

S’agissant du moyen tiré de la violation du principe de sécurité juridique (moyen selon lequel les dispositions en cause auraient vocation à régir des contrats de travail conclus avant l’entrée en vigueur de la directive), l’avocat général rétorque que les établissements financiers ont été avisés d’une nouvelle réglementation des rémunérations bien avant les délais de transposition fixés dans la directive. Compte tenu, en outre, du large écho médiatique de la directive et de la publication de cette dernière dans le Journal Officiel en juin 2013, l’avocat général conclut que les dispositions étaient bien connues et que chacun pouvait s’y préparer en vue de leur entrée en vigueur début 2014.

Enfin, l’avocat général Jääskinen ne voit aucune raison de juger fondé le moyen tiré d’une violation des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Il indique que l’objectif visant à créer un cadre réglementaire uniforme de gestion du risque n’aurait pas pu être aussi bien réalisé par des gouvernements nationaux que par l’Union européenne.