Jean-Jacques Rommes: «Entre ‘zéro artificialisation des sols’, réduction des émissions, pénurie organisée des décharges pour matières inertes, dénigrement endogène de la place financière et bâtons dans les roues d’installations industrielles, la politique flirte avec la décroissance comme la voie royale vers un ‘meilleur vivre’.» (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives)

Jean-Jacques Rommes: «Entre ‘zéro artificialisation des sols’, réduction des émissions, pénurie organisée des décharges pour matières inertes, dénigrement endogène de la place financière et bâtons dans les roues d’installations industrielles, la politique flirte avec la décroissance comme la voie royale vers un ‘meilleur vivre’.» (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives)

Toute la semaine du 11 au 15 septembre, la Fondation Idea a accepté que Paperjam publie cinq des 22 contributions de son nouvel ouvrage, «Face aux grands défis», publié le 7 septembre. Ce mardi, Jean-Jacques Rommes évoque la problématique du logement. 

À Luxembourg, la première réponse pertinente que suscite cette question fait écho aux chansons dédiées au Seigneur de La Palice: il faut commencer par le vouloir. Car c’est bien là le premier péché du Luxembourg: le pays a un besoin chronique de croissance, mais il vit mal avec les conséquences de cette évolution – assez mal en tout cas pour ne pas s’être convenablement préparé à abriter les 650.000 habitants qu’il compte dès aujourd’hui.

Lorsque l’ancien Premier ministre Juncker prédisait dans son discours sur l’état de la nation de 2002 que le Luxembourg compterait 500.000 habitants en 2020 et 700.000 en 2050, on lui a reproché d’avoir agité un spectre, une perspective irréaliste et fâcheuse. Mais s’il s’est effectivement trompé, c’est parce qu’il aura été en dessous de la réalité: le demi-million fut franchi dès 2010, les 700.000 seront franchis vers 2026 et tous les analystes estiment que le million sera atteint dans une trentaine d’années.

Si on demandait aux électeurs de voter pour ou contre cette évolution, il y a fort à parier qu’ils répondraient par un refus franc et massif. D’ailleurs ils ne sont pas seuls: des pans entiers de nos administrations semblent davantage occupés à empêcher un tel scénario qu’à le rendre viable et vivable. Entre «zéro artificialisation des sols», réduction des émissions, pénurie organisée des décharges pour matières inertes, dénigrement endogène de la place financière et bâtons dans les roues d’installations industrielles, la politique flirte avec la décroissance comme la voie royale vers un «meilleur vivre».

Les partis politiques luxembourgeois évitent tous de poser les bonnes questions.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesPrésident du Conseil scientifique Fondation Idea

Pourtant, la croissance, cet enfant mal aimé de notre vie économique, avec son apport massif de main-d’œuvre, est d’abord l’aubaine par laquelle le pays finance son État providence, notamment sa protection sociale, et assure une qualité de vie et un pouvoir d’achat exceptionnels – singulièrement aux électeurs qui sont majoritairement fonctionnaires et retraités. Si donc on demandait aux électeurs de choisir entre le bonheur financier permis par la croissance et la réduction de quelque 50% de leurs salaires et retraites, il n’y a pas à douter de leur réponse – elle aussi franche et massive.

Conscients de ce dilemme électoraliste, les partis politiques luxembourgeois évitent tous de poser les bonnes questions. Il semble ainsi d’ores et déjà acquis que le débat électoral à venir tournera principalement, voire exclusivement, autour de la question des inégalités et d’une mythique «Steiergerechtegkeet» pour y remédier. Mais outre le fait que l’égalité n’est guère souhaitable si à la fin tous sont pauvres, l’erreur cardinale de cette approche consiste à ignorer à quel point la souffrance sociale est davantage corrélée au logement qu’à tout autre facteur.

On ne peut que regretter cet aveuglement car le logement est un bien de première nécessité et un important vecteur de cohésion sociale. Agir sur les coûts du logement, c’est lutter contre la pauvreté et c’est aussi le moyen de donner du pouvoir d’achat supplémentaire aux classes moyennes. Si elles en manquent, dans le pays aux salaires nets parmi les plus élevés du monde, c’est bien du côté des dépenses du logement qu’il faut chercher. Et face à la perspective du million d’habitants, il faut vraiment se voiler la face pour ne pas voir à quel point il est urgent – socialement urgent – que les pouvoirs publics s’attellent à mettre à disposition le nombre de logements requis.

L’activisme aveugle de la politique du logement cache le manque d’une gestion politique intégrée et basée sur une stratégie de long terme.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesPrésident du Conseil scientifiqueFondation Idea

Sur la dernière décennie, alors que la demande en logements était très soutenue – du fait de l’immigration, de la faiblesse des taux d’intérêt et d’incitants fiscaux qui ont contribué à mettre de l’huile sur un feu de demande déjà ardent –, l’offre est restée très mesurée; fort logiquement, les prix immobiliers ont explosé. C’est qu’au Luxembourg la production de logements souffre – en plus de l’insuffisance de terrains constructibles, du manque de main-d’œuvre et de la réticence des responsables communaux, notamment en raison des pressions de la population – de conflits d’objectifs. Ainsi, pendant que la politique subventionnait la demande en pensant qu’elle faisait du «social», elle a alourdi les procédures administratives à l’extrême en faisant de l’écologie, de l’urbanisme, de la protection du patrimoine, de l’archéologie, de la gestion des eaux ou encore du génie civil. Aussi, les mesures censées avoir un impact sur l’offre ont été des plus contradictoires: mise en vente de terrain pour un temps favorisée fiscalement, abolition du taux de TVA super réduit pour l’investissement dans le logement locatif, aller-retour incompréhensible sur l’amortissement accéléré, chaos politico-juridique sur le bail à loyer, foi irrationnelle dans la capacité des promoteurs publics à produire assez de logements dits «abordables».

Bref, l’activisme aveugle de la politique du logement cache le manque d’une gestion politique intégrée et basée sur une stratégie de long terme. En face des dizaines d’autorités publiques qui rendent la vie dure à quiconque veut construire, il n’y en a aucune chargée de coordonner tous les demi-dieux administratifs qui poursuivent leurs objectifs propres.

Il faudrait enfin un super-ministère de la création de logements muni d’une loi Omnibus qui poserait les bases d’un renouveau de la politique du logement.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesPrésident du Conseil scientifiqueFondation Idea

Afin de loger le million d’habitants, perspective à laquelle la soutenabilité des finances publiques, retraites en tête, aspire, le pays a besoin d’une gouvernance de sa politique du logement très différente de celle actuellement en vigueur et devrait enfin se doter d’une autorité centrale munie des pouvoirs de planifier et de mettre en œuvre une politique de construction de logements à grande échelle qui suppose de pouvoir coordonner, voire de mettre au pas, les différents acteurs impliqués dans le logement. Les grands projets actuellement les plus en vue, impôt national à la mobilisation de terrains, impôt foncier, «logements abordables», redéfinition du capital investi, sont ainsi à des années-lumière du sujet primordial qu’est la nécessité d’un doublement du nombre de logements achevés par an afin de servir l’évolution prévue de la population durant les prochaines décennies.

Pour atteindre cet objectif ambitieux, quasi-vital, les sujets régulièrement évoqués au cours des dix dernières années ne doivent pas seulement être sur la table, ils doivent être sur une même table. Au lieu d’un ministre du logement sans pouvoir et de maints ministères, autorités et administrations avec mille moyens d’empêcher un projet de construction, il faudrait enfin un super-ministère de la création de logements muni d’une loi Omnibus qui poserait les bases d’un renouveau de la politique du logement, articulé autour de l’objectif de passer dans un horizon prévisible à la production de beaucoup plus que 4.000 logements par an: agglomérations nouvelles sur base de principes durables d’aménagement du territoire, création de nouvelles villes, «Baulandvertrag», mobilisation de «Baulücken», révision des densités résidentielles du bâti et des coefficients d’utilisation maximale du sol, promotion du locatif, mise à contribution des métiers de la construction et des architectes-ingénieurs, coordination, voire partenariats, avec les promoteurs privés, répartition obligatoire des charges entre communes, accélération des procédures, attraction de main-d’œuvre qualifiée (y compris de pays tiers), création d’un guichet unique, élimination des mises en cause ex-post sur terrains constructibles, réforme fiscale immobilière (TVA, droit d’enregistrement, fiscalité des plus-values et des revenus locatifs, régime de l’amortissement),… Les sujets à aligner dans un même sens ne manquent pas.

Le problème n’est pas le nombre, le problème est dans le processus de transformation qui s’impose au pays pour y arriver.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesPrésident du Conseil scientifiqueFondation Idea

Est-ce trop demander à cet État qui osa s’approprier à bon compte les terrains du Kirchberg il y a 60 ans, qui jeta un pont rouge dans le vide, donnant naissance à une seconde ville, qui transforma l’usine de Belval en ville universitaire; l’État qui osa garantir les satellites de SES, qui construisit le barrage de la Haute-Sûre ou qui monta le cinquième plus important aéroport de fret du continent et qui libérait, récemment encore, un terrain pour Google?

À quiconque pense que c’est un défi, on rappellera que ce n’est pas le seul pour un Luxembourg à un million d’habitants: il faut aussi – en plus du logement – une discussion sérieuse et honnête sur la conciliation de la croissance et des émissions, sur la transition énergétique, sur les finances publiques et la soutenabilité vacillante de la Sécurité sociale. Tous ces problèmes doivent enfin être pensés en commun.

Notre petit pays est en phase de passer d’une densité de 240 habitants au km2 à 390 habitants au km2! Ce n’est pas Singapour avec ses 8.300 habitants au km2. C’est de l’ordre de la Sarre ou de la Belgique, ce qui signifie que c’est parfaitement vivable – à condition de le vouloir. Car le problème n’est pas le nombre, le problème est dans le processus de transformation qui s’impose au pays pour y arriver.

Reste à savoir qui le dira au pays et à ses électeurs. Aucun parti ne semble avoir vraiment commencé. Mais si le message semble a priori impopulaire, il est certain que les options alternatives sont beaucoup moins roses.

*Jean-Jacques Rommes, Président du Conseil scientifique de la Fondation Idea