«Le private equity fait partie des possibilités de financement que nous devons avoir à disposition. Mais nous devons nous assurer que les investisseurs ont aussi confiance dans ces véhicules de financement.»
, la présidente de l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma), Verena Ross, s’est bien gardée d’annoncer que la prochaine crise viendrait du capital-investissement. Elle n’a pas davantage laissé entendre que ce secteur en plein essor truquait la valeur de ses actifs pour attirer d’autres investisseurs. Mais l’économiste allemande s’est dite attentive aux signes de vulnérabilité du private equity. En particulier sur le plan de la valorisation.
Pour un fonds, il est beaucoup plus complexe de donner une valeur aux actifs privés qu’aux actifs cotés, en raison de l’absence de prix de marché directement observables et de la nécessité de se baser sur des hypothèses et des projections. Le calcul de la valeur nette d’inventaire (NAV) pour des fonds investissant dans des projets d’infrastructure, comme une centrale biomasse, peut prendre plusieurs jours… et tout de même laisser une impression de subjectivité, voire d’arbitraire. Veiller à des NAV correctes représente une nécessité autant qu’un défi.
L’exercice a révélé certains risques au niveau de la pertinence des évaluations.
Sous la houlette de l’Esma, les autorités compétentes nationales de l’UE ont réalisé en 2022 une action de supervision commune concernant l’évaluation au sein des fonds. Au niveau de chaque pays, un échantillon de gestionnaires de fonds avec des investissements moins liquides, notamment aussi en private equity, a répondu à un questionnaire portant sur l’organisation générale, les politiques et processus de valorisation, les modèles utilisés, les contrôles en place et la validation des données entrant dans les modèles. Les réponses au questionnaire ont ensuite fait l’objet d’une revue par les autorités compétentes nationales.
Résultat: un niveau de conformité globalement satisfaisant, mais des lacunes et des vulnérabilités. «L’exercice a révélé certains risques au niveau des méthodes et de la pertinence des évaluations», explique Verena Ross. «Certaines évaluations étaient obsolètes, ce que nous avons jugé particulièrement préoccupant dans un environnement de marché en mutation rapide.»
Mieux définir les rôles
Au Luxembourg, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a communiqué au marché ses résultats de l’action de supervision commune en juillet 2023. Elle met en évidence plusieurs points à améliorer. Chef du service Surveillance prudentielle et gestion des risques au sein du métier OPC, Alain Hoscheid estime que les modèles de valorisation exigent une attention accrue: «Il est essentiel qu’ils soient soumis à une revue indépendante avant leur utilisation et revus périodiquement pour garantir leur pertinence continue.»
Dans certains cas, selon la CSSF, les politiques de valorisation en place au niveau des gestionnaires sont également perfectibles: «Les gestionnaires doivent clairement définir les rôles et responsabilités dans les politiques de valorisation et s’assurer que ces politiques sont suffisamment détaillées. Il est également important que toutes les méthodologies de valorisation utilisées soient clairement indiquées et que tous les actifs des fonds soient couverts.»
Différents acteurs impliqués
Les gestionnaires sont loin d’être les seuls à intervenir en matière de valorisation. À ce titre, ils peuvent faire appel aux services de prestataires spécialisés, le tout étant aussi surveillé par le conseil d’administration du fonds. La banque dépositaire exerce un rôle de contrôle. Et puis il y a le réviseur d’entreprises agréé qui, en plus de son audit légal, peut procéder à des contrôles spécifiques portant entre autres sur la valorisation. «La surveillance de la CSSF s’actionne par rapport à tout cet écosystème», explique Alain Hoscheid.
Colonne vertébrale de cette surveillance: la CSSF s’assure qu’une bonne organisation et des dispositifs de contrôle adéquats sont en place au niveau des différents acteurs, qui doivent disposer des ressources humaines et techniques nécessaires. Cette robustesse est vérifiée au moment de la procédure d’autorisation de ces acteurs, puis fait l’objet d’une surveillance par après. La CSSF se base à cet égard sur différents rapports qui lui sont transmis par les parties prenantes. Cette surveillance s’exerce à travers un travail à distance (off-site) et des contrôles sur place.
Des sanctions si nécessaire
«La surveillance prudentielle se fait en application d’une approche basée sur les risques», insiste Alain Hoscheid. «Le profil de risque des acteurs et du fonds va déterminer notre surveillance. Pour un fonds de private equity, dont les actifs n’ont pas un prix directement observable, la CSSF va notamment vérifier, sur base des rapports et informations fournis, que les modèles de valorisation sont robustes, qu’ils sont revus de manière indépendante, qu’ils reposent sur des données à jour et représentatives, etc.»
Quand des lacunes sont observées, comme celles révélées par l’exercice de 2022, des remédiations sont requises. Le panel de mesures de surveillance est diversifié, pouvant aller d’une simple lettre d’observation à des sanctions si nécessaire.
Le cadre réglementaire et de surveillance autour de la valorisation est solide.
Bien qu’elle repose sur des méthodes établies, la valorisation du private equity peut sembler subjective, étant donné le poids des hypothèses dans la détermination de la NAV. «Je comprends cette impression, mais le cadre réglementaire et de surveillance autour de la valorisation est solide», répond le représentant de la CSSF. «Il est crucial pour les gestionnaires de ne pas se contenter de poser des hypothèses, mais aussi de les vérifier de manière continue. Dans nos processus de contrôle, nous suivons – sur base des rapports fournis – l’adéquation de la valorisation au fil du temps. En cas d’exceptions identifiées, la CSSF intervient auprès des acteurs.»
Dans la pratique, lorsqu’on investit dans des actifs moins liquides comme ceux du private equity, il arrive un moment où ces actifs sont vendus. «Cette vente permet de confronter les hypothèses à la réalité du marché et de vérifier que les prix obtenus correspondent aux évaluations préalables», souligne Alain Hoscheid. «D’autre part, il y a des transactions de private equity qui se déroulent sur des marchés ou des segments similaires, fournissant des points de comparaison utiles.»
Le cas des erreurs de NAV
Une mauvaise évaluation de la NAV peut avoir des impacts significatifs, mais ceux-ci diffèrent selon le type de fonds, précise le surveillant: «Les fonds ouverts, tels que les Ucits, calculent en principe une NAV quotidiennement, permettant ainsi aux investisseurs d’entrer ou de sortir du fonds chaque jour. Une évaluation incorrecte peut donc entraîner des paiements inappropriés lors de l’entrée ou de la sortie des investisseurs du fonds. Dans ce cas, il est impératif de corriger la NAV et de compenser les parties lésées.»
À l’inverse, les fonds fermés – qui sont la norme dans le private equity – ne sont pas tenus de notifier directement à la CSSF les erreurs de NAV, selon une toute nouvelle circulaire (datée du 29 mars 2024). «Ces fonds calculent généralement cette valeur une fois par an pour informer les investisseurs. En l’absence d’entrée ou de sortie des investisseurs pendant la vie du fonds, les implications d’une évaluation incorrecte sont moindres», explique Alain Hoscheid. D’autres types d’erreurs, comme celles relatives aux frais, doivent être signalées pour les fonds fermés. Et dans tous les cas de figure, la CSSF exige la correction des erreurs éventuelles.
Ce cadre, conclut le surveillant, devrait pouvoir rassurer les sceptiques: «Nous ne sommes pas assis en permanence derrière la personne qui calcule la NAV, mais nous nous assurons qu’elle obéit au cadre légal et réglementaire en veillant à la robustesse de l’organisation en place et en procédant à des contrôles spécifiques.»
(Qu’en pense le monde des fonds? Réponses de l’experte en valorisation Laurianne Delaunay dans l’édition de juillet du magazine Paperjam, en kiosque ce mercredi 19 juin.)