Il y a dix ans, il était encore courant de trouver sur les bureaux des avocats des recueils, codes législatifs, paquets de dossiers et d’archives épais comme des dictionnaires. Le savoir légal est lourd à acquérir, à transmettre et… à soupeser. La digitalisation a mis plus de temps qu’ailleurs à convertir les cabinets d’avocats au zéro papier, mais la crise du Covid a, là aussi accéléré les initiatives. «Le knowledge, ou parfois know how, c’est notre expertise technique. Il regroupe des contrats et avis types, des commentaires de législation et de jurisprudence, et tout le volet formation sur les aspects techniques et juridiques», indique Bénédicte Kurth, Head of Knowledge chez Allen & Overy Luxembourg. La numérisation progressive des archives et process du cabinet existe depuis une dizaine d’années. Il s’agissait au départ d’une simple base documentaire qui a été étoffée. «Aujourd’hui cela va beaucoup plus loin.»
Du savoir collectif à l’approche collaborative
«Quand vous avez un problème juridique à résoudre, il est fondé sur des situations factuelles très spécifiques. Parfois, des cas similaires ou proches ont été résolus par d’autres collaborateurs. Cette banque de données raconte notre histoire collective et alimente des solutions collaboratives», complète , . Explication: lorsque toutes les archives liées aux anciens dossiers instruits (14.000 décisions), aux historiques de contrats, aux types de transactions et mémos… inhérents au cabinet ont été numérisées, l’intérêt est de pouvoir les relier aux mises à jour publiques du web. À savoir: les mises à jour légales, jurisprudentielles, les projets de lois nationales et européennes ou les décisions de justice internationales qui s’y rattachent. L’ensemble de ce knowledge se retrouve dans un outil collaboratif baptisé K-Box. Deux systèmes de données gigantesques qui doivent trouver un moyen de se parler pour que le savoir soit automatiquement éclairé par l’actualité de la profession. Un peu comme un assistant Google interne, sans les cookies!
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Un projet financièrement porté par le groupe. «Au sein de notre filiale, cela nous coûte environ 7.000 euros par an pour environ 200 utilisateurs. Le coût le plus important provient des ressources humaines nécessaires, en particulier nos professional support lawyers, chargés de revoir les documents, trier, catégoriser et attribuer les bons mots clés dans la matrice», a précisé le cabinet à l’issue de cette interview.
Digital, moi non plus
Allen & Overy a intégré au système knowledge les outils de formation juridique (les formations généralistes sont laissées au service des ressources humaines) accessibles aux 150 collaborateurs. Depuis le Covid, et la mise en place du télétravail autorisé à 40% du temps hebdomadaire au sein de la firme, les jeunes avocats ont moins de présence au bureau. Certaines formations sont réalisées en totale autonomie, d’autres sont hybrides. «Toute la difficulté est de savoir jusqu’où aller dans l’offre digitale pour conserver un engagement fort des équipes. Nous savons qu’il doit subsister des formations en présentiel et un échange d’expérience direct avec les collaborateurs seniors», remarque Bénédicte Kurth. Pour éviter le multitasking par exemple (un collaborateur en overdose de virtuel qui ferait la formation en ayant un œil sur ses dossiers), ou au contraire prévenir un sentiment d’isolement.
Dans les cabinets concurrents, le savoir est également disponible sous format numérique. Chez Arendt & Medernach, il existe un intranet et une base de données spécifique au cabinet, les deux outils étant complémentaires. L’engagement à utiliser ces outils est récompensé en interne. «Les collaborateurs sont encouragés à y contribuer de manière régulière. Cela est pris en compte lors de leurs évaluations annuelles et un concours annuel est organisé avec un prix pour les meilleurs contributeurs», précise le cabinet.
La Legaltech au secours des tâches fastidieuses
Chez Clifford Chance, on parle d’intelligence artificielle. «L’IA nous aide dans les exercices d’e-discovery et d’examen de documents (due diligence), mais nous allons au-delà de ça. Nous utilisons nos centres d’expertise à faible coût pour fournir aux clients des services répétitifs moins adaptés à la normalisation et à l’automatisation complète», indique Arjan Krans, Senior Best Delivery Advisor chez Clifford Chance à Luxembourg. Le groupe Allen & Overy a créé Fuse, un incubateur Legaltech interne, basé à Londres. «L’IA et les outils proposés par les startups sont intégrés aux process des filiales, notamment pour l’automatisation de tâches récurrentes et le remplissage de formulaires types à envoyer au client», commente Audrey Scarpa, Head of Knowledge Tech, l’agrégat né du Knowledge et des Legaltech.
Cette banque de données raconte notre histoire collective et alimente des solutions collaboratives.
«Sur des opérations de type transactions, on gagnera trois à quatre fois plus de temps au moment de la constitution d’un nouveau contrat avec le client. Auparavant, changer un chiffre sur un document Word entraînait en cascade la modification de plus de 20 documents… Cela pouvait mener le collaborateur à finir tard le soir», poursuit Audrey Scarpa, par ailleurs Head of Risk au sein de la firme. Si ses deux casquettes ne sont pas intentionnellement liées, la jeune femme y voit un lien: «Les deux aspects se rejoignent sur cet exemple, notamment pour éviter le risque de burn-out». L’automatisation par la tech est aussi un gain de temps compétitif, comme le souligne le cabinet Arendt & Medernach Luxembourg: «Cela nous permet de prendre en charge plus facilement des transactions ayant un fort volume de documentation et de pouvoir être plus réactifs en phase de closing».
D’étude performante à cabinet visionnaire
Comme partout ailleurs, la technologie sert à faire gagner du temps aux humains pour se consacrer à des missions plus pointues. Dans les grands cabinets, les tâches récurrentes sont habituellement exécutées par les avocats juniors, lesquels «passent» tous par là avant de pouvoir effectuer leur mission de conseil à plein temps. «On économise deux à trois heures au démarrage de chaque projet. En les soulageant de ces tâches automatisées, on peut leur donner plus rapidement des missions de conseil juridique de fond», rappelle Audrey Scarpa. Selon leurs statistiques, 45% des collaborateurs du cabinet utilisent ces solutions au moins une fois par mois. Les modèles de statuts ont été utilisés 147 fois sur les 12 derniers mois, soit tous les 2,5 jours.
Auparavant, changer un chiffre sur un formulaire Word entraînait en cascade la modification de plus de 20 documents… Cela pouvait mener le collaborateur à finir tard le soir.
Puisque , la création du knowledge tech est aussi un choix stratégique qui peut faire passer le cabinet de performant à visionnaire, selon Patrick Mischo. «Plus une organisation est grande, plus c’est un défi de généraliser de nouveaux usages. Pour nous, c’est faire monter en gamme nos collaborateurs juniors, qui seront les futurs associés de demain, et c’est apporter de la valeur ajoutée à nos métiers dès aujourd’hui», souligne-t-il.
Enfin, les cabinets d’avocat ont compris que montrer l’exemple d’une compétence intégrée s’avère inspirant pour leurs clients, et une potentielle source de business. Sur l’activité récente, de conseil en organisation développée par Allen & Overy, le cabinet pourra conseiller au client d’améliorer ses process via ce type de solution. Et peut-être boucler une boucle en apportant de nouveaux clients aux start-up incubées par la firme? Une stratégie gagnant-gagnant.