Celle qui se décrit comme une philosophe curieuse suit cette problématique depuis 30 ans. (Portrait: Leila Conners)

Celle qui se décrit comme une philosophe curieuse suit cette problématique depuis 30 ans. (Portrait: Leila Conners)

Le 6 mai au Kinepolis, l’Américaine Leila Conners, connue pour ses films à impact avec Leonardo DiCaprio ou Mikhaïl Gorbatchev, présentera son nouveau documentaire: «Legion 44», qui montre comment les pays du Sud ont développé des technologies de stockage ou de transformation du carbone.

Votre travail semble indiquer que vous avez une position politique forte sur l’urgence du changement climatique?

Leila Conners. – «J’ai toujours trouvé étrange que l’environnement devienne une question politique. Depuis 30 ans, je soutiens que les humains sont l’environnement. Notre défi est de trouver comment aligner la civilisation humaine avec les cycles naturels de la Terre – l’eau, le carbone, le méthane, et bien d’autres. Ces cycles régissent la planète depuis des millénaires, mais les activités humaines les ont souvent ignorés ou perturbés.

Nous avons fait de notre mieux pour assurer le bien-être de nos sociétés, mais souvent sans considérer l’impact sur notre planète. Aujourd’hui, en tant que civilisation mondiale, nous devons repenser notre approche et intégrer la prospérité économique, la liberté et les droits civiques dans les systèmes naturels de la Terre. Présentée ainsi, la discussion dépasse les clivages politiques et devient une question de solutions pratiques. La perception du risque varie selon les courants politiques – chacun utilise ses propres perspectives – mais en fin de compte, nous devons nous concentrer sur la manière dont nous pouvons créer de la prospérité tout en respectant le cycle du carbone sur notre planète. C’est le cœur de mon travail.

Vous considérez-vous comme une activiste?

«Non, pas du tout. Je n’ai jamais vraiment participé à des manifestations. L’activisme a son importance, mais j’ai toujours été plus intéressée par la compréhension des motivations et des incitations des gens, plutôt que par la protestation. Je me concentre sur l’identification de solutions efficaces. Lorsqu’on parle d’environnement, il faut se poser la question: qu’est-ce qui va vraiment améliorer la situation? ‘Legion 44’ est fascinant, car il met en avant des solutions qui profitent à la fois à l’environnement et à l’économie.

Pouvez-vous donner des exemples de ces innovations?

«Ces innovations inversent activement les effets négatifs tout en créant des emplois et en améliorant la production de matériaux et de carburants. Par exemple, l’application de poussière de roche améliore la santé des sols, aide les agriculteurs (notamment en Afrique) et crée des emplois. De plus, il est à bilan carbone négatif – il capte plus de carbone qu’il n’en émet. Les machines de capture directe de l’air extraient le carbone de l’atmosphère et le transforment en carburant utilisable. Dans un avenir proche, vous pourrez posséder une petite machine chez vous qui extraira le carbone de l’air et le transformera en carburant pour votre voiture – éliminant ainsi le besoin de stations-service.

Ce qui est remarquable, c’est que ces innovations s’intègrent sans heurt dans notre mode de vie actuel tout en ayant un impact réel. Peu importe l’opinion des gens sur le changement climatique, l’idée de produire du diesel à domicile pour une fraction du coût est indéniablement attrayante. Plutôt que de débattre du changement climatique, nous avons désormais des solutions tangibles qui alignent les intérêts économiques et la responsabilité environnementale. Et c’est ce qui me passionne le plus.

«Legion 44» s’ouvre sur une conversation entre des experts en élimination du carbone et le peuple Maasaï au Kenya. (Photo: DR)

«Legion 44» s’ouvre sur une conversation entre des experts en élimination du carbone et le peuple Maasaï au Kenya. (Photo: DR)

Comment validez-vous ces technologies avant de les inclure dans votre travail?

«Nous suivons ce domaine depuis plus de 30 ans, en restant en contact avec les figures clés et les scientifiques du climat. Il existe un certain scepticisme, notamment de la part des défenseurs des énergies renouvelables, qui estiment que les ressources devraient être consacrées uniquement aux énergies propres plutôt qu’à l’élimination du carbone. Mais si vous analysez les chiffres, les énergies renouvelables seules ne suffiront pas – surtout en tenant compte des perturbations géopolitiques, des guerres et des incitations aux combustibles fossiles.

Je n’ai jamais cru que l’humanité laisserait les ressources fossiles inexploitées sous terre. Les incitations à les extraire sont trop fortes. Plutôt que de compter sur des arguments moraux ou des réglementations, la meilleure solution est de développer des alternatives énergétiques compétitives. Imaginez si chacun pouvait produire son propre carburant chez soi – ne serait-ce pas plus attrayant que de dépendre d’opérations d’extraction pétrolière coûtant des milliards ?

Quels sont les défis pour déployer ces innovations à grande échelle?

«Il y a plusieurs obstacles. L’un des principaux est le financement nécessaire pour passer des programmes pilotes réussis à la commercialisation à grande échelle. De nombreuses entreprises ont prouvé l’efficacité de leurs concepts, mais peinent à obtenir un second cycle d’investissement pour un déploiement à grande échelle.

L’absence de normes claires pour la vérification de l’élimination du carbone en est un autre. Actuellement, le marché repose sur une participation volontaire, et les entreprises travaillent à définir des standards précis pour mesurer et vérifier l’élimination du carbone, standards qui sont essentiels pour la confiance des investisseurs et des acheteurs.

De plus, l’offre doit répondre à la demande. Des entreprises comme Microsoft, J.P. Morgan et Shopify ont déjà investi des milliards dans l’élimination du carbone, mais l’offre réelle de crédits certifiés reste insuffisante. L’industrie en est encore à ses débuts, et nous assistons à la naissance d’un tout nouveau marché qui a besoin d’une croissance structurée et d’une réglementation adaptée.

L’offre dit qu’il n’y a pas assez de demande, la demande qu’il n’y a pas assez d’offre. Est-ce que ce n’est pas le serpent qui se mord la queue?

«En ce qui concerne l’offre, l’altération améliorée des roches (enhanced rock weathering, ERW) est un exemple où les matériaux sont largement disponibles. La roche nécessaire est abondante dans le monde entier. De nombreuses carrières exploitent déjà du béton et du ciment, et les déchets issus de ces opérations peuvent être réutilisés pour l’ERW. Même le béton concassé peut être recyclé dans ce processus, ce qui le rend largement accessible.

Le biochar est un autre matériau extraordinaire. Nous produisons actuellement un documentaire entier, ‘The Biochar Effect’, pour explorer ses vastes applications. Le biochar est fondamentalement un produit circulaire – il transforme divers types de déchets en valeur. Selon les matériaux d’origine, il peut être intégré dans le béton, les matériaux de construction, ou utilisé comme amendement des sols. Ses applications sont nombreuses et continuent de s’étendre.

Le projet CarbFix, qui permet la séquestration du dioxyde de carbone. (Photo: DR)

Le projet CarbFix, qui permet la séquestration du dioxyde de carbone. (Photo: DR)

Ensuite, il y a les machines de capture directe de l’air, qui sont remarquables pour produire des carburants recyclés et des suppressions de carbone très durables. Ces machines sont également faciles à suivre en termes d’efficacité et d’impact. Un autre domaine fascinant est celui des solutions océaniques. Par exemple, Brilliant Planet est une entreprise qui utilise des bassins d’algues pour capturer le carbone. Selon le type d’algues cultivées, ces bassins peuvent produire des matériaux précieux, comme le bêta-carotène et le sable magnétique, tout en éliminant le carbone de l’atmosphère. Ainsi, le véritable défi n’est pas la rareté des matériaux, mais plutôt le marché et les normes réglementaires.

Les politiciens doivent-ils mettre en place un nouveau cadre réglementaire ou faut-il laisser le marché décider, quitte à voir certaines entreprises échouer ou réussir par elles-mêmes?

«C’est une question fascinante. Je ne suis pas une experte en politique mondiale, mais je sais que la réglementation varie considérablement selon les régions. Par exemple, je vis à New York, où les politiques ont rendu difficile le déploiement de la pyrolyse et de la capture directe de l’air, en raison des inquiétudes par rapport au fait que ces technologies puissent détourner les investissements des énergies renouvelables ou nuire aux communautés défavorisées. Cependant, cette position évolue grâce à une prise de conscience croissante et à des réactions de plus en plus fortes.

Certains pays, comme le Danemark, ont pris des engagements importants en faveur de l’élimination du carbone. D’autres, comme Singapour et potentiellement le Luxembourg, explorent des mécanismes financiers pour soutenir cette industrie. Le Kenya, grâce à ses abondantes ressources géothermiques et ses dépôts de basalte, est en train de devenir un centre majeur pour la capture directe de l’air, à l’image de l’Islande.

«Notre défi est de trouver comment aligner la civilisation humaine avec les cycles naturels de la Terre», explique Leila Conners. (Photo: DR)

«Notre défi est de trouver comment aligner la civilisation humaine avec les cycles naturels de la Terre», explique Leila Conners. (Photo: DR)

L’infrastructure joue un rôle clé dans la réussite de ces technologies. Certaines régions ont des politiques favorisant l’élimination du carbone, tandis que d’autres prennent du retard en raison de réglementations obsolètes. Par exemple, dans l’État de New York, les lois climatiques actuelles visant à interdire la combustion ne font pas encore la distinction entre la pyrolyse et un processus de combustion traditionnel. Ce genre de malentendu réglementaire freine l’adoption de ces technologies.

Cependant, la plupart de ces technologies s’intègrent déjà aux cadres industriels existants. Par exemple, les pièces des machines de capture directe de l’air de Climeworks peuvent être fabriquées à l’aide des chaînes d’approvisionnement actuelles. L’altération améliorée des roches (enhanced rock weathering) et le biochar reposent sur des matériaux déjà en production, et même les solutions basées sur l’océan utilisent des méthodologies bien établies, comme l’amélioration de l’alcalinité.

Cela dit, l’élimination du carbone dans les océans pose des défis réglementaires supplémentaires en raison des lois internationales régissant leur utilisation. Les personnes qui dirigent ces initiatives sont principalement des environnementalistes possédant une expertise approfondie des cycles écologiques. Elles sont extrêmement attentives au fait d’éviter tout impact involontaire. Elles ne travaillent pas à l’aveugle – elles considèrent l’impact environnemental global de manière bien plus approfondie que la plupart des gens ne le réalisent.

Historiquement, d’un point de vue éthique, de nombreuses industries ont extrait des ressources de pays plus pauvres sans investir dans le bien-être des communautés locales. Pensez-vous que l’industrie actuelle du captage du carbone sera plus équitable?

«Ce qui est encourageant, c’est que bon nombre des entreprises leaders du secteur du captage du carbone émergent du Sud global. Par exemple, Octavia Carbon, une entreprise kényane, est dirigée par des ingénieurs kényans, qui emploient des talents locaux et favorisent l’innovation depuis l’intérieur du pays. Il en va de même pour 44.01, basée à Oman, qui est pionnière dans l’élimination du carbone par minéralisation. En Bolivie, Exomad, la plus grande entreprise spécialisée dans le captage du carbone via le biochar, en est un autre exemple: elle transforme du bois de rebut en biochar afin d’améliorer la qualité des sols.

L’idée selon laquelle les nations riches dicteraient les règles de cette industrie ne correspond pas vraiment à la réalité. De nombreux acteurs majeurs du secteur émergent des régions où le captage du carbone peut avoir un impact immédiat et significatif. Fait intéressant, certains des plus grands débats sur cette question ont lieu dans le Nord global, où les politiques et les résistances idéologiques ralentissent les avancées. En revanche, dans des pays comme le Kenya, où l’énergie géothermique est abondante mais où l’électrification reste un défi, les projets de captage du carbone peuvent en réalité favoriser le développement des infrastructures et améliorer l’accès à l’énergie.

Chaque matin, Donald Trump se réveille et secoue la géopolitique mondiale. Est-ce une opportunité ou un défi?

«C’est une période fascinante pour explorer une voie intermédiaire: une industrie axée sur l’innovation, la création d’emplois et la transformation dynamique de la production de matériaux, tout en éliminant le carbone.»

Dans un avenir proche, une petite machine chez vous extraira le carbone de l’air et le transformera en carburant pour votre voiture – éliminant ainsi le besoin de stations-service.
Leila Conners

Leila Connersréalisatrice

Sa bio

Berkeley, le point de départ

Partie pour être diplômée de la prestigieuse université de Berkeley au milieu des années 1980, elle l’abandonne pour l’American College de Paris. Une envie d’international qui sera une leçon d’humilité sur la place des États-Unis dans le monde.

Los Angeles, New York et le cinéma

«Je viens de Los Angeles et vous connaissez les liens de la ville avec le cinéma», explique-t-elle. «Quand j’ai créé Tree Media, j’avais l’intention d’explorer des manières de créer un monde qui fonctionne bien pour tout le monde, en me concentrant sur la durabilité et l’innovation.» C’est à New York qu’elle revient créer son entreprise.

DiCaprio et Gorbatchev

Parmi ses documentaires à impact, «Ice on Fire» (2019), avec Leonardo DiCaprio, sur l’environnement, qui avait été projeté au Festival de Cannes, et «The Arrow of Time» (2017), avec Mikhaïl Gorbatchev, sur la fin de la guerre froide, ont été particulièrement remarqués, tout comme sa collaboration avec Woody Harrelson.

La Place financière a un rôle à jouer

«Quelques pays, comme le Danemark, ont pris des engagements forts sur la capture du carbone. D’autres, comme Singapour et potentiellement le Luxembourg, explorent de potentiels mécanismes financiers pour soutenir cette industrie. Le Kenya, qui a des ressources abondantes en géothermie et en basalte, émerge comme un hub majeur pour la capture directe du carbone dans l’air, comme l’Islande.»

Un film pour éveiller les consciences

Avec «Legion 44», Leila Conners signe un nouveau documentaire «choc», qui permet  même au spectateur depuis internet de faire un don pour aider à la décarbonation. Fin février, alors que le film entame une tournée mondiale qui passera par Luxembourg en mai, près de 5,5 tonnes avaient été neutralisées. «Lors de nos premières projections, certains des spectateurs les plus émus étaient des banquiers et des investisseurs – des personnes qui comprennent le fonctionnement des systèmes financiers. Les innovations présentées dans ‘Legion 44’ montrent que le progrès environnemental et la croissance économique peuvent aller de pair», explique celle qui se décrit comme une philosophe curieuse. «Legion 44» s’ouvre sur une conversation entre des experts en élimination du carbone et le peuple Maasaï au Kenya, discutant de la possibilité de forer un puits sur leurs terres. Un point de vue unique et intelligent.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , parue le 26 mars. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

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