La petite phrase est récente, elle date d’il y a quelques semaines. Évoquant les réformes fiscales en cours, le nouveau Premier ministre, (CSV), déclarait dans Paperjam: «Les deux partis [le CSV et le DP] ont été élus avec l’argument qu’il fallait alléger la charge fiscale des classes moyennes. Les classes moyennes, c’est la quasi-totalité de la population. C’est pour cela que nous avons voulu une mesure forte, dont profite l’ensemble de la population, et pas seulement des mesures ciblées qui ne touchent que 10% de la population.»
«La quasi-totalité de la population»? Réellement? C’est justement ce qu’a cherché à comprendre l’économiste Dylan Theis, auteur récemment d’une copieuse étude sur la question pour le compte d’Improof, le jeune think tank affilié à la Chambre des salariés (CSL). Un défi d’autant plus compliqué à relever que le concept même de «classes moyennes», flou et élastique, fait l’objet de débats contradictoires entre philosophes ou sociologues comme entre économistes. La raison: sa définition peut mixer «une multitude de variables socioéconomiques».
«Dans la mesure où tout le monde ou presque se revendique des classes moyennes, c’est un sujet qui m’intéressait beaucoup», indique Dylan Theis. Ses travaux ont démarré durant l’été 2023, il assure les avoir déconnectés de l’échéance électorale de l’automne suivant. «En tant qu’économiste, j’aime les chiffres. Je souhaitais donc chiffrer un peu le débat.»
Une lecture «économique»
La définition échafaudée par l’expert de la CSL résulte d’une vision «économique». Elle s’appuie sur l’ensemble des ménages ayant un niveau de vie compris entre 75% et 200% du niveau de vie médian. Celui-ci se situait entre 30.894 et 82.834 euros en 2019 (dernier chiffre connu) ou entre 37.772 et 100.724 euros si l’on prend pour référence les euros de septembre 2023, date de l’enquête.
Dylan Theis dit s’être appuyé sur deux études principales afin d’établir cette fourchette. L’une de l’économiste britannique Tony Atkinson, «un pionnier dans l’analyse des inégalités», l’autre de l’OCDE. «J’aurais pu appliquer d’autres curseurs, mais ceux-ci me semblaient les plus pertinents dans le contexte luxembourgeois», détaille Dylan Theis. Les 75% du niveau de vie médian, par exemple, ont été retenus afin de rester à bonne distance du seuil de pauvreté, placé à 60%.
Concrètement, illustre l’auteur, est considéré comme membre de la classe moyenne un couple avec un enfant dont le revenu annuel naviguerait entre 67.989 et 181.304 euros. Ou une famille monoparentale avec un enfant percevant entre 49.103 et 130.942 euros.
Sur la foi de ces critères, la notion de «quasi-totalité de la population» employée par le chef du gouvernement se réduit en réalité à 61,4% des ménages, concentrant 64,1% des revenus des résidents. À comparer aux 29,5% de ménages de la classe dite «inférieure» regroupant à peine 15% des revenus. Et aux 9,1% de la classe supérieure en réunissant 21%, «soit plus du double de leur poids réel dans la population».
Le poids du patrimoine
Pour challenger son analyse, Dylan Theis présente une autre grille d’interprétation. Celle-ci repose, non plus sur le revenu, mais sur le patrimoine. Dans ce mode de calcul, explique-t-il, «font partie de la classe moyenne tous les ménages dont le patrimoine est suffisant pour assurer un niveau de vie décent pendant un an (défini comme étant à 75% du niveau de vie médian) en cas de revenus nuls, mais dont le patrimoine est insuffisant pour leur permettre de maintenir indéfiniment un niveau de vie médian uniquement grâce au rendement de leur patrimoine.»
En convoquant les dernières données disponibles (anciennes de 2019 et émanant du Luxembourg Income Study), la fourchette va de 30.894 à 1.235.670 euros (ou entre 37.772 et 1 .510.866 euros, en euros de septembre 2023). Résultat: 70,7% des ménages rejoignent les rangs des classes moyennes, contre 20,4% pour la classe inférieure et 8,9% pour la classe supérieure. Par contre, ces quelque 70% ne représentent «que» 53,3% du patrimoine net des résidents. Contre 46,4% de l’ensemble de ce même patrimoine pour les seuls 8,9% de ménages assimilés à la classe supérieure.
À peine plus de 50% des ménages
À titre de synthèse, l’économiste de la CSL se propose, dans une troisième variante, de mixer les deux paramètres précédents – revenus et patrimoine – via un biais arithmétique permettant d’annualiser le patrimoine, ramené dès lors à une sorte de revenu fictif s’ajoutant aux revenus réels. Et là, surprise. Alors que, selon l’OCDE, plus de 8 résidents sur 10 s’imaginent faire partie de la classe moyenne, cette approche de calcul ramène ce chiffre à 51%, concentrant 50,4% de la richesse totale (contre 35,8% de ménages dans la classe inférieure et 13,2% dans la classe supérieure, disposant de 36,3% de l’ensemble des revenus). «La polarisation est plus importante», souligne Dylan Theis.
Cette troisième étude dans l’étude est sans conteste la plus équilibrée. Un ménage avec des revenus confortables peut très bien n’avoir, en parallèle, qu’un patrimoine dérisoire. À l’inverse, une famille aux faibles revenus peut tout à fait jouir d’un patrimoine conséquent (dans l’agriculture, par exemple). «Le chiffre de 51% m’a étonné, je pensais qu’il serait bien plus élevé», admet le chercheur.
À l’arrivée, cette polarisation croissante constitue le principal enseignement de ses travaux. Revenant aux chiffres obtenus en se fondant sur le niveau de vie, Dylan Theis note que si, en 2019, 61,4% des ménages pouvaient se prévaloir d’être de la classe moyenne, ils étaient 70,9% presque 35 ans plus tôt, en 1985.

Données: Luxembourg Income Study (LIS). Database: lisdatacenter.org (juin 2023). Calculs: Dylan Theis. (Graphique: Improof)
Emplois qualifiés et fiscalité
«L’évolution sur le marché du travail figure parmi les pistes pouvant expliquer ce déclin», avance Dylan Theis, les emplois hautement qualifiés s’envolant par exemple sur la même période de 14,1% à 31%. Autre facteur de polarisation: l’impôt. Dylan Theis relève en effet que «le taux d’imposition «effectif» médian des ménages de la classe moyenne a progressé de 13,2% en 2002 à 21,4% en 2019». Soit une hausse de 62%, et un bond de 8 points de pourcentage… que l’on retrouve aussi dans le taux d’imposition des classes inférieures, passé de 2,5 à 10,9%. «En revanche, pour les ménages des classes supérieures, le taux d’imposition effectif n’a quasiment pas changé. Il a même reculé de 22,1% à 21,6%», note-t-il.
Paradoxe: bien que de moins en moins nombreuses entre 2002 et 2019 (de 68,3% à 61,4%), les classes moyennes ont porté de 66,4% à 72,8% leur part de financement du système fiscal durant ce laps de temps. «En revanche, la part du système fiscal financée par les classes supérieures a baissé de 33,7% à 25,1% alors que [celles-ci] sont devenues significativement plus nombreuses au cours de cette période», pointe Dylan Theis.
L’ombre du déclassement
«Si se poursuit la tendance observée ces 20 ou 30 dernières années, on sera dans une situation où les classes moyennes seront minoritaires», prédit l’économiste. «Est-ce que cela créerait un problème direct? Je ne peux pas répondre. En revanche, cela serait source d’un problème potentiel de cohésion sociale. Globalement, il y a une acceptation quasi générale de notre modèle économique. Mais regardez ce qui se passe en France, où les gens des classes moyennes se font rattraper par ceux des couches du bas. Il y a un déclassement des classes moyennes. Elles ne progressent plus, contrairement aux classes supérieures qui, elles, continuent de le faire. Cela pose un risque dans la confiance vis-à-vis des institutions.»