Sous les projecteurs, du millimétré. Un véritable showman, ce Ken Hughes. Avec plus d’une corde à son arc, l’Irlandais n’est pas uniquement l’autoproclamé «king» de l’expérience client et le plus grand comportementaliste du consommateur au monde. C’est aussi un comédien redoutable. Et reconnu comme tel. Les 300 spectateurs de la 3e édition de l’événement «Le Futur du commerce», organisé mardi 9 juillet par Luxembourg Confederation, avaient d’ailleurs peu de chances de l’intimider. Avec ses vingt ans d’expérience enfouis dans le bagage à main, le bonhomme en veston sautille toute l’année d’un avion ou l’autre pour se produire dans le monde entier.
La belle vie
Dopées à la vitamine, les trente minutes d’intervention de celui qui se définit aussi comme «le Frankenstein des sciences sociales» ont remis quelques points sur les «i» à l’heure où la transition digitale et l’irruption de l’intelligence artificielle bousculent quantité de repères. Parce que, rappelle Ken Hughes, «ce qui nous rend le plus heureux dans la vie, ce n’est ni l’argent ni la réussite sociale, ce sont les relations humaines». Leçon tirée de la lecture des quelque 700 pages de l’ouvrage «The Good Life», des Dr Robert Waldinger et Marc Schulz. Publié l’an dernier, ce best-seller planétaire retrace la fascinante étude menée depuis 80 ans par l’université Harvard, qui pendant tout ce temps a accompagné une cohorte de 724 adultes et de leurs plus de 1.300 descendants, un jour après l’autre. Vertigineux. Mais peut-être pas autant que de se dire que pour introduire un propos abondamment perfusé au numérique, le «king» Hughes se fonde, en définitive, sur un objet aussi ringard que ce bon vieux livre papier… Boomer!
Nouveau western
De l’IA, Ken Hughes a dit à son auditoire qu’elle constituait «le plus grand bond en avant» technologique jamais observé. «Je travaille avec Google et Microsoft, ce qui arrive va changer la nature de la société et du commerce», assène-t-il. Et de relater, ainsi, ce qui se trame dans les studios hollywoodiens où scénaristes et comédiens ont déclenché un mouvement de grève. «Ils ont peur. Peur de perdre leur emploi. Pour se rassurer, les gens me disent: «L’IA ne pourra jamais remplacer les acteurs».» Dans la foulée, Ken Hughes lance sur l’écran déployé derrière lui une vidéo montrant une requête formulée par ses soins. Ken Hughes avait demandé à l’IA de lui simuler une séquence de film mettant en scène un comédien plutôt âgé, plutôt sombre, plutôt inquiet, plutôt barbu… Le boulot a été réalisé en une minute.
«Pourquoi dépenser un million de dollars alors que l’on peut faire la même chose avec une IA?», demande-t-il encore au public en montrant, cette fois, un décor aux allures de western dont la fabrication nécessiterait des semaines entières de travail acharné. Mais que l’IA, cette effrontée, a produit en deux clics et demi maxi.
«Client Blue Dot»
Ceci posé, Ken Hughes n’a eu de cesse d’en revenir à «The Good Life» et aux enseignements qui traversent ce pavé. OK, nous évoluons dans un environnement ultra-connecté. Mais il y a les relations humaines, souvenons-nous. Sans elles, jamais une enseigne alimentaire aux Pays-Bas n’aurait instauré dans ses supermarchés une file d’attente dédiée aux personnes âgées. L’employée responsable de la caisse a pour consigne de scanner chaque article avec le plus de lenteur possible afin de permettre que s’engage l’échange avec une clientèle pour qui, souvent, un passage en magasin constitue l’unique interaction de la journée…
Des histoires pareilles, Ken Hughes en déroule beaucoup. Toutes appuient un message martelé à l’envi: le client doit être l’alpha et l’omega de tout. Il lui donne un nom, celui de «client Blue Dot». Tout doit tourner autour de lui. Tout doit lui faciliter la vie. Aux États-Unis, qui aurait l’idée d’aller faire réparer sa voiture dans un garage alors qu’une application testée par Uber permet de vous dépanner en cinq minutes chrono? Toujours aux «States», qui se rendrait encore en station-service, quand une autre app permet qu’un prestataire vienne effectuer le plein d’un véhicule où qu’il se trouve?
L’histoire du poisson rouge
«Les gens d’abord, pas le produit ou le process. Faites-les se sentir spéciaux!», encourage Ken Hughes, qui invite le commerce à un changement de paradigme. Insistant: «Les anciens chemins n’ouvrent pas de nouvelles portes.» «Le parcours client doit susciter l’enthousiasme. Aller au-delà des attentes. Rendre l’histoire vivante», enchaîne-t-il.
Alors il raconte une autre histoire, encore une. Celle de ces gamins qui au départ de Grande-Bretagne s’envolent pour les États-Unis où leurs parents et eux doivent s’installer, définitivement. Avant l’embarquement, les enfants tiennent en mains un pochon d’eau à l’intérieur duquel nage avec paresse un poisson rouge qui leur appartient. Ni le pochon ni le poisson ne sont admis à bord. Détresse des bambins. Cris. Pleurs. L’hôtesse s’en arrange. Elle certifie aux tout-petits que le poisson va voyager à part, dans le même appareil. Laisse embarquer la petite famille. Prend une photo du poisson. L’envoie à un collègue à Atlanta, où le vol doit atterrir. Le collègue en question file acheter le même poisson. Arrivés sur place, les gosses n’y voient que du feu, et toute leur peine a disparu.
Une autre? Allez… Encore une histoire d’avion. Encore aux États-Unis. Un voyageur doit traverser le pays pour assister aux funérailles de sa mère. Des retards s’en mêlent, impossible pour le malheureux d’attraper sa correspondance. Une hôtesse à bord le comprend. En informe le commandant de bord. On appelle la tour de contrôle. On se débrouille. Décision est prise de retarder le vol suivant. Afin que l’endeuillé puisse embarquer à temps. «Cette compagnie, il ne l’oubliera jamais.»
Réunion Tupperware chez Taylor Swift
Alors c’est là-dessus qu’insiste Ken Hughes. Créer du lien. Rendre chaque expérience unique. Inoubliable. S’adapter aux circonstances. En faire plus. «Si vous n’avez pas l’enthousiasme…» Le showman irlandais s’en réfère d’ailleurs à la mégastar Taylor Swift. Toute reine de la pop qu’elle est, la miss multiplie attentions et selfies avec ses fans, allant jusqu’à les inviter, chez elle, pour leur dévoiler en avant-première le contenu de son nouvel album. Elle sert le gâteau, à boire. Fait passer le chat de la maison de bras en bras. Entre showcase intimiste et réunion Tupperware.
Ses admiratrices et admirateurs, eux, sont capables de poireauter en dansant des heures et des heures sous la pluie, trempés, et par milliers, aux abords d’un stade où se déroule un concert de la vedette… pour lequel ils n’ont pas de billet. «Une connexion émotive», résume Ken Hughes. Au fait, l’IA sait-elle seulement rire, pleurer, ou danser sous la pluie?