Eugène Chaplin, devant une œuvre reprenant le personnage de Charlot, interprété par Charlie Chaplin. (Photo: Romain Gamba)

Eugène Chaplin, devant une œuvre reprenant le personnage de Charlot, interprété par Charlie Chaplin. (Photo: Romain Gamba)

À l’occasion du reportage réalisé au Chaplin’s World by Grévin à Vevey en Suisse pour l’édition de mars de Paperjam, Eugène Chaplin, cinquième fils de Charlie Chaplin et Oona O’Neill, a accordé une interview exclusive à Paperjam.lu pour révéler un peu du quotidien du grand cinéaste avec sa famille dans le Manoir de Ban.

Vous êtes le cinquième enfant de Charlie Chaplin et Oona O’Neill. Quel genre de père était Charlie Chaplin?

Eugène Chaplin. – «Chaplin était un père comme les autres pour moi. Il était certes un très grand génie, mais avant tout quelqu’un de très humain. Il était exigeant, mais aussi affectueux.

Était-il présent dans la vie de famille?

«La vie de famille était très organisée, surtout par ma mère, car mon père travaillait toute la journée. Nous allions à l’école du village et nous nous voyions le soir. Le grand moment de partage était le temps du repas, où il nous interrogeait sur notre journée, s’intéressait à ce que nous avions fait.

Participait-il également à votre éducation?

«C’est principalement ma mère qui nous a élevés, mais si les choses n’allaient pas, il répondait présent.

Était-il un père autoritaire?

«Pas tellement. Il se fâchait naturellement, comme tous les pères, mais il n’y avait pas de moments exécrables.

Dans le Manoir de Ban, qui était votre maison familiale, plusieurs films et photos sont présentés dans le parcours. Les visiteurs y découvrent Charlie Chaplin joueur, faisant volontiers le pitre, un peu comme en représentation, ou de faire l’acteur en quelque sorte. Était-il comme cela juste au moment de la photo ou était-il vraiment ainsi tout le temps?

«La plupart des photos ou films de famille sont faits par ma mère. Et quand il savait que la caméra tournait, il comprenait bien que ce n’était pas en restant immobile que cela deviendrait intéressant. Son côté acteur ressortait beaucoup plus. Mais comme tous les clowns, c’était quelqu’un de sérieux.

Est-ce qu’il vous emmenait sur les tournages de ses films?

«Je me rappelle surtout du dernier film qu’il a fait, ‘La Comtesse de Hong-Kong’, dans lequel il ne jouait pas, mais qu’il dirigeait, avec Sophia Loren et Marlon Brando. Pendant les vacances scolaires, nous avions le droit d’aller à Pointhouse Studios où le film était tourné. Je me rappelle aussi que durant ce tournage, il y avait dans le studio juste à côté le tournage d’un James Bond avec un immense volcan que j’ai pu visiter, et cela m’a fasciné.

Partageait-il avec vous sa passion pour le cinéma? Quelle place avait le cinéma dans votre famille au quotidien?

«On vivait avec ça, mais mon père était toujours très discret par rapport à ses films. Il aimait bien les montrer, mais ne faisait pas de commentaire. Il ne nous expliquait pas comment le film avait été réalisé ou les difficultés qu’il avait pu rencontrer. D’une manière générale, quand mon père rencontrait des problèmes, que ce soit dans sa vie privée ou professionnelle, il vivait cette épreuve et la mettait derrière lui. Il n’en reparlait plus.

Faisait-il une séparation claire et franche entre son univers professionnel et sa vie avec vous, en famille?

«Oui, lorsqu’il a terminé son film ‘Le Cirque’ par exemple, il n’en a même pas parlé dans son autobiographie. Parce qu’il vivait alors un divorce très médiatisé, et il y avait eu toutes sortes de problèmes, comme le chapiteau qui s’était envolé lors d’une tempête, les studios qui avaient pris feu... Pendant longtemps, il n’a pas du tout aimé ce film. C’est seulement lorsqu’il l’a sonorisé qu’il a commencé à l’aimer. Pourtant, c’est peut-être un des films les plus drôles qu’il ait faits.

Est-ce que vous alliez au cinéma ensemble?

«Non, pas vraiment, sauf lorsqu’il sonorisait ses films et qu’il louait le cinéma de la ville de Vevey pour montrer une copie à ses amis. Nous étions conviés à ce moment-là. Sinon, nous regardions ses films en 16mm à la maison.

Vous les regardiez souvent?

«Nous regardions souvent le dernier film sur lequel il travaillait. C’est comme cela qu’on a vu plusieurs fois avec lui ‘Le Kid’, parce qu’il travaillait à sa resonorisation, ou ‘Le Cirque’. Il nous observait discrètement du coin de l’œil pour voir quelles étaient nos réactions.

Eugène Chaplin est le cinquième fils de Charlie Chaplin et Oona O'Neill. (Photo: Romain Gamba)

Eugène Chaplin est le cinquième fils de Charlie Chaplin et Oona O'Neill. (Photo: Romain Gamba)

Est-ce qu’il prêtait de l’attention à l’image que vous pouviez avoir de lui?

«C’est quelqu’un qui a toujours eu peur d’être oublié. C’est pour cela qu’il a fait ses films et qu’il a voulu tout contrôler lui-même, arriver à une telle précision afin de ne laisser que le meilleur de lui-même.

Chaplin est aussi une personne qui porte un discours social et politique dans son cinéma. Est-ce qu’il vous a transmis ces valeurs? Comment vous a-t-il éveillé au monde?

«Il le faisait en commentant le journal qu’il lisait, comme le New York Times ou le Herald Tribune. Quand des événements le choquaient, il lisait les articles à haute voix et les commentait. Je pense que nous avons été influencés par cela.

Lui qui a vécu une enfance pauvre et démunie, vous a-t-il sensibilisé au fait que vous pouviez grandir dans un environnement privilégié, à l’abri du besoin?

«Il le faisait pour l’éducation, surtout. Il nous rappelait souvent la chance que nous avions d’aller à l’école et qu’il aurait tellement voulu pouvoir y aller. Mais quand on a 12 ans, on vit cela différemment! J’ai compris ce qu’il voulait dire plus tard.

Quel souvenir gardez-vous de sa relation avec votre mère?

«Le Manoir de Ban, c’est mon père et ma mère, de manière indissociable. La vie de Charlie Chaplin peut être lue en trois chapitres. Le premier est bien entendu sa jeunesse, la survie. Le second, ce sont les États-Unis, période de grande créativité, d’ambition, mais aussi de déboires amoureux.

Le troisième, c’est l’Europe, et la Suisse. Juste avant, il rencontre ma mère, qui voulait devenir actrice comme toutes les jolies filles de cette époque. Mais quand elle rencontre mon père, elle met tout de suite de côté ses ambitions personnelles pour se consacrer entièrement à lui. L’homme ambitieux, qui savait ce qu’il voulait faire et où il voulait aller, voit sa vie basculer avec la rencontre de ma mère. Il ne peut plus rien faire sans elle. Que ce soit pour son autobiographie, ses compositions musicales ou ses films, il montre tout à ma mère et cherche à connaître son avis, ses commentaires.

Lorsqu’il a reçu son Oscar, il ne voulait pas monter sur scène. Mais ma mère a insisté pour qu’il y aille, lui promettant qu’elle le rejoindrait sur scène après. Et effectivement, elle arrive quelques minutes après, mais on le voit la chercher du regard tout le temps. C’était vraiment un amour fusionnel, très fort. Je trouvais cela très réconfortant, car ils vivaient LE grand amour.

Chaplin a commencé de rien, il a travaillé de manière acharnée, mais par amour, il a su freiner son activité professionnelle et jouir de la vie. Ce qui est rare pour ceux qui viennent de rien. J’ai appris cela de mon père: il est bien d’être ambitieux, de beaucoup travailler, mais il est aussi important de savoir ralentir et de jouir de la vie, du fruit de son travail. Si on arrive à faire cela, alors on arrive tout près du bonheur. 

Eugène Chaplin a vécu avec ses sept frères et sœurs dans le Manoir de Ban à Vevey en Suisse. (Photo: Romain Gamba)

Eugène Chaplin a vécu avec ses sept frères et sœurs dans le Manoir de Ban à Vevey en Suisse. (Photo: Romain Gamba)

C’est un peu ce que représente cette maison en Suisse alors.

«Oui, tout à fait. Quand il a quitté les États-Unis, il a cherché à s’installer en Suisse. Ma mère était alors enceinte et ne voulait pas accoucher dans un hôtel. Elle a alors fait pression sur lui pour trouver une maison. Je pense que mon père souhaitait en premier lieu s’installer dans le sud de la France, avec un climat un peu californien, mais il a trouvé par hasard cette maison en Suisse, ce qui lui convenait très bien. La mentalité suisse, où les gens sont timides, vous regardent, mais de loin, sans s’approcher, l’arrangeait tout à fait. Il pouvait aller en ville à pied sans que personne ne vienne l’embêter. Il a pu vivre une vie tranquille. Nous sommes tous allés à l’école du village, son médecin était celui du village. À Vevey, Chaplin a pu avoir une vie normale.

Est-ce que le patronyme de Chaplin est lourd à porter?

«Non, il y a pire! Je pars du principe que l’on est tous le fils de quelqu’un, que ce soit du facteur, du dirigeant d’entreprise ou de Charlie Chaplin. Bien sûr, c’est un peu différent pour moi, car Chaplin est connu partout dans le monde.

Est-ce que ce nom vous a aidé dans votre vie?

«Oui et non, dans le sens où il m’a aidé à ouvrir des portes dans un premier temps, mais j’ai bien entendu dû faire mes preuves par la suite.  

Vous avez aujourd’hui un grand héritage à gérer. Comment cela se passe-t-il?

«Nous essayons avec mes frères et sœurs de faire de notre mieux. Mais j’ai vite découvert que nous avions tous des visions différentes de nos parents. Il faut trouver un compromis.

Est-ce que vous transmettez cet héritage à vos enfants?

«Je ne l’impose pas, ils le découvrent d’eux-mêmes. Ils connaissent les films de mon père bien entendu. La notoriété qu’il avait, je la découvre encore maintenant. Je m’étonne moi-même que plus de 100 ans après sa naissance, je sois à Luxembourg pour parler de lui!

Pensez-vous que le travail et les films de votre père peuvent encore nous apprendre quelque chose aujourd’hui?

«C’était un grand humaniste, et tous les sujets qu’il défend, les pauvres, les ‘mis à l’écart de la société’, les injustices, sont intemporels. Chaplin est un des seuls auteurs qui parle de mêmes thèmes que ceux qu’on retrouve par exemple dans Shakespeare ou Molière. De plus, il a eu la chance d’une certaine manière de travailler au moment de la pantomime, ce qui efface la barrière du langage et qui, par conséquent, rend son discours compréhensible par tout le monde. Il a réussi à ce que son personnage, Charlot, ait une résonance en chacun d’entre nous.

Eugène Chaplin a partagé ses souvenirs de sa vie de famille. (Photo: Romain Gamba)

Eugène Chaplin a partagé ses souvenirs de sa vie de famille. (Photo: Romain Gamba)

Vous avez personnellement développé une carrière professionnelle en dehors du cinéma. Quelle carrière avez-vous eue?

«Je suis régisseur de scène de formation. J’ai travaillé pour l’opéra, au Grand Théâtre à Genève, avec le ballet de Balanchine. De là, je suis parti au Casino à Montreux pour lequel je devais m’occuper de l’Entertainment, et comme nous étions encore au tout début du Casino, l’activité était encore calme. À la même époque, un studio d’enregistrement venait d’être construit et je m’y suis fait engager. Le tout premier client que nous avons eu, c’était les Rolling Stones! Ont suivi Emerson, Lake & Palmer, Yes ou David Bowie, avec qui j’ai eu la chance de passer un peu plus de temps.

Est-ce que beaucoup de célébrités fréquentaient le Manoir de Ban à l’invitation de vos parents?

«Oui, quelques-unes bien sûr. Je me souviens de Yul Brynner, Noel Coward, James Mason, qui n’habitaient pas très loin. Nous avons aussi reçu la visite surprise de Michel Simon, qui «voulait voir Charlot» et était venu sonner spontanément à la porte du manoir. Mais il n’y avait pas de grandes fêtes. C’était plutôt une maison consacrée à la vie de famille.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le manoir et ce qu’il est devenu?

«C’est une transformation que la famille a voulue. Mais je pense que mon père se retournerait dans sa tombe de savoir qu’on lui a consacré un musée! Aujourd’hui, le musée est un succès et si dans 10 ans il a toujours autant de succès, je suis sûr que cela lui fera plaisir.

L’idée de ce musée est d’entretenir l’image de mon père, de garder la mémoire de son travail et que l’esprit de Chaplin continue à vivre.
Eugène Chaplin

Eugène Chaplin

Comment s’est faite la transition entre le moment où la maison était encore propriété familiale et le moment où elle est passée entre les mains de Genii Capital?

«Je partageais cette maison avec mon frère et il souhaitait la quitter pour s’installer dans des pays plus chauds. La Ville de Vevey nous demandait depuis longtemps s’il était possible de faire un musée à la mémoire de mon père. Mais il n’y avait pas de lieu. Au départ, j’avais imaginé une machine à remonter le temps. Le spécialiste de l’œuvre de Chaplin Yves Durand m’a contacté à ce sujet et m’a dit qu’il aimait bien cette idée, qu’il serait intéressé pour qu’on poursuive l’élaboration du musée ensemble. Nous avons alors discuté de la possibilité de le faire au manoir. Le projet a commencé comme cela.

Notre famille a imposé beaucoup de contraintes, car nous ne voulions pas que l’image soit dénaturée. Nous voulions conserver un musée familial, que la maison reste plus ou moins comme elle était. Nous avons pris du temps aussi pour trouver la bonne formule entre la vision que l’on pouvait avoir de mon père à travers ses films, les livres, et la vision qu’on pouvait avoir de lui en ayant vécu à ses côtés. Ils ont eu beaucoup de patience avec nous!

Aujourd’hui, cette propriété est devenue quelque chose d’original. Ceux qui aiment Chaplin visitent la maison et le studio permet de découvrir Charlot. Le plus grand plaisir que j’ai eu dernièrement a été de rencontrer un jeune enfant de 6 ans qui est devenu fan de Charlot après avoir visité le musée. Pour moi, la mission est accomplie. L’idée de ce musée est d’entretenir l’image de mon père, de garder la mémoire de son travail et que l’esprit de Chaplin continue à vivre. Il fallait que l’âme de Chaplin reste dans ces lieux, et c’est chose faite.»