La managing partner et le partner d’Odgers Berndtson, Agnieszka Zajac et Bernhard Dedenbach, estiment qu’il faut même professionnaliser les administrateurs qui représentent les intérêts de l’État.  (Photo: Nader Ghavami)

La managing partner et le partner d’Odgers Berndtson, Agnieszka Zajac et Bernhard Dedenbach, estiment qu’il faut même professionnaliser les administrateurs qui représentent les intérêts de l’État.  (Photo: Nader Ghavami)

Il est important de professionnaliser et dépersonnaliser le parcours des administrateurs, leur mission et leur évaluation, assument la managing partner et le partner d’Odgers Berndtson, Agnieszka Zajac et Bernhard Dedenbach.

Est-ce qu’on a un problème de gouvernance au plus niveau, au Luxembourg?

(A. Z.). – «Oui. Sinon, nous n’aurions pas autant de travail! Le problème de gouvernance se voit souvent dans les successions de CEO. Si la composition du conseil d’administration n’est pas assez diversifiée pour pouvoir préparer la succession, les ennuis commencent.

Bernhard Dedenbach (B. D.) – «Beaucoup de sociétés ont bien fonctionné pendant des années. Le Luxembourg a été une success-story. Mais il y a beaucoup de capitaines de beau temps: quand il fait beau, ils sont sur le pont, mais quand c’est plus compliqué, ils ne sont plus là… Ce n’est pas propre au Luxembourg. Personne ne veut assumer les responsabilités de ce qui ne va pas, alors que c’est précisément là qu’on a besoin d’assumer pour qu’une société puisse faire la différence. Les entreprises dotées d’une bonne gouvernance fonctionnent extrêmement bien, tandis que les autres perdent du terrain.

Quelles sont les lignes rouges, de manière générale, dans la composition d’un conseil d’administration? Avoir son épouse ou son mari? Son meilleur ami?

A. Z. – «Le dicton dit: ‘Les bons comptes font les bons amis.’ C’est la même logique. Le fait que j’aime quelqu’un ou que j’aime bien quelqu’un ne veut pas forcément dire que c’est la meilleure personne pour siéger au conseil et m’aider dans les situations compliquées.

B. D. – «Quand vous connaissez très bien une personne, elle ne va pas forcément vous dire des choses qui vont mal ou pas de la manière transparente et directe qu’aurait utilisée une personne extérieure. À un moment donné, des soucis ou des tabous ne sont pas évoqués parce que cela dérange de bons amis. Les risques ne sont pas assez soulevés pour ne pas endommager le cercle de ces personnalités qui se connaissent bien, qui se soutiennent, qui font la fête ensemble…

Vous, la bonne gouvernance, vous la définissez comment?

B. D. – «Le premier objectif doit être d’assurer le bon fonctionnement à long terme d’une entreprise, que ce soit une entreprise qui existe ou une entreprise qui se crée. Dans un monde idéal, on devrait fonder une société directement avec la bonne gouvernance. Malheureusement, cela ne se passe pas comme ça. Nous avons tous appris avec l’histoire que beaucoup de sociétés ne se réinventent pas régulièrement, de manière systématique et structurée, et vont perdre sur du long terme ou disparaître.

A. Z. – «La problématique que l’on rencontre régulièrement – et nous avions mené une enquête avec l’Insead et d’autres il y a deux ans à ce sujet –, c’est que les conseils d’administration sont très financiers, compliance et audit. Quelque part, le risque systémique n’est pas amené de la même manière sur la table.

Des gens quittent la fonction publique, ce n’était pas le cas auparavant.
Agnieszka Zajac

Agnieszka Zajacmanaging partnerOdgers Berndtson

Quid des conseils d’administration où siègent des représentants de l’État?

A. Z. – «Il serait très important d’avoir une réflexion sur la sélection des administrateurs qui représentent les intérêts de l’État. Nous devrions avoir une sorte de checklist pour chaque administrateur qui vient de l’administration. Encore une fois, c’est très idéaliste mais ça pourrait permettre de professionnaliser énormément de décisions autour de ceux qui gèrent l’argent des contribuables. Quelle est la mission exacte des administrateurs, qu’attendons-nous d’eux, quel est leur pouvoir? Qu’est-ce qu’ils peuvent amener comme avantage dans les discussions? Ce n’est pas clair. Et même si l’on pousse le curseur un peu plus loin, il ne serait pas dérangeant qu’ils soient soumis à des évaluations annuelles dans leur rôle d’administrateur. On pourrait même imaginer un turnover si la personne à qui on a demandé d’assumer un mandat ne voit pas elle-même la valeur qu’elle peut y apporter.

B. D. – «Parfois, on a l’impression que la nomination dans un CA n’est pas du tout guidée par la volonté d’avoir le meilleur candidat, mais pas d’autres critères davantage dans l’agenda politique, qui n’est pas l’agenda de l’entreprise.

Quand un board n’est pas suivi par la direction de l’entreprise, il se passe quoi?

B. D. – «Ça dépend des circonstances. Il est nécessaire de se créer un planning clair et efficace. Les sociétés cotées ont déjà tout ça, mais dans les sociétés moyennes ou familiales, la logique n’est pas la même. De toute façon, si les objectifs ne sont pas atteints, il faut se demander si on est entouré des bonnes personnes.

Ce qui ne se passe pas forcément dans les PME…

B. D. – «Non, les PME n’ont pas le cadre qu’il leur faut. Elles n’ont pas non plus les moyens de se dire qu’elles vont remplacer une personne par une autre. Le talent pour remplacer n’est pas toujours disponible tout de suite. C’est aussi souvent une question de parenté: certains membres de la famille sont dans le board, d’autres dans le comité exécutif… Je me vois mal licencier mon frère ou remettre en question le travail de mon grand-père. C’est compliqué d’un point de vue humain.

A. Z. – «Il y a la question de la composition des boards. Nous défendons beaucoup l’idée d’avoir aussi les compétences en ressources humaines et en technologie, cybersécurité et intelligence artificielle dans le board. Dans le monde d’aujourd’hui, la transformation passe par là. Il doit aussi y avoir une bonne répartition entre le président du conseil d’administration et le CEO. Il y a beaucoup d’endroits où le CA marche sur les plates-bandes du CEO, et où le CEO a des réflexions de conseil d’administration… À la fin, personne ne prend de décision!

Les experts de la technologie disent qu’ils ne sont pas assez pris en compte par les boards, où, souvent, ils ne sont même pas. Est-ce que ça change?

B. D. – «Nous n’avons pas l’impression que la prise de conscience soit vraiment déjà là. On parle aujourd’hui beaucoup plus des opportunités liées à l’intelligence artificielle, mais en réalité, les risques qui y sont liés ou la bonne gestion ne sont pas dans la tête de beaucoup d’administrateurs. C’est pourquoi nous poussons pour que les boards comprennent au moins un expert sur ces sujets.

A. Z. – «Même un administrateur indépendant avec les compétences cyber. Deux ou trois présidents de conseil d’administration nous ont dit qu’il n’y avait pas ces compétences sur le marché. Mais il y en a qui ont envie d’aider à participer à la création de ces nouveaux mondes. Et on ne crée pas ces postes-là.

Le risque climatique est toujours sous-estimé malgré ses conséquences à long terme, et qui vont perdurer.
Bernhard Dedenbach

Bernhard DedenbachpartnerOdgers Berndtson

Est-ce qu’il n’y a pas un élément de mode? Tous les deux jours, il y a un nouveau truc qu’on devrait adopter à toute vitesse…

B. D. – «La cybersécurité est une réalité à laquelle tout le monde est confronté chaque jour. Les attaques de sociétés luxembourgeoises se sont multipliées l’an dernier avec de gros dégâts, des pertes énormes et des risques énormes. Ça touche à tous les domaines de la vie quotidienne, dont les hôpitaux, qui pourraient un jour ne plus fonctionner. Il faut s’imaginer l’envergure que cela peut prendre et se préparer au pire scénario pour tenter de l’éviter. Là, on n’est pas assez avancé dans la réflexion. C’est une erreur que l’on va payer cher! Il faut aussi évaluer le pour et le contre de l’adoption de l’IA.

Est-ce que le risque en lui-même, général ou générique, est assez pris en compte?

B. D. – «Le risque n’est pas le plus grand problème quand il est calculable. Le problème commence quand je ne sais plus ce qui m’attend, comme avec l’évolution du climat ou les droits de douane aux États-Unis… Le risque climatique est toujours sous-estimé, malgré ses conséquences à long terme et qui vont perdurer. Si l’on continue à ne pas le prendre au sérieux et à ne pas prendre les mesures nécessaires pour contrôler ce risque, il va se multiplier et les problèmes seront très, très difficiles à régler.

A. Z. – «Il est crucial d’apporter plus de diversité et des compétences. Nous travaillons beaucoup sur la prise de conscience plus importante du rôle crucial de comités de rémunération ou de nomination qui, idéalement, doivent préparer le cycle de vie entier des administrateurs et membres de comités exécutifs, de l'onboarding, passant par le développement des talents et de compétences, gestion des bonus, préparation de plans de succession et finalement le départ.

Et le bon moment, c’est quand?

A. Z. – «Pour le plan de succession d'un CEO, il faut compter un an et demi. Changer de CEO, ce n'est pas un coupé-collé! Est-ce qu'on trouve la personne ici ou est-ce qu'on doit la trouver ailleurs? Comment accompagner le conseil d’administration dans la réflexion sur le profil idéal de la personne qui sera en mesure de s’intégrer dans la composition du comité exécutif et dans la culture de la société, tout en gardant la legacy et travaillant sur le futur d’une manière intelligente? Comment préparer la transition du CEO actuel et l’intégration du nouveau tout en gardant la sérénité de l’organisation? Toutes ces questions sont cruciales afin que la succession soit durable, et que l’impact sur l’organisation soit positif.

Comment professionnaliser le parcours?

B. D. – «La première analyse à mener est de se demander si on a les bonnes personnes à bord, qui représentent à la fois la diversité qu’il me faut et les compétences dont j’ai besoin afin de préparer une entreprise pour l’avenir. Et s’il y a un problème quelque part, pouvoir y remédier le plus vite possible. Le board n’est pas un Rotary club, où l’on vient pour passer une heure avec des amis…

Et dans le cas spécifique des représentants de l’État dans les boards?

B. D. – «Est-ce que c’est vrai qu’en interne, les administrateurs de l’État reçoivent des ordres ou des consignes de leur ministre de tutelle? Je ne sais pas. Si le mandat n’est pas clair, je ne peux pas blâmer les gens de ne pas faire leur job. Certains représentants de l’État font certainement un très bon travail dans les boards, et d’autres non. Est-ce que c’est parce qu’ils ont été mieux briefés? Est-ce qu’ils ont reçu un mandat clair? In fine, c’est aussi une question politique: qu’est-ce que j’attends comme contribution de ces gens?

Est-il raisonnable d’attendre que le politique donne une lettre de mission détaillée?

A. Z. – «L’administrateur devrait vérifier avec son ministre quelles sont ses attentes.»

B. D. – «Le ministre a été mandaté par des électeurs pour représenter les intérêts d’un gouvernement et de toute la population luxembourgeoise, laquelle a intérêt à ce que telle ou telle société soit bien gérée, qu’elle puisse croître et créer des emplois. La société luxembourgeoise n’a aucun intérêt à ce que l’entreprise poireaute, et perde petit à petit son importance et des parts de marché. Là encore, si le politique a un problème, il peut aussi se faire accompagner par des experts. C’est aussi une manière pour nous d’apporter notre contribution au bénéfice du pays. Pro bono, très souvent.

Est-ce qu’on pourrait passer d’un modèle où l’État délègue des administrateurs qui représentent l’État à un modèle où des administrateurs ont des bonnes compétences pour représenter l’État du jour au lendemain?

B. D. – «Il ne serait pas juste de dire qu’il n’y a pas de volonté. Ça commence à être clair pour tout le monde. Je crois que le gouvernement réfléchit à proposer à ses administrateurs une formation professionnelle pour les rendre attentifs au fait que le mandat est un travail et une responsabilité à prendre au sérieux. Ça ne va pas assez vite, ni assez loin, ni même assez en profondeur.»

Qui sont-ils?

Odgers Berndtson est une société internationale de recrutement de cadres et de conseil basée au Luxembourg depuis 2018. Le groupe a été fondé il y a 50 ans et emploie actuellement 1.250 personnes dans 33 pays et via 65 bureaux. Le quartier général du groupe est basé à Londres.

Agnieszka Zajac est la managing partner du bureau luxembourgeois d’Odgers Berndtson, avec plus de 20 ans d'expérience en recherche de cadres et dans le conseil. Elle travaille sur les mandants exclusifs pour rechercher les cadres et les membres de conseils d’administration dans le secteur public, dans le finance, l’industrie et dans les services.

Bernhard Dedenbach, partner financial services, possède plus de vingt-cinq ans d’expérience dans le recrutement de cadres supérieurs, notamment dans les domaines de l’administration de fonds, des services de paiement, de la gestion de patrimoine et d’actifs, des néobanques et des cryptomonnaies. L’ancien dirigeant du bureau luxembourgeois de Korn Ferry, où il est resté plus de dix ans, est membre fondateur de l’Institut luxembourgeois des administrateurs (ILA).

Le board idéal aujourd’hui est...

«Je suis admiratrive du travail de Yves Elsen à l’Université de Luxembourg. Au niveau composition, je félicite la composition du board de Liser, avec la diversité des compétences, âges, expériences et celle de hommes-femmes également, je crois. Ce board me semble très réussi et a l’air joyeux!»

Un divorce civilisé et correct

Quid du choix d’un «mauvais administrateur»? «On peut pas mélanger des Lego et des morceaux de puzzle, ça ne fonctionne pas. Si l’administrateur ne s’est pas bien intégré, c’est le rôle du président du board d’animer une discussion avec cette personne pour lui faire comprendre et qu’elle s’adapte, explique Bernhard Debenbach. Heureusement qu’on a quelque chose qui est accepté dans notre société: le divorce. Il doit se faire de manière civilisée et correcte.» Là encore, renchérit Mme Zajac, «si on a bien fait les choses et des évaluations annuelles et qu’on a travaillé sur un processus de sélection robuste, on peut voir ce qui va ou ne va pas. Au bout de deux ans, on sait très bien que ça ne va pas.»

Renommer un administrateur tous les ans, plus facile pour régler le problème, disent-ils.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , parue le 24 avril. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

 

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