Le Luxembourg doit diminuer de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005 selon la «loi modifiée du 15 décembre 2020 relative au climat». Le transport représente le plus grand poste d’émissions du pays, avec 61,1%. Les objectifs sectoriels, définis en juillet 2021, fixent pour ce secteur un objectif de réduction de 57% d’ici 2030. Quelle est la stratégie pour y parvenir?
– «En 2019, 70% des ventes totales de carburant étaient exportées. Ce sont les carburants vendus sur le territoire national mais utilisés hors de nos frontières, notamment par la circulation de transit et les frontaliers. C’est ce qu’on appelle le tourisme à la pompe. Les 30% restants sont consommés par la flotte nationale. Parmi cette dernière, on estime à 20% la part des camions et bus, celle des camionnettes à près de 10%, le reste, près de 70%, revenant aux voitures. Donc d’un côté, il y a ce tourisme à la pompe et, de l’autre côté, ce problème du transport au Luxembourg. Il faut viser les deux.
Pour cela, d’une part, un groupe de travail, qui réunit les ministères de l’Environnement, de l’Énergie, des Finances et de l’Économie, réalise un monitoring des ventes de carburants. D’autre part, nous avons des initiatives au niveau national pour changer le parc automobile et réduire les déplacements intérieurs. Ainsi, depuis des années, le ministre de la Mobilité, François Bausch (déi Gréng), investit à un niveau très élevé dans le transport public, qui est désormais gratuit, dans le tram, le train, ainsi que la mobilité douce. Mais aussi dans un réseau de pistes cyclables plus sécurisé.
Concernant le tourisme à la pompe, la fiscalité est un levier important. La taxe carbone prévoit de porter le prix du carbone à 30 euros la tonne en 2023. Cette hausse est-elle amenée à se renforcer?
«Un des éléments importants est déjà de bien prendre garde de ne pas alourdir avec cette taxe la vie des plus vulnérables. Le crédit d’impôt et l’allocation de vie chère ont ainsi permis de couvrir les surcoûts. D’où ce système qui augmente peu à peu afin d’être sûr d’avoir ce rééquilibrage et de ne pas perdre une partie de la population. D’autant plus que, la transition se faisant de manière dynamique, dans les prochaines années, une multitude de gens vont remplacer leur chauffage, ou acheter une voiture électrique et ils ne seront donc plus touchés par cette taxe CO2. Il faut donc laisser du temps. Mais, si on écoute la science, il faudra augmenter peu à peu cette taxe. Tout en nous alignant sur ce que nos pays voisins font.
L’électromobilité semble une des solutions principales pour réduire l’empreinte carbone du secteur. Le Plan national énergie et climat (PNEC) vise 49% de voitures 100% électriques d’ici 2030. Mais, à ce jour, leur part de marché représente seulement 1,9% du parc automobile. Comment arrive-t-on à un tel résultat?
«L’électrification n’est pas la seule solution. Il s’agit aussi d’avoir moins de trafic dans nos rues, avec la mobilité douce et le transport public. Mais atteindre 49% en 2030 représente en effet un effort important. Le turnover du parc automobile national se situe entre 5 et 6 ans. La plupart des gens vont donc, entre maintenant et 2030, acheter au moins une nouvelle voiture. Et l’évolution des nouvelles immatriculations est encourageante: 9,1% des voitures nouvellement immatriculées durant les 10 premiers mois de 2021 sont 100% électriques.
Nous poussons, avec les primes, au choix d’une voiture complètement électrique (les aides Clever Fueren sont disponibles jusqu’au 31 mars 2022, ndlr). Mais nous faisons la différence entre les voitures les plus chères et celles plus modestes. Nous donnons toujours 8.000 euros pour ces dernières, tandis que nous réduisons les primes pour les autres – de fait, si quelqu’un achète une voiture au-delà d’un certain prix, c’est que le prix ne fait pas la différence.
Le produit en lui-même est aussi très convaincant. Chaque personne qui a déjà roulé dans une voiture électrique connait bien le plaisir qu’il y a à conduire cette voiture qui fait moins de bruit, qui pollue moins et qui a une transmission bien plus directe.
Les ministres de l’Énergie, Claude Turmes (déi Gréng), et de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), ont lancé récemment une collaboration avec le secteur privé au niveau des infrastructures de recharge. Celles-ci se développent-elles suffisamment vite pour réaliser les objectifs?
«Le Luxembourg est le deuxième pays en Europe en termes de développement de ses infrastructures de recharge publique. Cela va très vite. Et il y a donc aussi la collaboration avec le secteur privé. Nous avons également lancé avec celui-ci, en mars dernier, l’initiative de sensibilisation Stroum Beweegt, qui réunit les sociétés de leasing, les fournisseurs de voitures, le retailing, les grandes entreprises de logistique et de mobilité au Luxembourg, pour concevoir une feuille de route pour l’électromobilité.
En outre, dans beaucoup de communes, des infrastructures de recharge existent près des commerces ou des centres culturels, ce qui peut inciter les gens, puisqu’ainsi la recharge peut se faire à la fois chez soi, à la maison, mais aussi au travail, ou encore le temps d’une pièce de théâtre ou d’un musée. Nous augmentons donc les possibilités de recharge avec tous les partenaires, les communes comme le secteur privé.
Les infrastructures en place aujourd’hui sont-elles suffisantes pour convaincre d’acheter une voiture électrique?
«De par ma propre expérience, je constate qu’il y a déjà beaucoup de possibilités pour rouler avec une voiture électrique. Avec les infrastructures de recharge actuelles, personne ne doit avoir peur de ne pas pouvoir rouler là où il veut. C’est un sentiment qui, de nos jours, n’est plus connecté à la réalité, d’autant plus que la plupart des voitures électriques ont désormais beaucoup plus d’autonomie.
Mais le phase-out dépend vraiment du niveau européen. La législation européenne doit être plus ambitieuse que celle contenue dans le paquet «Fit for 55», avec une date plus proche que 2035 pour l’arrêt de la vente de véhicules à émissions d’origine fossile. D’autant que, pour être honnête, c’est au niveau du transport que nous n’avons pas réussi à réduire suffisamment les émissions de gaz à effet de serre, que ce soit au niveau global ou au niveau européen.
Évoquons un autre secteur à décarboner, à savoir l’industrie. Quelle est la feuille de route en la matière?
«Certains grands acteurs ont déjà adopté leur propre roadmap et ont annoncé leur stratégie pour atteindre la neutralité d’ici 2050. De notre côté, nous nous sommes mis ensemble avec les ministères de l’Énergie et de l’Économie pour établir une feuille de route pour l’industrie. L’objectif de cette feuille de route est de la soutenir dans ses efforts, notamment en déterminant – ensemble avec le secteur – les mesures stratégiques nécessaires pour réaliser les potentiels de décarbonation. La mise en œuvre de ces mesures devra faciliter la transformation du secteur industriel.
Les travaux se feront principalement au sein du Haut-Comité pour le développement de l’industrie et plus précisément dans un sous-groupe de travail dédié au climat. Mais si cela fait du sens d’accompagner l’industrie, c’est elle-même qui met en œuvre sa feuille de route. Nous établissons juste les objectifs sectoriels, avec une méthode qui prend la forme d’un budget carbone, et nous suivons le processus. Nous avons en tout cas rencontré beaucoup d’acteurs ces derniers jours et ce n’est pas quelque chose qui est contesté: grands comme petits acteurs, tout le monde veut faire cet effort.
Nous travaillons sur l’idée d’un pacte climat avec les entreprises.
Comment cela se traduira-t-il concrètement?
«Nous ne pouvons pas être plus concrets parce que les discussions viennent de démarrer. Mais il y a un éventail de possibilités. Nous sommes notamment en train de travailler sur l’idée d’un Pacte climat avec les entreprises, qui s’adressera notamment aux PME, à l’image du Pacte climat avec les communes. Le soutien prendra essentiellement la forme d’un accompagnement des entreprises sur base d’un catalogue de mesures pragmatiques, de conseils de base et spécifiques, notamment en les orientant vers les programmes d’aides financières existants, ainsi que de mise à disposition d’instruments.
Avec un tel pacte pour les entreprises, nous pourrions vraiment être dans le lead. Même si, côté réglementaire, il est plus facile de le mettre en place avec les communes qu’avec les entreprises. Car selon la réglementation européenne en matière d’aides d’État, le ministère de l’Environnement n’a en effet pas le droit d’aider une entreprise: il pourrait s’agir de concurrence déloyale…
Le secteur du bâtiment est celui pour lequel la demande de réduction est la plus élevée, avec une baisse de 64% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 2005. Or, entre 2005 et 2020, les émissions n’ont que très peu baissé. Comment atteindre un tel objectif en si peu de temps?
«La situation a quand même évolué. Il y a plus d’habitants aujourd’hui qu’en 2005 et beaucoup de maisons ont été construites. La réduction est donc globalement faible, mais rapportée par habitant, cela représente une baisse de 30%. La raison est que, depuis 2017, les maisons privées construites sont très efficientes.
Mais, pour réduire l’ensemble de l’empreinte carbone liée aux bâtiments, il faut, en plus du bâtiment lui-même, veiller à ce que les matériaux utilisés soient circulaires. Dans cet ordre d’idées, tous les grands bâtiments ont ainsi l’obligation d’avoir des bases de données sur les matériaux utilisés.
D’autre part, pour les bâtiments qui existent déjà, il faut bien remplir les objectifs de rénovation fixés par le ministère de l’Énergie. Il faudra essayer plusieurs pistes afin de rénover à plus grande échelle les bâtiments, beaucoup de choses étant encore à ajuster. Dans l’ensemble, nous avons calculé que ce serait possible. Nous connaissons déjà les technologies, nous avons les énergies renouvelables, nous savons bâtir de manière intelligente. Donc qu’est-ce qui s’y oppose?
Chaque secteur doit atteindre un objectif annuel de baisse des émissions. Comment est effectué le suivi?
«Un comité interministériel fait le monitoring chaque année des émissions par secteur. Et, dans la loi climat, nous avons instauré une plateforme de discussion sur le climat constituée d’acteurs de la société civile, du monde des entreprises et du monde politique, ainsi qu’un observatoire scientifique, au sein duquel sont nommés les acteurs luxembourgeois de la recherche, mais aussi des acteurs internationaux. Ils réaliseront aussi un rapport annuel, présenté lors de la KlimaExpo, dont la première édition a eu lieu cette année et qui est à considérer comme une pré-COP. Ce seront ces différents comités qui discuteront d’éventuelles mesures supplémentaires si un secteur n’est pas cohérent avec son budget carbone.
Mais aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect des objectifs de baisse d’émissions par secteur chaque année. Comment donc être certain que ces objectifs vont bien être réalisés?
«L’absence de système de sanctions est critiquée par les ONG. Mais si vous avez un règlement avec des objectifs sectoriels bien définis, cela crée malgré tout un cadre contraignant. Tout en nous donnant la possibilité, si nos ambitions ne suffisent pas, de les augmenter beaucoup plus facilement que dans un cadre législatif. Dans la plupart des pays, seul un objectif global est à atteindre…
Et qui serait responsable? À qui infliger ces sanctions? Les ministères concernés? Pour moi, il s’agit d’un débat virtuel. Nous voulons dynamiser la transition dans chaque secteur et montrer que tous les acteurs, pas seulement le ministère concerné, sont responsables de leurs émissions. En quoi des sanctions pécuniaires aideraient-elles à cela?
D’autant que le Luxembourg n’est pas un électron libre, il existe au sein d’un contexte global et européen. Les sanctions sont déjà inscrites dans le marché par une pénalisation en termes de compétitivité. Si les fonctionnements ne sont pas adaptés au profit d’une intelligence CO2 et climatique, c’est à leur désavantage, en termes d’image, de coût… Et, politiquement, pour les États membres qui ne respectent pas leurs émissions, il existe un système européen de mise en demeure.
La part du renouvelable a beaucoup augmenté dans la production d’électricité luxembourgeoise. Mais le pays importe la majeure partie de son électricité, 80,7% en 2020, surtout d’Allemagne, dont la production est en grande partie issue du charbon. Comment s’assurer qu’il s’agit d’une électricité verte lorsqu’on importe autant?
«Au niveau des administrations publiques, nous faisons attention à investir dans le renouvelable. Pour tout ce qui est bâtiment public, nous excluons le nucléaire. De même que pour les ménages. Aucune école n’a un chauffage à base de nucléaire ou de charbon.
Mais, comme c’est un marché libre et une économie ouverte, nous ne pouvons pas complètement exclure le charbon ou le nucléaire, ni imposer aux entreprises de ne pas prendre du nucléaire. Or, le nucléaire français, avec quelques centimes moins chers, reste intéressant pour les très grandes entreprises traditionnelles du Sud. Un certain pourcentage du mix national contient donc des traces de nucléaire (selon l’ILR, en 2020, le mix national se composait de 64,3% d’énergies renouvelables, de 26,9% d’énergies fossiles, de 7,3% d’énergie nucléaire et de 1,5% d’autres sources non identifiables, ndlr).
Nous investissons aussi massivement dans les offshores aux Pays-Bas, en Belgique ou au Danemark, à travers des deals bilatéraux. Avec l’objectif de s’assurer qu’à l’avenir nous serons 100% renouvelable.
Lors de la COP26, vous avez fait une annonce, avec cinq autres pays, pour ne pas inclure le nucléaire dans la taxonomie verte que prépare la Commission européenne. Pourtant, le nucléaire est une énergie décarbonée, donc efficace pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris…
«L’argument est totalement absurde. Le nucléaire est plus un obstacle qu’une aide à la lutte contre la crise climatique. Tout d’abord, il est trop risqué, que ce soit au niveau du transport, des attaques terroristes ou encore des déchets, pour lesquels il n’existe pas de solution pour l’instant – donc on déplace le risque vers les générations futures. Sans parler du risque de catastrophe environnementale type Fukushima. Pendant combien d’années le terrain est-il alors inutilisable? Imaginez cela en Europe…
En outre, le nucléaire est trop cher et trop lent. Si vous regardez les derniers projets d’EPR, par exemple Flamanville, cela ne fonctionne pas: il devait fonctionner en 2004, et nous sommes en 2021. Cela devait coûter trois milliards, cela en coûte maintenant près de 20… Et la technologie pour les mini centrales nucléaires n’existe pas encore…
Or, pour limiter le réchauffement climatique, il faut agir vite. Et du côté des énergies renouvelables, les technologies existent. Cela n’est ni lent ni dangereux et il n’y a pas de problèmes avec les matériaux utilisés puisqu’on peut les utiliser de manière circulaire.
Que répondez-vous à la jeune génération qui accuse les politiciens de ne faire que du blabla?
«J’admire énormément le travail des jeunes. Des acteurs comme les Fridays for future ont fait avancer les discussions des adultes en nous rappelant nos responsabilités. Toutefois, il ne faut pas réduire les conférences climat à du blabla, parce qu’il s’agit de bien plus. Les discussions sont importantes et les décisions prises à la COP26 représentent quand même un grand pas en avant. Sans cadre politique, cela n’avance pas non plus.»