Le Statec, qui célèbre cette année ses 60 ans, livre à un rythme régulier un nombre très important de rapports, synthèses, analyses, projections… Pensez-vous que ces informations sont toujours bien comprises et bien utilisées?
. – «Il faut distinguer deux catégories de destinataires de nos informations. Tout d’abord, les décideurs, qui peuvent être publics, mais aussi privés. Par exemple, servent aux entreprises lors de la conception des budgets pour évaluer l’évolution de leur masse salariale. Il y a aussi les indices, comme celui de la construction, très utilisé dans les contrats. Ensuite, il y a le grand public. Et en ce qui concerne nos enquêtes, elles montrent que la compréhension de nos données est en effet assez limitée. Ce qui, quelque part, est normal, car tout le monde ne sait pas ce qu’est l’inflation, le PIB, la mécanique des prix… Curieusement, cependant, certaines données sont mieux appréhendées que d’autres, ou le .
Ce manque de réceptivité et de compréhension du grand public est-il frustrant?
«Oui, c’est une grande source de frustration.
À qui la faute?
«C’est un problème général. Notamment en matière d’éducation. Quand voit-on des rudiments de statistique à l’école? Rarement. Si vous ne faites pas des études d’économie ou dans un des domaines scientifiques correspondant aux matières que nous traitons, on passe à côté. Et encore… Des candidats à un poste au Statec qui ont un master en économie, mais qui ne savent pas expliquer ce qu’est le PIB, cela existe!
Faudrait-il, dès lors, développer une réelle culture de la statistique?
«On devrait en effet le faire. Mais ce n’est pas toujours aussi facile que cela. Dans le domaine de la finance, calculer un ratio emprunt-revenus, un intérêt composé, ce n’est pas simple, et cela échappe d’ailleurs à la plupart des gens. Qui, heureusement, ont souvent un bon banquier qui le fait à leur place. Mais ce n’est pas pour cela qu’il ne faut pas inculquer à chacun quelques notions de base.
Vous avez évoqué l’utilisation des données du Statec par le secteur privé. Qu’en est-il du secteur public? Le travail de vos services est-il bien exploité?
«On est évidemment ici dans une autre configuration, car, en principe, l’autorité publique, c’est la gestion du collectif. J’ai lu récemment dans un média une personnalité publique, très connue, qui disait: ‘Le pouvoir d’achat n’a pas augmenté, contrairement à ce que dit le Statec, car le sentiment des gens est…’ Là, on est au cœur de la statistique: il y a, d’un côté, le ressenti, que j’appelle aussi une vérité alternative, un sentiment légitime, car vous avez le droit de l’avoir, et, de l’autre côté, la réalité des chiffres.
Une inflation devient galopante, elle n’est plus sous contrôle, c’est dangereux, pour plein de raisons, notamment la perte de la notion des prix.
Pour un décideur public, un élu, le ressenti est souvent bien plus important que la réalité chiffrée…
«Oui, mais les chiffres sont importants aussi, et c’est même un aspect crucial. Vous mesurez, c’est mathématique. Nous sommes en collision permanente avec ces deux aspects. On nous dit souvent: ‘Vos chiffres, d’accord, mais moi, je connais quelqu’un qui…’ Il y a toujours une opposition entre le subjectif et le collectif, qui est une notion beaucoup plus compliquée. On met tout le monde ensemble, on mesure, et je peux dire quelque chose sur le collectif, calculer une distribution, et c’est là qu’apparaît la beauté de la statistique: résumer la situation d’un ensemble dont nous ne sommes chacun qu’une partie. Ce qui peut être gênant, car, en tant que partie d’un ensemble, on peut avoir une impression, un sentiment très différent de ce qui se passe…
C’est très clair avec le pouvoir d’achat. Chacun a le sentiment qu’il s’est érodé. Or, le Statec nuance fortement cette impression. Y a-t-il danger dans le contexte actuel?
«Le contexte est une inflation très élevée, plus que dans les années 80, ce qui nous renvoie à une histoire qui n’est guère plaisante. Car, quand une inflation devient galopante, elle n’est plus sous contrôle, c’est dangereux, pour plein de raisons, notamment la perte de la notion des prix, alors que d’habitude on a ce que l’on appelle un ‘ancrage’. Derrière, il y a le risque de la boucle prix-salaire: les salariés veulent garder leur pouvoir d’achat, réclament un salaire plus élevé, ce qui met une pression sur les entreprises, qui touchent à leurs marges… Ce danger est, dit-on, moins fort actuellement, car au cours de ces 20 dernières années. Mais on sait aussi que si les gens sont très énervés, en colère, cela peut générer des explosions, surtout si cela n’est pas encadré par les syndicats.
L’indexation, qui permet sans aucun doute de limiter quelque peu les revendications salariales, est-elle dès lors une bonne ou une mauvaise chose?
« est en tout cas un instrument de paix sociale, car elle aide justement à maintenir le pouvoir d’achat. L’employé a la garantie que son salaire garde sa valeur, et, donc, si son salaire évolue, c’est surtout lié à la productivité et aux performances de l’entreprise. Dans 50% des cas, ces augmentations sont en outre négociées. Mais beaucoup de salariés n’ont pas de convention collective et, pour ceux-là, il n’y a que l’indexation comme instrument pour faire évoluer le salaire. La solution serait dès lors peut-être que tout soit négocié. Il n’y aurait alors pas d’indexation, mais des négociations collectives, comme cela se fait dans les pays scandinaves. Mais, pour cela, il faut un cadre dans lequel tout le monde accepte de jouer et des organisations très puissantes.
Si, durant la pandémie, on n’a pas noté de hausse des inégalités et de la pauvreté, c’est parce qu’il y a eu les interventions de l’État.
Ce que, selon vos enquêtes, les syndicats ne sont plus au Luxembourg...
«C’est un constat international, le Luxembourg ne fait que suivre un mouvement général. Même si on se fie aux seuls chiffres des syndicats, et même si ceux-ci sont ‘imaginaires’, la part des syndicats a diminué par rapport à l’emploi créé, c’est un constat.
La conséquence de l’inflation est …
«Qui n’est pas automatique, et pas toujours logique. Mais il faut s’attendre à une intervention de la Banque centrale européenne, qui ne peut laisser filer les choses et doit aussi rester crédible. Il y aura donc des interventions sur les taux directeurs. Ce qui n’est pas très grave, car, quand vous avez une inflation de 7%, en fait, le taux d’intérêt réel est toujours négatif, et fortement négatif. Si vous avez un taux d’intérêt qui tourne autour de 2% et une inflation de 7%, le taux d’intérêt réel est de -5%. Cela veut donc dire que a pas mal de marge de manœuvre pour remonter les taux d’intérêt, même s’il faut certainement y aller lentement, car il y a des risques d’effets collatéraux, notamment pour les emprunts publics, dont on a besoin, et pour le budget des ménages, alors qu’au Luxembourg, on a un taux d’endettement qui est assez conséquent.
Le surendettement des ménages luxembourgeois est-il justement la future menace des années à venir?
« est une notion particulière, qui survient quand vous avez percé le plafond de vos revenus, que nous ne savez plus faire face à vos dettes. Mais il est sûr que l’endettement élevé des ménages luxembourgeois, surtout pour l’achat d’un logement, avec la hausse des taux directeurs, aura un impact sur le revenu disponible.
Avec un risque de faire exploser la bulle immobilière?
«Notre dernière note de conjoncture prévoit un ralentissement au niveau des .
Mais les banques sont-elles en état de subir un choc de défaut des crédits?
«Depuis 2008, le rôle du régulateur a été augmenté. Les fonds propres des banques ont été relevés aussi, et cela a beaucoup aidé durant la pandémie. Si on n’avait pas eu cela, on aurait eu une crise financière en plus de la crise sanitaire. Le régulateur et les banques centrales ont appris de 2008 que cela pouvait provoquer un cataclysme, et ont donc aussi appris à soutenir les banques. Ce danger-là est ainsi bien moindre et, par conséquent, je ne pense pas qu’on soit en difficulté.
Les ménages luxembourgeois seront-ils plus pauvres demain qu’ils ne le sont aujourd’hui?
«Je constate que le dernier conforte ce que nous avions dit: malgré les déclarations faites, pour 2020 et la période de pandémie, il n’y a pas eu de recul du pouvoir d’achat. Avec la forte inflation, le pouvoir d’achat va cependant être mis sous pression. Pas en 2021, mais pour cette année-ci.
Les inégalités vont-elles augmenter?
«Cela se pourrait, en lien avec , mais il faut être prudent. Les décisions de vont quand même beaucoup concerner le bas de l’échelle des revenus, et cela aura un effet de redistribution. Si, durant la pandémie, on n’a pas noté de hausse des inégalités et de la pauvreté, c’est parce qu’il y a eu . Je pense qu’on va être dans la même situation. Il y a une grosse pression pour que le pouvoir d’achat ne dérape pas. Et l’année prochaine, année électorale, je vois mal la mise en œuvre d’une politique d’austérité.
Selon votre rapport PIBien-être, les Luxembourgeois ne sont pas aussi heureux que ce que les autres indicateurs statistiques laissent entrevoir. Pourquoi ce contraste?
«Ce est une autre approche délivrée par un de nos chercheurs qui a créé un classement de la capacité des pays à bien utiliser les éléments qui peuvent contribuer au bien-être, par exemple les revenus. Le Luxembourg est toujours bien classé, mais il demeure une grosse marge. Cela démontre donc, en effet, que l’on est incompétent dans la transformation des ressources que nous avons pour en tirer tout le bien-être qu’on pourrait en tirer.
Un indice du bien-être, amélioré, pourrait-il être associé aux indices classiques, comme le PIB?
«Le grand défi est en réalité une idée assez banale: tout le monde se réfère au PIB, indicateur phare, mais il faudrait mettre à côté autre chose, le bien-être, qui lui-même est composé de différents éléments engloutis traditionnellement par le PIB. Cela serait à la fois complémentaire, et peut-être même concurrent. Il faudrait regarder la qualité de vie, et s’intéresser plus à cela qu’au PIB, qui, finalement, ne résume que la valeur ajoutée, ce qu’on produit. Je suis statisticien, donc je ne dis jamais de mal du PIB, car il est utile, on a investi 70 ans dedans, et on ne va pas tout mettre à la poubelle. Mais il faut maintenant quelque chose à côté, je n’ai aucun doute là-dessus. Car la contrepartie du PIB, ce sont les revenus, générés par le PIB. Or, les études montrent que les revenus sont très importants pour le bien-être.
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Notion que certains oublient…
«J’aime bien ceux qui parlent de , mais cela montre aussi qu’ils n’ont rien compris. Le PIB génère des revenus, et sans revenus, vous ne faites rien.
Vous êtes à la tête du Statec depuis 2003. Comment cette institution de 60 ans a-t-elle évolué au cours de ces dernières années?
«Dès mon arrivée, j’ai, avec mon équipe, travaillé sur un projet, Statec 2020, qui avait pour objectif de lui donner une forme moderne. C’était prioritaire. Néanmoins, cela a demandé du temps, car, pour changer le Statec, il fallait passer par une nouvelle loi. J’ai voulu au plus vite arrêter l’hémorragie des fonctionnaires. À cette époque, la loi, datant de 1963, fixait le cadre des universitaires du Statec à 11 personnes, ce qui était très peu. Or, avec l’avènement de l’euro, il y a une énorme pression sur les instituts statistiques, à cause de l’inflation et des comptes nationaux, qui devaient être les indicateurs de base du pilotage de la zone euro. Chaque institut a dû devenir un outil du système statistique européen avec Eurostat au-dessus, qui fédère l’ensemble.
Face à ce défi, on a recruté massivement, mais toutes ces nouvelles recrues arrivaient sans aucune perspective de carrière, car il n’y avait que 11 postes de cadre, tous les autres étant des employés. Dès que cela était possible, ils partaient vers une administration où on leur offrait une vraie carrière, avec des évolutions possibles. Mon premier grand test à la tête du Statec fut donc de faire sauter ce verrou via ce qu’on a appelé la ‘petite loi’. Mon atout était que je sortais d’un ministère, que je savais comment faire une loi et comment approcher les politiques pour que cela aille dans le bon sens. On y est arrivé, et cela a ouvert des perspectives de carrière.
La politique, ce n’est pas mon truc.
Si, actuellement, le Statec apparaît comme central au niveau de la statistique publique, cela n’a pas toujours été le cas…
«Sans toujours avoir envie de partager leurs données, de nombreuses institutions ou administrations géraient leurs propres statistiques, comme l’enseignement ou l’environnement. Ces autres ‘instituts’ se sont développés à côté du Statec, qui, du coup, restait un peu dans son coin et n’arrivait plus à maîtriser la statistique globale. Il fallait, selon moi, absolument sortir de cette impasse, et cela a été fait par la loi de 2012, votée à l’unanimité. Cette loi a considérablement fait évoluer le Statec, car, en plus des missions que nous avions et que je qualifie de «classiques» – celles demandées par la réglementation communautaire –, on a ajouté les projections sur le long terme, le recensement des personnes – qui n’avait pas de base légale –, mais aussi celui des logements, la recherche avec une cellule Statec Research, les prévisions conjoncturelles… Cela a remis le Statec au centre.
En 2024, . Qu’est-ce que cela va vous apporter?
«Plus d’espace, tout d’abord. Un immeuble où on ne sera pas en canicule en été, et dans lequel on ne gèlera pas en hiver ensuite. Ce sera surtout un bâtiment propre au Statec, conçu avec des architectes en mode post-Covid. Ce sera hypermoderne, avec le tram dans quelques années.
Bureaux post-Covid?
«Je suis conscient que le télétravail ne va pas disparaître, c’est devenu culturel. Post-Covid, cela veut dire que, quand les gens sont là, c’est pour de l’interaction, par pour se mettre dans un coin à lire ou faire un PowerPoint. Aussi bien via des réunions que durant la pause café, il faut un maximum d’échanges. Les espaces sont conçus de cette façon, alors que, traditionnellement, à l’État, c’est très cloisonné.
À titre personnel, vous êtes pour ou contre le télétravail?
«J’ai beaucoup de mal avec , car on n’a pas encore trouvé le bon mix. Je crains des abus. Mais aussi parce que des études montrent que plus vous êtes détaché de vos collègues, collaborateurs, lieu de travail, plus vous êtes détaché de votre travail dans votre esprit. Cela montre aussi que l’on n’innove plus, on reste sur le standardisé, ce qui est reproductible.
Vous avez 63 ans. Comment envisagez-vous les années à venir?
«Je ne compte plus les années. J’ai l’âge de mes projets. Je n’ai pas envie d’arrêter, mais il le faudra bien. En tout cas, j’ai des idées, des projets sur lesquels je pourrais travailler avec le Statec ou avec d’autres organisations. Mais je serai au Statec jusqu’en 2024, année de son déménagement. J’ai commencé avec celui du boulevard Royal et je vais finir avec un autre.
Ministre, c’est une possibilité?
«Je sais que c’est la mode de prendre des fonctionnaires au gouvernement! Non, je côtoie les politiques, et je n’ai pas ces compétences. Je ne suis pas capable d’aller dans la rue essayer de convaincre quelqu’un. Je n’ai pas cette fibre, mais je suis et je reste un citoyen engagé. La politique, ce n’est pas mon truc.»
Cette interview a été rédigé pour l’édition magazine de parue le 13 juillet 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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