«Pour faire redémarrer une économie, cette confiance est primordiale, à commencer sur le plan national. Cette confiance n’existe pas aux États-Unis en ce moment», souligne Philip Crowther.  (Photo: DR)

«Pour faire redémarrer une économie, cette confiance est primordiale, à commencer sur le plan national. Cette confiance n’existe pas aux États-Unis en ce moment», souligne Philip Crowther.  (Photo: DR)

Les États-Unis détiennent le triste record mondial de victimes emportées par le Covid-19. Le correspondant à la Maison-Blanche, Philip Crowther, décrypte cette situation sous l’angle de la situation politique américaine et la gestion de la crise par l’administration Trump.

Journaliste luxembourgeois expatrié aux États-Unis, Philip Crowther est correspondant accrédité à la Maison-Blanche. Il officie en six langues en tant qu’international affiliate reporter pour Associated Press (AP). Il est aussi correspondant pour RTL Télé Lëtzebuerg et Radio 100,7.

Comment avez-vous vécu cette crise d’un point de vue personnel?

Philip Crowther. – «Je l’ai vécue tout d’abord en subissant entre les États-Unis et l’Europe décrétée par le président Trump. J’avais prévu de partir le jour de la fermeture de l’espace aérien pour rejoindre Luxembourg, afin de célébrer le 70e anniversaire de mon père. L’ironie de l’histoire a voulu que je me retrouve le jour du départ annulé à l’aéroport pour faire des reportages pour des chaînes internationales… sur la fermeture de l’espace aérien.

Ensuite, tout a changé pour moi et ma famille comme pour le reste de la population. Nous devons rester à la maison. L’administration locale de Washington demande à tout le monde de télétravailler au maximum, nous ne pouvons pas non plus entrer dans des magasins sans masque. Je continue de sortir un petit peu, notamment pour aller à la Maison-Blanche, mais de façon très limitée. Le confinement me donne un avantage sur le plan privé puisque je peux passer plus de temps avec ma fille, qui a eu trois mois ce vendredi 8 mai.

La gestion de la crise a révélé l’importance des États et le rôle des gouverneurs…

«Le caractère fédéral du pays s’est révélé dans la mesure où chacun des 50 États a pris sa propre décision. Il n’y a pas eu de règle édictée depuis la Maison-Blanche, mais uniquement des recommandations.

Donald Trump aurait-il pu faire davantage que des recommandations, plutôt que de laisser la main aux gouverneurs en quelque sorte?

«Son administration n’a pas trop pris au sérieux la menace que représentait le Covid-19 durant les premières semaines. De l’avis général des experts, Donald Trump a eu une réaction trop lente. Il aurait pu faire beaucoup plus, ce qui aurait probablement permis de minimiser le nombre de morts via des règles nationales plus strictes. Je remarque d’ailleurs que ce sont les États à tendance démocrate, avec des gouverneurs démocrates, qui ont pris les mesures les plus drastiques. Les autres États à tendance républicaine, plus ruraux et qui présentent moins de cas de Covid-19, sont plus enclins à rouvrir l’économie.

Les photos du couple présidentiel dans ses activités officielles à la Maison-Blanche laissent apparaître des clichés d’apparence normale. Vous avez aussi partagé sur vos réseaux sociaux des images montrant un bureau ovale rempli d’invités autour du président, sans distance de sécurité. Ni masques. Quelle impression vous donnent ces images?

«J’ai passé la journée de mercredi dans l’aile ouest, là où se trouve le cercle le plus intime de Trump. Je n’ai vu aucun employé de la Maison-Blanche porter un masque, j’ai eu l’impression d’une vie qui continue presque normalement, sans distanciation sociale.

Lorsque le président était entouré d’infirmiers et d’infirmières dans le bureau ovale à l’occasion de la journée nationale qui leur a été dédiée, je lui ai demandé quel message il voulait envoyer en étant entouré de ces professionnels de santé qui avaient potentiellement été exposés au Covid-19, sans que personne ne porte de masque dans la pièce. Ma question portait sur la symbolique d’une administration qui ne suit pas ses propres recommandations.

Il m’a répondu en critiquant ma question et en attaquant la presse. Une infirmière m’a répondu que tous ceux qui se rapprochent du président sont testés. Mais nous savons que ces tests ne sont pas 100% fiables. Et il était bien en présence de journalistes, comme moi-même, qui n’ont jamais été testés. J’étais à un mètre du vice-président, mais je portais un masque.

Ces clichés donnent l’impression que l’administration Trump veut montrer sa puissance vis-à-vis d’un ennemi invisible qu’elle est prête à défier...

«Une nouvelle division apparaît au sein de la population américaine, entre ceux qui croient le président – qu’il surnomme les guerriers – et qui veulent un retour à la vie ‘normale’, malgré le nombre de morts. On voit une certaine forme de parallélisme entre 2020 et 2016, quand les supporters de celui qui était à l’époque candidat à la présidence le soutenaient envers et contre tout. Aujourd’hui, ils se croient plus forts que le virus, tout comme le président.

De l’autre côté, les démocrates font plus attention et ont davantage peur d’un retour vers la normalité. Cette décision que le président veut prendre semble in fine être faite pour un électorat assez limité puisque les sondages montrent que la population n’est pas d’accord avec la réouverture trop rapide de l’économie.

Avez-vous la possibilité de vous protéger dans l’exercice de votre métier?

«J’ai posé ma question au président Trump dans le Bureau ovale avec un masque. Je prends beaucoup plus de précautions à la Maison-Blanche, où le trafic est certes limité depuis la pandémie, mais il reste important dans la salle de presse. Je suis conscient que je prends un petit risque, mais un risque quand même en allant à la Maison-Blanche, car je suis plus exposé à des gens qui pourraient être porteurs du Covid-19.

Le président considère d’une certaine manière que le boom économique précédant la pandémie lui appartient, qu’il s’agit de son héritage.
Philip Crowther

Philip Crowther journaliste et correspondant à la Maison-Blanche

La campagne est à l’arrêt, mais l’élection présidentielle est toujours prévue pour le 3 novembre. Cette gestion de la pandémie pourrait-elle coûter sa réélection au président sortant?

«Il pense toujours à l’effet que sa gestion pourrait avoir sur la décision des électeurs. Le président se dit actuellement un chef de gouvernement en temps de guerre. Historiquement, le commandeur en chef reçoit l’appui du peuple en temps de guerre, ce qui n’est pas nécessairement le cas actuellement au vu des sondages.

Le président considère d’une certaine manière que le boom économique précédant la pandémie – qui avait déjà commencé en partie sous la présidence Obama – lui appartient, qu’il s’agit de son héritage. Il veut redonner au plus vite l’impression d’une économie forte, grâce à sa réanimation rapide. Une économie dont il aurait évité le naufrage. Cette posture se traduit dans un autre registre: celui du nombre de décès causés par le Covid-19. Les pronostics de son administration ont évolué au fil de la crise pour parler désormais de 2 millions de morts si le gouvernement n’avait rien fait. C’est un nombre symbolique que le président utilise. Pour sa campagne, il veut être vu comme le président qui a relancé l’économie et qui a pu limiter un nombre important de morts.

La pandémie peut donc avoir des effets sur une campagne qui est pour l’instant gelée.
Philip Crowther

Philip Crowther journaliste et correspondant à la Maison-Blanche

Trump peut-il encore compter sur la confiance de ses supporters?

«Ses supporters lui restent globalement fidèles. Il ne veut surtout pas les perdre pour novembre. Mais comment voteront les personnes les plus âgées, en particulier dans les États ruraux, qui lui ont été dévolus, mais qui représentent la tranche de la population la plus touchée par le virus? Le manque de réaction fédérale forte aura-t-il un impact sur cet électorat? De leur côté, les démocrates vont en quelque sorte profiter de la crise, car ils constatent un manque de leadership et que le nombre de victimes est le plus élevé au monde.

La pandémie peut donc avoir des effets sur une campagne qui est pour l’instant gelée. Le candidat a priori désigné du camp démocrate, l’ancien vice-président Joe Biden, est cloîtré chez lui, devant intervenir par visioconférence sur les chaînes américaines. Il tarde à Donald Trump de retourner faire des rallyes dans les États républicains. Personne ne sait vraiment quand la campagne va recommencer. Les grandes conventions des deux partis sont prévues en août, pour le moment l’agenda est maintenu, de même que le scrutin. Mais qu’arrivera-t-il si une seconde vague d’infections survient à l’automne?

La pandémie a exposé le système médical américain à ceux qui ne le connaissaient pas.
Philip Crowther

Philip Crowther journaliste et correspondant à la Maison-Blanche

Quelles traces laissera cette crise sur la place des États-Unis dans le monde?

«Étant donné la distanciation vis-à-vis d’autres pays dans la recherche d’un vaccin ou encore la posture vis-à-vis de l’OMS, le pays est en train de s’isoler encore plus sur la scène internationale. Revient alors la question de la relance économique. Les partenaires internationaux vont-ils encore faire confiance aux États-Unis? Le risque d’une nouvelle vague causée par la réouverture de l’économie pourrait mettre à mal cette confiance.

Or, pour faire redémarrer une économie, cette confiance est primordiale, à commencer sur le plan national. Cette confiance n’existe pas aux États-Unis en ce moment. C’est la peur qui domine, la peur d’un retour de l’activité économique, la peur des contacts interpersonnels. Le risque que prend Donald Trump en relançant l’économie à ce stade de la pandémie est énorme.

Sur le plan purement sanitaire, l’actualité a laissé apparaître un manque de moyens médicaux...

«La pandémie a exposé le système médical américain à ceux qui ne le connaissaient pas, un système qui arrive vite à ses limites, un système qui souffre d’un manque de matériel, un système qui repose sur des régimes privés… Je vois dans cette pandémie un moment de réalisme pour les États-Unis, qui ne sont peut-être plus le pays le plus puissant au monde et certainement pas le pays le mieux préparé pour une pandémie. Le Covid-19 a mis tous les pays sur même niveau.

Les derniers chiffres du chômage tombés jeudi indiquent que 3,2 millions de personnes ont demandé une aide. Ils s’ajoutent aux 30 millions de chômeurs depuis mars. Après la bombe sanitaire, faut-il craindre la bombe sociale?

«Tout comme la crise a exposé le système médical aux yeux du monde, elle a exposé la fragilité économique des États-Unis. On ne parle souvent que des chiffres, mais n’oublions pas qu’ils représentent beaucoup d’histoires personnelles, parfois tragiques. Des hommes, des femmes, des enfants qu’on ne voit pas et qui souffrent. Une personne sur cinq est désormais sans travail. Et plus de 75.000 décès sont à déplorer.»