Retrouvez la première partie de ce grand entretien .
Depuis quelques années, vous vivez une véritable inflation des propositions de loi. Est-ce lié à certaines réformes d’envergure lancées par le gouvernement DP-LSAP-Déi Gréng depuis 2013? Ou est-ce une inflation continue depuis plus longtemps?
Agnès Durdu.- «Il ne faut pas oublier l’influence de l’Union européenne. Le gouvernement en place est effectivement très actif au niveau familial – le divorce a été fondamentalement changé –, au niveau des infrastructures aussi – avec tout ce qui a trait aux transports en commun, que ce soit le tram, le train, les gares rénovées ou créées ex nihilo.
Évidemment, cela nécessitait la rédaction et l’adoption de beaucoup de textes. Il faut le reconnaître, beaucoup de réformes dont on parlait avant n’avançaient pas vraiment. Cette coalition travaille énormément et il y a eu effectivement des changements importants. De là à savoir s’ils sont tous bons, c’est autre chose. Dans 10 ou 15 ans, on dira peut-être qu’on aurait dû penser à ceci ou à cela.
Le nombre d’oppositions formelles a également crû de manière exponentielle depuis une ou deux décennies. Est-ce lié à des réformes sensibles ou à la baisse de la qualité des projets de loi qui vous sont soumis?
«Les deux. Parfois, les formulations des projets de loi ne rentrent pas tout à fait dans les exigences législatives. Nous rédigeons toujours nos oppositions formelles en précisant que tel aspect est contraire à tel principe de droit, telle convention internationale, tel article de la Constitution ou à tel texte existant. Nous sommes également plus conscients du fait qu’un texte peut engendrer par la suite des recours devant la Cour constitutionnelle ou les tribunaux administratifs. Cela nous rend d’autant plus prudents.
Protéger la vie privée devient de plus en plus délicat.
Pour vous, quels sont les avis les plus importants que le Conseil d’État a eu à rédiger durant les 20 dernières années?
«Les avis qui m’ont le plus marquée relèvent du droit familial, comme le divorce et la protection de la jeunesse. Il y a aussi toute une législation très technique qui risque d’avoir beaucoup d’influence dans la vie quotidienne des gens. Protéger la vie privée devient de plus en plus délicat. J’estime qu’au-delà de la protection des données, l’État a un rôle absolument subsidiaire à jouer dans la vie quotidienne des gens.
Faudrait-il davantage de conseillers d’État pour absorber l’augmentation de votre charge de travail?
«Nous avons beaucoup adapté notre façon de travailler ces dernières années et surtout, nous avons un secrétariat qui nous aide dans notre travail de recherche. Nous n’avons pas nécessairement besoin d’augmenter le nombre de conseillers dans les prochains mois. C’est vrai qu’avant les élections législatives, il y avait énormément de travail. Nous avons avisé en priorité les projets importants que le gouvernement voulait absolument évacuer avant les élections, ce qui ne nous a évidemment pas empêchés de formuler les oppositions formelles que nous estimions importantes.
Parmi les textes adoptés ces dernières années, une réforme concernait directement l’organisation du Conseil d’État. Certains craignaient une dérive politique. Qu’en pensez-vous a posteriori?
«Pour nous, en tant qu’institution, c’est un équilibre qui s’est établi tout au long de notre existence. La solution adoptée est bonne. Bien sûr, ce sont toujours les partis politiques qui nomment les conseillers mais une fois qu’on est à l’intérieur de la maison, ce n’est plus l’approche politique qui est déterminante. Nous travaillons sur les textes d’une façon objective, même si nous n’apprécions peut-être pas l’approche politique d’un texte.
Certains projets de loi sont plus clivants que d’autres – par exemple celui sur le mariage homosexuel, qui a suscité des discussions vives au sein du Conseil d’État. Comment faites-vous lorsque vous ne parvenez pas à vous mettre d’accord?
«Un ou plusieurs conseillers ont toujours la possibilité de rédiger un avis séparé, mais ces avis sont extrêmement rares parce que nous discutons jusqu’à ce que nous trouvions une solution acceptable pour tous les membres du Conseil d’État. Jusqu’à présent, nous avons toujours bien réussi, et j’espère que moi aussi je réussirai dans cette mission.
Ma fonction se joue aussi à l’extérieur du Conseil d’État. Nous devons avoir de bonnes relations avec le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
Comment voyez-vous votre rôle de présidente?
«Je suis toujours membre de commissions et je travaille comme tout le monde. À l’intérieur de l’institution, je m’efforcerai de faire en sorte que les travaux puissent avancer aussi bien que ces dernières années. Je veux garder le contact avec tous les membres, mais aussi avec les présidents des différentes commissions pour voir s’il y a des textes présentant des problèmes particuliers et pour agencer le travail. Ce qui m’importe aussi, c’est que nous ayons une certaine ligne dans notre analyse des textes, surtout pour formuler les oppositions formelles. Nous ne pouvons pas adopter des positions différentes, d’un avis à l’autre.
Ma fonction se joue aussi à l’extérieur du Conseil d’État. Nous devons avoir de bonnes relations avec le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Nous allons probablement multiplier les entretiens avec les différents ministres, ce que nous avions déjà commencé à faire, et surtout avec les fonctionnaires, pour comprendre où sont leurs problèmes et pourquoi ils ont adopté telle ou telle approche, d’un point de vue technique. Cela pourra éviter beaucoup de problèmes et de discussions.
J’ai aussi l’intention de représenter correctement notre institution dans le public. J’ai toujours été impressionnée par la discrétion du Conseil d’État et pourtant, c’est une institution remarquée. Discrétion et efficacité. Je cherche toujours cela, mais je dois le faire d’une autre façon. Notre société et notre perception des différentes institutions se modifient au fil du temps et nous devons nous positionner autrement en public. Le Conseil d’État ne doit pas nécessairement communiquer à tout bout de champ, mais si cela devient nécessaire, je ferai entendre sa voix d’une façon vraiment réservée.
Il est important d’avoir d’autres personnes qui apportent leur propre vision des sujets.
Qu’est-ce qui pourrait encore être amélioré dans le fonctionnement du Conseil d’État?
«Nous pouvons fonctionner correctement avec le texte de loi le régissant, tel qu’il existe. Je suis heureuse que nous ayons réussi à y faire insérer le principe du choix du profil des candidats. Pour nous, il est essentiel de pouvoir dire qu’il nous faut une personne qui connaisse tel ou tel sujet. Je tiens absolument à ce que tous ceux qui nomment un candidat pour entrer au Conseil d’État respectent le profil que nous adoptons.
La loi précise qu’il faut 11 juristes parmi les 21 conseillers d’État. Est-ce suffisant?
«Parfois, on peut se dire qu’il nous en faudrait plus, mais je ne suis pas d’avis qu’il faille une majorité absolue de juristes. Il est important d’avoir d’autres personnes qui apportent leur propre vision des sujets. Sinon, nos textes deviendraient trop juridiques. Ce n’est pas la seule réponse que le Conseil d’État doit apporter aux problèmes qui se posent.
Mais d’autres profils peuvent prêter le flanc à la critique, comme celui d’ (managing partner d’EY Luxembourg) amené à examiner la réforme fiscale alors qu’il avait participé aux négociations de coalition.
«Il ne faut pas croire que les juristes soient à l’abri de telles critiques puisque généralement, ce sont des avocats et ils peuvent aussi avoir des conflits d’intérêts. Chacun de nous doit faire attention lorsqu’un projet de loi va être examiné et dire d’office qu’il risque de rencontrer un conflit d’intérêts. Jusqu’à présent, cela a toujours très bien fonctionné.»