S’il est «content» qu’on le présente éternellement comme le créateur de Siri, Luc Julia est passé à autre chose. Avec un regard critique, parfois très dur, sur les annonces à coups de centaines de milliards des deux côtés de l’Atlantique.
Quel regard jetez-vous sur toutes ces annonces, qui se multiplient, en Europe, aux États-Unis ou en Chine, à propos de l’intelligence artificielle?
Luc Julia. – «Il y a beaucoup d’annonces, c’est bien, mais il y en a qui mentent plus ou moins bien... Aux États-Unis, c’est essentiellement de l’infrastructure, des data centers qui vont détruire la planète! En Europe, il y aura aussi des data centers, entre les 109 milliards d’euros annoncés par Emmanuel Macron et les 200 milliards de l’Union européenne. Beaucoup de data centers aussi, mais peut-être une conscience écologique supérieure à celle qui prévaut aux États-Unis. Et pour la Chine, fidèle à elle-même, on ne sait rien... On voit des IA qui sortent, avec des rapports prix-coûts très intéressants. C’est malin, ils font des choses avec moins de ressources que ce que réclament les gros. Je suis content parce que cela va dans le sens de ce que je dis depuis des années, à savoir ‘ce n’est pas la peine de développer ces gros ‘machins’ comme OpenAI’.
Il faudrait assumer des biais européens, africains ou asiatiques, parce que nos IA doivent nous répondre comme à des Européens, comme à des Africains et comme à des Asiatiques!
En quoi ces IA un peu plus frugales, qui travaillent sur de plus petits modèles, peuvent-elles être aussi efficaces et intéressantes qu’OpenAI et consorts?
«Les gros poursuivent un but impossible: l’intelligence artificielle générative. Quelque chose qui va tout faire, tout le temps et très bien. Dieu, en fait. Ils sont à la recherche de Dieu. Malheureusement, dans les 70 ans de l’histoire de l’intelligence artificielle, à chaque fois qu’on recherche cet idéal, on retourne vers des choses beaucoup plus raisonnables mais qui fonctionnent. En réduisant le focus, nous allons finir par développer des IA particulières pour des tâches particulières. Du coup, ce sera plus frugal.
On n’a pas vraiment raison de dépenser des milliards de dollars pour faire tourner ces ordinateurs pour l’instant?
«Non. Il en faut un peu. Surtout en Europe, parce qu’on est trop dépendants de ce qui se passe aux États-Unis. Il nous faudrait des clouds souverains, dont on n’a que deux ou trois modèles dans certains pays européens. Il nous faudrait un cloud souverain européen. Pour créer des modèles, ça ne nous ferait pas de mal. Autre chose dont on devrait parler, je pense, c’est qu’il faut que nous assumions les biais de ces IA. Pour l’instant, ce sont des biais américains. Il faudrait assumer des biais européens, africains ou asiatiques, parce que nos IA doivent nous répondre comme à des Européens, comme à des Africains et comme à des Asiatiques. Prenons un exemple emblématique de ce que sont ces IA et de pourquoi il faut assumer nos biais. Si vous demandez à n’importe quelle IA qui a inventé l’aviation, elle vous répondra que ce sont les frères Wright en 1903. Si vous demandez à n’importe quel Français, il vous répondra que c’est Clément Ader, 13 ans plus tôt, en 1890. Et c’est la vérité. C’est la vérité assumée des Français. C’est la vérité assumée des Américains... Culturellement, les IA sont basées sur internet et internet a un biais anglo-saxon, côte ouest... Il nous faut une infrastructure pour pouvoir remettre un peu d’équilibre dans internet.
Oui, du côté des fournisseurs de cloud, souvent, il y a des couches de technologies qui sont américaines ou chinoises. Mais dans la communication de l’Union européenne sur les «AI Gigafactories», ce que les Européens n’ont pas tellement dit, c’est comment ils allaient avoir accès à 100.000 puces IA de dernière génération pour les faire tourner. Et si j’ajoute le RGPD, qui fractionne les sets de données sur lesquels on peut entraîner des modèles, la souveraineté européenne n’est pas pour demain...
«Sur les puces, oui, nous avons un problème, mais la frugalité de DeepSeek nous a montré que, potentiellement, nous pouvions faire des choses avec moins. C’est la seule chose sur laquelle les Chinois n’ont pas menti. Nous avons décidé, qui je ne sais pas, il y a quelques années, d’arrêter le développement des puces... C’était une erreur monumentale. Les Chinois font aujourd’hui leurs propres puces. Ils ont mis quatre ou cinq ans à mettre sur pied toute la filière industrielle. Nous, comme des vierges effarouchées, nous allons nous empêcher de copier des trucs, donc nous mettrons plus longtemps. Mais dans les milliards européens, il faudrait en mettre quelques-uns pour redévelopper les puces. Il nous faudra dix ans.
La reconnaissance faciale, si c’est pour permettre à une personne handicapée de pouvoir ouvrir sa porte simplement, c’est plutôt pas mal!
Pour ce qui est du RGPD, c’est votre faute, à vous les Européens qui vivez en Europe. Luxembourgeois, Français, Belges... C’était intéressant, mais ça n’a strictement servi à rien. À part embêter les utilisateurs qui doivent cliquer sur des dizaines de pop-up sans même rien lire du tout... Je suis pro-régulation! Le RGPD n’a eu qu’une vertu éducative. Ça a permis d’expliquer aux gens tous les dangers liés à internet. On ne sait toujours pas pourquoi les gens sont toujours sur Facebook, mais ils sont toujours sur Facebook. C’est une aberration. Le problème, c’est que l’UE a mis en œuvre un IA Act. Quand l’IA a commencé à arriver, les Européens se sont dépêchés de pondre un IA Act, entré en vigueur en 2024, ce qui me fait sourire. D’une part, c’est contradictoire avec le RGPD. Bonne chance aux juristes pour l’appliquer! Regardez par exemple la bataille qui a lieu en ce moment entre Apple et Facebook. Meta demande les algorithmes au nom de la transparence et Apple dit non parce que c’est contraire au RGPD. Les Européens se tirent une balle dans le pied avec ces textes. Ni Meta ni Apple, du coup, ne déploient de trucs en Europe, comme l’Apple Intelligence – ce n’est peut-être pas plus mal, je n’en sais rien.
La régulation est un problème. Parce que les textes ont été faits sans demander leur avis aux vrais spécialistes de l’IA! On ne sait pas trop pourquoi Thierry Breton et ses amis ont fait ça en si petit comité.
La régulation est un problème. Parce que les textes ont été faits sans demander leur avis aux vrais spécialistes de l’IA! On ne sait pas trop pourquoi Thierry Breton et ses amis ont fait ça en si petit comité. On a trop régulé au niveau des technologies elles-mêmes au lieu de réguler au niveau de leur application. La granularité qui va jusqu’à l’interdiction est d’une incroyable bêtise parce qu’on ne sait pas encore quelles applications pourraient voir le jour. Si ça se trouve, il y aura des applications fantastiques. Prenez la reconnaissance faciale. Non, si c’est pour faire du scoring social comme en Chine, ce n’est pas bien. Mais si c’est pour permettre à une personne handicapée de pouvoir ouvrir sa porte simplement, c’est plutôt pas mal! Aujourd’hui, ceux qui veulent sortir de bonnes applications et qui ne pourraient pas le faire au regard de l’IA Act vont devoir passer par la justice européenne et par la jurisprudence, ça va prendre dix ans. En 1984, déjà – ce qui m’énerve – la France a fait le même genre de bêtise avec la génétique et l’interdiction des manipulations génétiques par peur du développement de l’eugénisme. Mais les malades atteints de maladies génétiques sont toujours en attente de solutions.
Votre reportage sur Arte, «Silicon F***ing Valley», nous rappelle, si nous l’avions oublié, que vous êtes à la fois un expert de la Silicon Valley et un vrai Européen. Qu’est-ce qui manque dans les dispositifs annoncés ces dernières semaines d’un côté de l’Atlantique pour pouvoir espérer rivaliser avec ce qui a été annoncé de l’autre côté?
«J’essaie de prendre les choses positivement, d’expliquer les dangers, d’arrêter de dire des bêtises sur ces technologies comme Elon Musk ou encore Sam Altman, qui n’ont qu’un objectif: ramasser de l’argent pour leurs entreprises. OpenAI a déjà pris 10 milliards, mais a besoin d’au moins dix fois plus. Or, ce sont des outils extraordinaires quand on les utilise à bon escient. Il faut les comprendre, il faut s’éduquer. Pour que ça marche en Europe – et oui, je suis un Européen convaincu, mais un Européen des années 1950 –, il faut de l’argent. C’est ce que nous avions écrit dans un rapport pour le président français en février 2024 avec une dizaine de spécialistes. Nous avons des experts et des génies en Europe, bien formés aux mathématiques, mais aussi multi-éduqués. Notre héritage des Lumières nous permet de comprendre les maths, mais aussi la philosophie et plein d’autres choses. Nous avions dit qu’il nous fallait 10 milliards d’euros. Il faudra les utiliser correctement pour passer de la start-up nation depuis 2013 à la scale-up nation. En Europe, c’est très compliqué de mettre 100 millions dans une entreprise.
L’argent arrive. On en fait quoi, là, tout de suite?
«On finance des data centers, des infrastructures. Regardez: le supercalculateur français, Jean Zay, a triplé sa capacité et on lui a donné 40 millions d’euros. Il est 1.000 fois moins puissant que les ordinateurs de Facebook. Il faut 40 milliards! Après, il faut donner à ces entreprises la capacité d’aller trouver un marché. Je suis pour le marché européen de 1953. Mais aujourd’hui, il n’existe pas. Il y a 35 pays et autant de langues, de frontières ou de régulations... On dit qu’on a un marché captif de 400 millions de personnes, mais non. C’est un mensonge. Ici, aux États-Unis, on a un marché de 330 millions de personnes qui parlent toutes la même langue et il n’y a pas de frontières entre les États. Il faut aller chercher les autres marchés. En Europe, mais aussi en Chine, où c’est compliqué, ou aux États-Unis, et, là encore, il faut de l’argent.
Et vous, qu’on présente éternellement depuis 30 ans comme le père de Siri, vous faites quoi de sympa en ce moment?
«Je travaille chez Renault. J’ai la chance de pouvoir faire ce que je veux, où je veux et comme je veux. J’ai fait dix ans de recherche, dix ans de start-up et dix ans de grosse boîte aux États-Unis et, il y a trois ans, j’ai décidé de faire dix ans dans une grosse boîte française pour rendre un peu de ce que je suis à la France. Je fais de l’IA pour cette grande entreprise. Je fais des IA pour les gens dans les usines, des cols blancs, pour qu’ils soient plus productifs, pour faire mieux, pour améliorer la qualité de ce qu’ils rendent. Et nous mettons aussi de l’IA dans les voitures face à des Chinois ou des Coréens qui sont très à l’aise avec ces technologies. On faut un petit avatar, Reno, pour la Renault 5, qui parle, qui vous explique comment fonctionne la voiture.
Justement, à propos de la productivité et de la qualité, on dit souvent que l’IA va améliorer la productivité, mais d’autres disent que les gains de productivité seront mangés par les processus pour la mettre correctement en œuvre. Où vous situez-vous?
«L’histoire de l’IA et des technologies a montré cela des dizaines de fois. Il faut être très prudent avec ce que l’on promet. Cela offre des gains de productivité dans certains secteurs et dans certaines conditions. Prenez l’environnement. Si vous adoptez certaines de ces technologies et que vous devez rédiger un rapport RSE, il y a de fortes chances que vous ayez certains soucis... Là encore, l’éducation est clé. Il y a des choses qui peuvent être bien. Avec l’IA générative, la qualité de ce que vous, humains, produisez augmente.»