Et si l’exil forcé des populations avait des conséquences autrement plus désastreuses que la catastrophe nucléaire elle-même? Pour l’un des deux réalisateurs du docu-fiction «An Zéro: comment le Luxembourg a disparu», Myriam Tonelotto, c’est l’unique question qui a donné de l’urticaire non pas à Arte, mais à la Norddeutsche Rundfunk (NDR), qui produit le documentaire pour Arte.
Car Arte, explique la réalisatrice de ce film de 70 minutes, a même envoyé un mail de félicitations au Film Fund, où son directeur, Guy Daleiden, et son adjointe, Karin Schockweiler, se sont donnés sans compter pour que le film sorte et soit bien placé dans la grille des programmes de la chaîne franco-allemande [, ndlr.].
Le film, qui évoque les conséquences économiques, financières et humaines d’un éventuel accident nucléaire à la centrale nucléaire de Cattenom, a été diffusé mercredi en seconde partie de soirée et amputé de 20 minutes d’interviews d’experts, laissant le champ libre à la fiction et sans les questions finales, selon Myriam Tonelotto.
Julien Becker, autre réalisateur et à l’origine du projet, rejette toute idée de censure
Une analyse qui ne fait cependant pas l’unanimité. L’autre réalisateur, à l’origine du projet, Julien Becker, rejette ainsi toute idée de censure, comme on peut le lire avec nombre de détails publiée sur le site internet d’Arte.
«Le premier montage soumis à la chaîne début janvier 2021 excédait de très loin le format de la case, du fait du nombre très important d’experts interviewés par la coréalisatrice (35 experts et 40 heures de rush pour 40 minutes de diffusion). Les coupures ont donc été réalisées pour des raisons de durée ou de thématiques qui auraient mérité un développement qui dépassait le cadre du film», explique .
«Myriam Tonelotto nomme régulièrement les noms de plusieurs personnes interviewées qui ne figurent pas dans la version finale», affirme . «La raison en est simple: la séquence dans laquelle ces personnes devaient intervenir n’était prévue ni dans le projet initialement soumis, ni dans les concepts présentés jusqu’à fin décembre 2020. Cette séquence n’avait fait l’objet d’aucune concertation et ne figurait donc pas dans le premier montage. Alors que le film en était déjà à un stade très avancé, mais restait encore beaucoup trop long, il était impossible d’intégrer une partie supplémentaire, totalement inédite sur le plan du contenu et sans le moindre lien avec les éléments de fiction déjà tournés, au développement desquels la coréalisatrice Myriam Tonelotto a participé. C’est d’ailleurs d’elle-même que Myriam Tonelotto a alors proposé par écrit, le 22 janvier 2021, de renoncer à cette séquence.»
Une version contredite par les échanges de mails entre les réalisateurs et la production allemande, qui attestent que ces témoins figuraient bien depuis le début et jusqu’à récemment dans le projet. «C’est injuste de dire cela», dit-elle.
«Cette suppression est idéologique!»
Jointe par Paperjam mercredi matin, Mme Tonelotto place uniquement ces problèmes dans le feu nourri de critiques que la NDR a reçues après la diffusion d’un autre documentaire sur la gestion de la crise du Covid en Allemagne. «Cette suppression est idéologique! Orientée! Il y a deux aspects. Le premier tient dans un précautionnisme juridique: la NDR a supprimé le mot ‘Cattenom’ et la référence à EDF pour ne pas risquer d’être attaquée par l’opérateur français. Le second tient dans le fait qu’expliquant que l’exil forcé peut s’avérer bien plus dommageable que l’accident nucléaire lui-même, cela risque d’agacer les militants antinucléaires allemands, qui en ont fait l’argument majeur de leur opposition au nucléaire depuis des années.»
L’exil, plus dangereux que la catastrophe nucléaire, comme celles de Three Mile Island, de Tchernobyl ou de Fukushima? «Alors que les journalistes s’intéressent de près aux travaux des scientifiques du GIEC sur le réchauffement climatique, personne n’écrit jamais sur les travaux, pourtant nombreux, de son institution sœur, , qui montrent que les conséquences de la gestion actuelle d’une catastrophe nucléaire sont très dommageables aux populations», explique celle qui a fini par tourner le dos aux antinucléaires avec lesquels elle manifestait, il y a quelques années, au Luxembourg.
Le Luxembourg, plus qu’une place financière
Elle cite à la volée l’exemple de ces journalistes norvégiens de retour à Oslo suite à un reportage à Fukushima et inquiets par rapport à leur exposition aux radiations, qui se sont aperçus que les radiations dans la capitale norvégienne étaient deux fois supérieures au taux qu’ils ramenaient de Tokyo. Ou ce refus des Japonais de laisser entrer sur leur territoire des confitures des Dolomites, largement plus radioactives que la norme japonaise.
«Les relevés scientifiques constatent que les habitants retournés vivre dans la zone de Fukushima ont été exposés à des radiations additionnelles équivalentes à un scanner de l’abdomen par an», assure-t-elle. «Régulièrement, des vacances de deux semaines en Angleterre, Allemagne, etc. sont organisées pour les enfants de Tchernobyl. Ce qui est très bien, car ils vivent dans une grande pauvreté. Mais leur faire croire que ces deux semaines sont les seules de leur vie où ils vivent en sécurité, loin des radiations, c’est scandaleux et c’est faux! Vous imaginez l’impact psychologique? Le taux de radiation chez eux est équivalent à celui des Cornouailles! Deux millions d’enfants en ex-URSS ont été touchés par l’accident de Tchernobyl. 7.000 ont développé un cancer de la thyroïde, parce que, contrairement à ce qui arriverait au Luxembourg, ils n’ont pas reçu de pastille d’iode et on les a laissés boire du lait contaminé. Statistiquement, 10% ne s’en sortiront pas. C’est terrible, 700 enfants condamnés par une mauvaise gestion de l’accident. Mais maintenir dans une vie miséreuse les centaines de milliers d’autres, en prétendant que leurs cultures sont contaminées et invendables, en faisant peur avec les radiations à tout investisseur, c’est leur enlever toute autre perspective que guide pour touristes morbides à Prypiat, les priver d’avenir, et je trouve ça honteux.»
C’est ce point qu’elle transpose au Luxembourg, lorsque le film diffusé mercredi soir «réduit les problèmes du Luxembourg à une disparition d’une place financière. Ce n’est pas correct. Il y a les effets sur la place financière, les impossibles transactions financières, oui. Mais il y a aussi la disparition de l’État en tant qu’organisateur de la protection autour de nous. La sécurité sociale, les retraites, la police, l’école. Pour des réfugiés, cette absence de protection est très problématique et c’était un bon moyen de sensibiliser aux problèmes qu’ils rencontrent. Mais les 600.000 Luxembourgeois ne seraient pas des réfugiés. Ils seraient maintenus dans les limbes du pays. Sans reconnaissance de leur désarroi. Ces 20 minutes posaient ces questions-là, celles liées à la seconde catastrophe!»
Les extraits supprimés de la diffusion d’Arte
L’intégralité des volets qui ont été supprimés dans le dernier sprint de la production de ce docu-fiction sont laissés libres de droits pour la réalisatrice, qui a commencé à les mettre en ligne sur son compte Vimeo et sa page Youtube.