Carole Retter, vous travaillez dans le monde de la publicité luxembourgeoise depuis près de 15 ans aujourd’hui. Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours?
. – «J’ai un parcours typiquement luxembourgeois: je suis née dans une famille luxembourgeoise, j’ai fait ma scolarité dans des écoles luxembourgeoises, tout en pratiquant le basket en club. Lorsque l’on suit ce chemin, on ne devient pas entrepreneur! On fait des études pour devenir professeur ou travailler dans le secteur éducatif. Surtout lorsque l’on joue à un certain niveau dans un club. Très souvent, les clubs sportifs encouragent les jeunes à rester au pays pour faire leurs études. Mais les choix sont limités. Ils l’étaient en tout cas lorsque j’ai obtenu mon examen de fin d’études.
Je n’ai pas suivi ce chemin. J’étais très intéressée par le marketing. J’avais fait, durant ma scolarité, des stages dans ce secteur et cela m’a toujours passionnée. Je suis donc partie en Angleterre pour étudier cette matière et le management. Je ne voulais pas non plus forcément revenir au Luxembourg. Tout comme me lancer dans l’entrepreneuriat n’était pas un objectif.
Mais la vie a fait que je suis revenue quand même. Et des opportunités se sont présentées à moi, des opportunités que j’ai su saisir. J’ai rejoint Moskito en 2009 et j’en ai repris la direction en 2011. On pourrait dire que j’ai été au bon endroit au bon moment.
Quels sont les moteurs qui ont fait que vous êtes arrivée là où vous en êtes aujourd’hui?
«Je suis une personne qui est facilement motivée et qui adore le travail. Le travail est même une source de motivation propre, ainsi que, bien sûr, la créativité, qui est au cœur de mon métier. Le fait de toujours chercher — et trouver — les solutions les mieux adaptées aux problèmes des clients est quelque chose que je trouve super intéressant. Dans les métiers de la communication, les choses ne sont jamais les mêmes, elles changent d’un jour à l’autre. On ne s’ennuie jamais. Ce qui est une source de motivation supplémentaire.
Et, en tant que femme, cela me motive de montrer ce que l’on peut faire. Quand j’ai commencé, ce n’était pas évident pour une femme de se démarquer et de montrer ses compétences dans un monde où il y a beaucoup plus d’agences qui sont gérées par des hommes que par des femmes.
C’est aussi ce qui m’a motivée à accepter de prendre la présidence de la FJD. Ce n’est pas que j’avais du temps libre, mais il m’a semblé important de montrer à ma fille que, même en étant une femme, une mère avec toutes les responsabilités que cela implique, on peut toujours s’investir dans la vie professionnelle et dans la vie associative.
Parlez-nous de votre engagement au sein de l’association…
«Au départ, j’ai suivi le conseil de mon beau-père, Jean-Claude Bintz, qui disait toujours que le plus important au Luxembourg, c’est de connaître les gens et de leur parler, de faire du networking et d’échanger, afin d’avoir de bonnes idées et de rester créatif. Et c’est au sein de la FJD que j’ai trouvé l’endroit idéal pour ces échanges: j’ai rencontré plein de gens avec qui j’ai pu avoir de vrais échanges, des gens qui m’ont motivée et qui m’ont donné l’inspiration pour faire évoluer les choses. Dans le management, mais pas seulement. Voilà pourquoi je suis devenue et surtout restée membre. Pour entrer à la FJD, il y a un certain nombre de critères à remplir qui vont au-delà de l’âge. D’ailleurs, une fois que l’on atteint 45 ans, on n’est pas chassé de la fédération. On en reste membre, mais un membre ‘non actif’. Ce qui ne change pas grand-chose. Si la cotisation est revue à la baisse, vous gardez l’accès à tous les événements.
Mais pour rester, il faut vraiment s’engager. Lors de votre première année à la FJD, le président vous confie des missions, des travaux à mener à bien. Ceux qui ne s’engagent pas à ce stade sont poussés vers la sortie. J’ai eu la chance, après ma première année, de devenir membre du comité. Une récompense pour mon engagement, je pense. J’y suis restée près de sept ans avant de faire un pas de côté et de m’arrêter après avoir donné naissance à mes jumeaux. J’étais à un moment de ma vie où j’avais besoin de prendre un peu de recul. J’en avais vraiment besoin. Et puis, Antoine Clasen, l’actuel président, m’a rappelée il y a deux ans.
Que vous a apporté la FJD dans votre vie professionnelle comme dans votre vie personnelle ?
«De toutes les associations auxquelles je participe ou j’ai pu participer, la FJD est celle qui m’a apporté le plus. Je pense que c’est très rare de trouver une association qui peut apporter autant. Ce n’est pas une association à laquelle on adhère pour participer à quelques événements et rester passif. C’est une association où les gens se rencontrent et échangent. Les échanges sont enrichissants.
Bien sûr, on peut aussi y faire du business. Mais cet aspect réseau passe après l’aspect engagement. On ne veut pas que les gens deviennent membres uniquement pour faire des affaires et construire leur carnet d’adresses. Aux gens qui viennent uniquement pour récupérer le listing des membres, nous préférons ceux qui voient la richesse qu’une association comme la nôtre peut apporter.
Je vous donne un exemple. Tous les ans, nous organisons un voyage d’études. Cette année, nous sommes allés en Italie. Pour faire la fête, bien sûr. Mais aussi pour des activités culturelles et pour visiter d’autres entreprises. Et pour échanger entre nous. Des échanges qui atteignent des niveaux très élevés. Si bien que lorsque nous sommes rentrés, nous avions emmagasiné une énergie incroyable.
Les membres se donnent de l’énergie en se parlant. Nous voyons que nous avons les mêmes soucis, quels que soient nos secteurs d’activité. En dialoguant, on peut trouver des solutions ensemble. Et, surtout, on se sent moins seul.
Jeune dirigeant ou jeune entrepreneur: est-ce vraiment une question d’âge ou une question d’état d’esprit?
«C’est bien sûr un état d’esprit, une philosophie. Pour moi, l’esprit entrepreneur et l’esprit dirigeant, c’est de se remettre toujours en question, de rechercher en permanence de nouvelles solutions et de trouver l’équilibre entre les besoins de l’entreprise et ceux de l’équipe. C’est aussi d’avoir une vision qui dépasse le quotidien.
Les membres se donnent de l’énergie en se parlant.
Ces qualités disparaissent-elles à un certain âge — disons 45 ans… — ou peuvent-elles, doivent-elles durer toute la vie?
«Le risque qu’elles disparaissent après un certain âge est grand. Au fur et à mesure que votre vie familiale se développe, que l’on a des enfants. Je l’ai vécu moi-même. La fatigue vous incite à vous reposer plus. Il y a une tendance qui se dessine à rester alors dans sa zone de confort, à demeurer dans les endroits que l’on connaît bien: les mêmes aires de jeux, les mêmes cercles d’amis, de connaissances. C’est une tendance contre laquelle il faut absolument lutter. Surtout si l’on veut rester créatif. C’est difficile pour un dirigeant de ralentir ainsi, car le monde, lui, continue de bouger, et les entreprises doivent en tenir compte.
Les entreprises qui ne changent pas ou qui n’ont pas su innover ou innover assez vite disparaissent. Regardez l’exemple de Tupperware… Pour me rendre au travail, j’essaie tous les jours d’utiliser un chemin différent. L’idée est de faire quelque chose de nouveau tous les jours: acheter pour le déjeuner ou le dîner quelque chose que l’on n’a jamais mangé auparavant; aller dans une ville ou un lieu où l’on n’a encore jamais mis les pieds; parler avec des gens que l’on n’a jamais rencontrés… C’est comme ça que l’on conserve sa capacité d’inspiration et d’innovation.
Sans parler de l’état d’esprit, quels sont les défis qui se posent aux jeunes dirigeants? Et ces défis sont-ils spécifiques à leur «jeunesse»?
«Le Covid, la crise du logement, la guerre en Ukraine, le manque de main-d’œuvre qualifiée: ces problèmes se posent à tous les dirigeants et à tous les entrepreneurs. Mais il est un défi qui est spécifique aux jeunes générations de dirigeants et d’entrepreneurs: celui de bien se positionner et d’être pris au sérieux. Je sais que c’est particulièrement dur dans les grandes entreprises familiales. Notamment parce que les générations précédentes sont encore présentes et que, parfois, la question de la «succession» n’a pas vraiment été préparée.
Les jeunes dirigeants et entrepreneurs qui débutent sont également confrontés à un sentiment de solitude et d’isolement qui peut devenir un réel problème. C’est vrai que l’on emprunte un chemin solitaire. Un dirigeant ou un entrepreneur est quelqu’un de seul. Mais il faut rompre cet isolement. En participant à la vie associative, par exemple…
Moi-même, je n’ai accepté le mandat de présidente que parce que j’ai une associée, Sonia Hoffmann, à qui j’ai demandé de me rejoindre lorsque j’ai eu mes jumeaux. Et c’est la meilleure décision que j’ai jamais prise parce que je ne me sens plus seule, j’ai perdu ce sentiment d’isolement.
Quels sont les chantiers et les projets prioritaires de la fédération?
«Chaque président de la FJD choisit un thème central pour l’année de sa présidence, année qui va d’octobre à octobre. En 2022, année électorale oblige, notre président, Antoine Clasen, avait challengé les politiques sur sept grands thèmes: l’attractivité du Luxembourg pour les talents, la situation du système de santé et du système des retraites, l’éducation, les finances publiques, la compétitivité, l’environnement et l’énergie, ainsi que la cohésion sociale. Des sujets qui ne disparaîtront pas avec les élections. Parler avec les hommes politiques est une priorité. La FJD en tant que telle ne se positionnera jamais pour un parti ou pour un autre. Nous allons les rencontrer pour leur communiquer nos idées et parler de ce dont on a besoin.
Et si chaque président a ses priorités, il y a des chantiers sur lesquels nous travaillons depuis longtemps. Le premier est celui de rendre la FJD plus internationale. Notre association est assez luxo-luxembourgeoise. Et on remarque que les gens qui ne parlent pas luxembourgeois ont moins envie de devenir membres que les gens qui le parlent. Beaucoup de nos événements sont en luxembourgeois, ce qui les rend peut-être un peu moins intéressants pour un public qui ne maîtrise pas la langue.
Un autre grand défi est d’avoir des membres issus de grandes entreprises comme Amazon ou ArcelorMittal. Aucun de nos membres ne travaille chez le sidérurgiste.
«Et il y a la question du manque de membres féminins. Les femmes ne représentent que 12,9% de notre effectif. Ce n’est pas assez, surtout si l’on regarde le tissu économique du pays. D’autant plus que nos membres féminins sont très motivés. Et, en tant que femme, pouvoir échanger avec des personnes qui ont les mêmes défis et les mêmes questionnements par rapport à la gestion de leur vie familiale m’a, à titre personnel, aidé énormément.
Un autre grand défi est d’avoir des membres issus de grandes entreprises comme Amazon ou ArcelorMittal.
Justement, quels sont les principaux problèmes des entrepreneurs aujourd’hui?
«Le principal reste de trouver les bons employés et de rendre le travail et son environnement attractifs pour attirer les jeunes. Cela a été le grand défi de ces cinq dernières années. Mais je pense que les choses sont en train de changer. Si l’épisode Covid a modifié les priorités des gens par rapport à leur travail et à leur carrière, nous assistons maintenant à un retour à une normalité proche de ce qu’elle était avant le Covid. La hausse du taux de chômage doit aussi y être pour quelque chose… Je pense qu’en tant qu’employeur, on devra moins faire son cirque pour recruter quelqu’un. Ces dernières années, c’était devenu de la folie… On en arrivait à proposer des packages wellness aux employés pour qu’ils viennent. Aujourd’hui, les employeurs ont beaucoup plus de choix. Du moins pour le secteur des services.
Pour le secteur des ‘cols bleus’, l’industrie et la construction, le problème demeure. Notamment parce que les salaires au Luxembourg ne sont pas adaptés aux prix des logements. L’accès au Grand-Duché est également un frein: face au problème des transports et du temps perdu dans les bouchons, de plus en plus de frontaliers se posent la question de savoir si cela vaut toujours la peine de faire le trajet.
Et n’oublions pas les grands thèmes que peuvent être le changement climatique et l’irruption de l’intelligence artificielle, qui sont, pour moi, autant des défis que des opportunités.
Quelle est justement votre position face à l’émergence de l’intelligence artificielle dans la société?
«Avant de parler défis et opportunités, je vois l’intelligence artificielle comme un risque. Beaucoup de voix s’élèvent pour la réguler et je pense qu’il faut le faire, même si je ne vois pas comment cela va pouvoir se faire.
Quand on songe à tout ce que l’intelligence artificielle saura faire dans le futur, le risque est énorme. Et je ne parle pas comme une professionnelle de la communication. Je pense à mes enfants: comment pourront-ils faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas? Nous, nous le pouvons. Mais eux? Si cela continue comme ça, ils ne le pourront pas. Ils vont voir des images qu’ils tiendront par défaut comme vraies. C’est un grand risque pour la société.
Que pensez-vous de l’arrivée de l’intelligence artificielle dans les métiers de la communication?
«Dans la vie professionnelle, et particulièrement dans les métiers de la communication, je vois par contre l’intelligence artificielle comme une opportunité. Nous sommes dans un secteur où il faut être innovant et s’intéresser aux innovations futures. Il y a beaucoup de choses qui sont très intéressantes et qui vont nous faciliter la vie. Si ces technologies sont accessibles à tout le monde, je pense qu’il faut quand même être sinon expert, du moins familier avec les codes de la communication pour savoir bien utiliser ces outils.
Bien sûr, certains métiers vont être frappés de plein fouet. Comme le copywriting, par exemple. Et d’autres devront évoluer. Notre métier a déjà changé tellement de fois, mais, moi, je vois toujours le changement comme une chance.
Mais le cœur du métier, c’est-à-dire l’idée créatrice tout comme la réflexion stratégique, n’est pas à la portée de tout le monde.
Puisque nous parlons de changement, comment évoluent les métiers de la communication?
«Déjà, chez Moskito, nous sommes une agence 360 degrés spécialisée dans la communication et le marketing, regroupant différents domaines d’expertise, tels que le digital et les médias sociaux, le graphisme, le web design, le copywriting, la conception de campagnes de communication et de publicité, l’édition et la production de spots vidéo et audio, de podcasts, etc. Le tout au service du développement de stratégies de communication. Nous sommes une des rares agences à travailler beaucoup en luxembourgeois. C’est un véritable élément différenciateur.
Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que, malgré la succession de crises que nous vivons ces derniers mois, les budgets communication des entreprises ne diminuent globalement pas.
Ce que je remarque, par contre, c’est que, depuis le Covid, les annonceurs vont de plus en plus vers le digital et les réseaux sociaux au détriment des médias traditionnels, comme la télévision, la radio ou la presse écrite, qui sont beaucoup moins demandés.
Pourquoi? Les annonceurs font beaucoup plus attention à leur budget et ils demandent plus d’informations sur le retour sur investissements. Ce que je trouve très bien. Et les médias sociaux ont pour but, eux, de délivrer instantanément les statistiques, qui permettent de dire aux clients combien d’hommes, combien de femmes, combien de CSP+ ils ont touchés. Il y a une visibilité que n’offrent pas les médias traditionnels. On voit également l’émergence du podcast au Luxembourg. Une émergence qui a pris du temps à cause de la multiplicité des langues parlées au Grand-Duché et de la petite taille du marché. N’oublions pas que Facebook a été très lent au démarrage dans le pays. Mais, malgré cela, on voit qu’une publicité sur un podcast très écouté est très efficace et équivaut à ce que l’on peut avoir en recourant à des influenceurs, sans les dérives de ce métier.»
La FJD
La fédération a pour objet de contribuer à faciliter et à renforcer la conduite effective des entreprises dans les domaines économique et social. Elle veut promouvoir l’esprit d’entreprise, contribuer à la mise en place d’un environnement favorable à l’activité économique en général et favoriser les échanges de vues et l’interaction entre ses membres.
Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de , disponible en kiosque dès ce 12 juillet. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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