est le directeur de la Chambre de commerce depuis dix ans. Avec la même passion. Vingt minutes après une heure et demie d’interview dans son bureau, il ajoute un long mail de précisions pour être sûr d’avoir été bien compris sur certains passages. «Je suis toujours très passionné par le travail au quotidien à la Chambre de commerce, une institution qui a profondément changé au cours des dix dernières années, avec une gouvernance modernisée et une équipe formidable et très diversifiée de 160 collaboratrices et collaborateurs agiles, engagés et motivés. En 2024, il s’agira de poursuivre nos efforts de digitalisation interne, d’optimisation de la qualité de nos services et de communication des nombreuses actions et initiatives.»
Dix ans après, le paysage a complètement été bouleversé, non?
Carlo Thelen. – «Souvent, les problèmes restent les mêmes, alors que tout le monde autour a un petit peu changé. Il y a toujours eu des conflits. Mes dix ans ont commencé avec la première coalition autour de et le départ de . Nous étions arrivés dans une phase où cela ne bougeait plus trop. C’est pour ça que l’on avait lancé le 2030.lu, pour que la société réfléchisse aux problèmes sociétaux qui se posent à plus long terme, notamment sur les volets du déficit démocratique ou de la réforme des pensions.
Dix ans plus tard, ces sujets n’ont pas vraiment été abordés...
«Oui, ça, c’est vrai. On peut le dire comme ça même s’il y a eu énormément de changements. Après 2030.lu, nous avons créé la Fondation Idea, un think tank pour animer le débat public. L’électeur se retrouve quand même souvent dans le secteur ‘abrité’, et ceux qui créent la richesse sont dans le secteur ‘exposé’. Ce n’est pas vraiment critiquable, mais cela explique peut-être cette résistance au changement. Nous avons de bons services publics, peut-être que nous aurions pu digitaliser plus rapidement. La même question se pose pour le secteur privé...
Je résume toujours avec les trois ‘F’, force de proposition, fédérateur, facilitateur
Le moins bon, c’est peut-être cette concurrence déloyale exercée par le secteur public sur le secteur privé dès qu’il s’agit de la main-d’œuvre. Les étrangers ont la possibilité d’exercer un droit de vote dans la commune, dont ils ne se servent pas beaucoup. Peut-être que les bases ne sont pas si mauvaises. D’une autre perspective, pour un petit pays, avoir une certaine stabilité, une certaine prédictibilité politique et sociale n’est pas si mauvais. Il faut simplifier les procédures administratives. Il faut rétablir la compétitivité. Ce sont des défis structurels. Il y a plusieurs éléments de l’accord de coalition qui nous donnent de l’espoir.
Si vous deviez dire ce qu’est la Chambre de commerce au grand public, vous diriez quoi?
«Je résume toujours avec les trois ‘F’, force de proposition, fédérateur, facilitateur. Le gouvernement doit demander nos avis sur les projets de loi et de règlement grand-ducal qui impactent directement ou indirectement nos ressortissants. De la sécurité sociale aux infrastructures, en passant par l’aménagement du territoire et la fiscalité. On en a rédigé 350 l’an dernier. On peut faire des propositions de loi une proposition de loi. En bonne et due forme, qui est envoyée au gouvernement et que celui-ci doit soumettre au Parlement. C’est une arme qu’aucune autre Chambre de commerce n’a au monde.
Par exemple, la super-déduction pour investissement dans la transition digitale et environnementale. Deuxièmement, fédérateur. On sait que le Luxembourg est très petit, mais on sait aussi que l’écosystème est très dense et a énormément d’acteurs. Pour une entreprise, ce n’est pas toujours facile, surtout une entreprise étrangère. Elle ne sait pas à qui s’adresser et c’est pour ça que l’on essaie de fédérer les acteurs. Dans une certaine cohérence pour que les entreprises sachent à qui s’adresser, on travaille beaucoup avec nos fédérations, les associations. Avec d’autres acteurs, que ce soit Luxinnovation ou l’Adem, les administrations ou Luxembourg Trade & Invest. Sans parler des quatre ‘Houses’.
Et là, on est déjà dans le facilitateur parce que ce sont des prestataires de services. L’entreprise a une personne de contact. Sous un toit, autant d’acteurs possibles qui peuvent aider les entreprises sur un sujet spécifique, la Chambre de commerce ne veut et ne peut pas tout faire. Par contre, on peut essayer de rassembler les meilleures personnes sous un même toit pour aider au mieux les entreprises.
Est-ce que vous considérez que la Chambre de commerce fait de la politique? Quand Luc Frieden était le président, de l’extérieur, on pouvait interpréter ça comme un tremplin futur pour son retour en politique parce qu’il se retrouvait à la tête d’une grosse institution.
«Nous ne faisons pas de la politique parce que nous sommes clairement politiquement neutres. Ce n’est pas possible autrement parce que l’on a été créé par une loi. Notre origine remonte à 1841, deux semaines avant le Conseil d’État. On a été créé justement avec ce statut d’affiliation obligatoire pour avoir la plus large représentativité. Sinon l’État aurait dû rechercher davantage de compromis et il s’est dit que c’était mieux que nous le fassions. Je crois que le cadre économique doit être façonné de manière compétitive et attractive, quel que soit le gouvernement, peu importe la couleur. Nous avons une grande responsabilité et donc, évidemment, nous sommes proches de la politique parce que nous essayons de les influencer. Pierre Gramegna a toujours dit que nous étions un lobbyiste institutionnel.
Moi j’aime bien le terme lobbyiste, il y en a d’autres qui le considèrent comme négatif. Moi, je trouve ça pas du tout négatif. On a un rôle, on est pour un rôle des entreprises, on est défenseur des entreprises, donc, en quelque sorte, on est leur lobbyiste. Pour moi, ce n’est pas du tout péjoratif, c’est normal. Tellement vrai, et donc on essaie d’influencer la politique. Logiquement, on essaie avec nos avis d’influencer les parlementaires, de convaincre le Conseil d’État.
Je crois que le cadre économique doit être façonné de manière compétitive et attractive, quel que soit le gouvernement, peu importe la couleur.
Avec Luc Frieden, je ne pensais pas que cela allait tourner comme cela. Il s’est vraiment investi. Il était un président très respecté et crédible, y compris au sein d’Eurochambres. Je ne pensais pas qu’il allait se représenter à des élections. Je me suis trompé. Mais nous sommes contents que des personnalités comme Pierre Gramegna et Luc Frieden, qui ont vu le monde de l’entreprise de l’intérieur, arrivent au gouvernement. Pendant les crises, les entreprises ont toujours gardé espoir. Elles ont été incroyablement résilientes et, pour quelqu’un qui va entrer en politique, c’est extrêmement motivant.
Est-ce que la coalition bleu-noir est la coalition idéale d’un point de vue business?
«Quand on a vu les programmes électoraux, c’était clair. C’était clairement les deux parties qui avaient le plus de points proches de nos revendications. Par ailleurs, quand je regarde l’ancien gouvernement, certains des ministres Verts ont fait énormément pour les infrastructures, pour l’environnement pro-business, pour développer de nouveaux secteurs. On ne peut pas tout résumer à la couleur d’un parti. Nous, on lit les programmes et on reste sur les faits.
Et du coup, aujourd’hui, qu’est-ce que la Chambre de commerce attend comme premier geste?
«Notre credo pendant la campagne était de considérer les dirigeants d’entreprise et les entreprises parce que l’on avait, à un moment, peur que ça penche uniquement vers le pouvoir d’achat des ménages. C’est important aussi. L’économie luxembourgeoise est fortement ouverte et donc, si l’on donne de manière non sélective aux ménages, il y a beaucoup de fuites vers l’étranger et c’est pour ça que l’on a dit que, pour avoir des retombées positives pour le PIB et la croissance, il faut aussi améliorer la compétitivité luxembourgeoise. Une grande part du PIB provient des exportations.
Sans compter que le pouvoir d’achat des ménages pendant toutes ces années de crise n’a pas vraiment diminué, sauf le pouvoir d’achat des logements, mais c’était lié aux taux d’intérêt sur lesquels le gouvernement n’a pas vraiment de prise.
Notre credo pendant la campagne était de considérer les dirigeants d’entreprise et les entreprises parce que l’on avait, à un moment, peur que ça penche uniquement vers le pouvoir d’achat des ménages.
À court terme, que doivent-ils faire? «À l’IMD, le Luxembourg s’est cassé la figure, la rentabilité est en berne... La productivité stagne même si elle est très élevée. Nous avons rappelé tout cela dans la lettre au formateur. Et nous venons d’envoyer des lettres de félicitations à tous les ministres, dans lesquelles nous avons rappelé, dans leurs ressorts ministériels, ce qu’ils peuvent faire pour contribuer à l’amélioration de la compétitivité et de l’attractivité du Luxembourg. Mettre en place un cadre pro-business, contribuer à la simplification administrative, établir une feuille de route sur la baisse des impôts et économiser au niveau des budgets pour conserver une marge de manœuvre.
Si on a besoin de 460 millions d’euros maintenant et 800 millions pour adapter complètement les barèmes... Le Premier ministre a dit qu’il ne voulait pas annoncer de mesures d’économies qui seraient contreproductives, mais il leur a demandé de réfléchir à des mesures d’efficience et de digitalisation pour diminuer les finances publiques. Si on veut augmenter la productivité, il faut avoir des talents. Nous avons peur de perdre un peu de substance, ce qui se passe dans l’industrie, l’énergie est trop chère, la main-d’œuvre est trop chère, avec les cinq indexations en 24 mois, les terrains ne sont pas là...
On l’a vu à un moment donné dans les fonds d’investissement sous le coup de la concurrence de l’Irlande. Paris et les autres ont pris beaucoup de parts avec le Brexit, tandis que nous n’avons eu qu’un petit peu de retours, avec l’assurance, surtout. C’est bien de diversifier avec les healthtech ou l’espace, mais ça ne va jamais remplacer la base de notre économie de services, appuyée sur la recherche et l’innovation. Avec la digitalisation, l’élimination des procédures inutiles, le ‘once only’, le silence vaut accord, le pragmatisme autour des zones d’activités, en jouant sur l’IA, en promouvant un cadre européen fort, comme sur les données, où l’on ne fait pas les mêmes erreurs que pour le RGPD...
Si on veut augmenter la productivité, il faut avoir des talents.
On doit faire tout cela pour que notre substance ne soit pas de plus en plus attaquée. C’est cette substance qui nous permet de maintenir notre prospérité et notre système social. Les gens oublient souvent que lorsqu’il y a de moins en moins de substance, la pyramide s’inverse complètement. Cette pyramide, où on a, en bas, les gens qui entrent pour financer et, en haut, les gens qui sortent, qui vont à la retraite. En bas, il y a de moins en moins de gens qui entrent, et ça, on peut seulement le compenser si la substance est conservée, si l’on attire toujours de la main-d’œuvre ou si l’on augmente la productivité, ce qui permet de générer également de la richesse sans attirer trop de main-d’œuvre, c’est ça notre idée de la croissance qualitative d’il y a une dizaine d’années. C’est pour cela que l’on a aussi soutenu Rifkin en 2016 avec le ministre de l’Économie de l’époque.
Qu’est-ce qui reste aujourd’hui de Rifkin?
«Au début, nous espérions pouvoir continuer la stratégie dite 'Rifkin'. En fait, c'est dans la stratégie Luxembourg 2050 (donc le successeur de ‘Rifkin’) qu'on ne voulait plus parler de croissance. Avec l’abandon de la stratégie 2050, il faut vraiment cette fois-ci redéfinir cela en écoutant les acteurs du terrain. Au début, on croyait que l’on pouvait continuer avec cette stratégie. Il y avait neuf groupes de travail qui avaient bien avancé et on aurait pu bâtir sur cet acquis. On ne l’a pas fait... Il y avait les moyens de la changer un petit peu pour que l’on puisse trouver un accord. On ne voulait plus de croissance et on devait presque s’excuser d’avoir une place financière. Ce n’était pas soutenable.
Est-ce que la Chambre de commerce est toujours favorable à la croissance la plus élevée possible?
«C’est quoi la croissance? La croissance, c’est la croissance démographique. Et de la croissance démographique résulte plus de consommation, etc., et les entreprises doivent produire plus. Mais compte tenu du fait que les ressources ne sont pas indéfinies, il faut avoir une croissance qualitative, c’est-à-dire une croissance ou une augmentation de la productivité des facteurs de production. Et ça, on ne l’a pas eue depuis une bonne dizaine d’années au Luxembourg, et c’est ça qui est malsain. On a encore eu de la chance d’avoir une progression de la démographie à cause de l’immigration. On a besoin de cette immigration, on a besoin des frontaliers, mais on voit de plus en plus que ces modèles ont atteint des limites. Aujourd’hui, les frontaliers ne viennent plus si facilement. On a de plus en plus de mal à attirer cette immigration. Il y a aussi les talents. Et donc il faut avoir un autre moyen, à travers la digitalisation, pour augmenter la productivité des facteurs de production. Comme ça, on a besoin de moins d’énergie, moins de main-d’œuvre.
Maintenant, lorsque l’on a une croissance de 1,5% et lorsque l’on a une croissance démographique de 2%, c’est complètement le contraire. Parce que là on a une productivité qui nous manque de 0,5%. Alors que nous devrions avoir l’inverse, on devrait avoir une croissance de 3-4% avec une croissance démographique de seulement 2%. Si l’on avait, par exemple, une croissance démographique de 0%, on pourrait toujours avoir une croissance économique de 3%, et ça serait mis en place à travers la productivité. Ça, c’est un modèle avec lequel on pourrait vivre...
Réaliste?
«Je ne sais pas. Pour l’instant, je pense que non parce que l’on n’a quand même pas atteint un assez bon niveau de digitalisation partout et c’est ces gains d’efficience dans tous les secteurs qui nous permettraient de faire ce travail additionnel actuellement sans main-d’œuvre. Dans la fonction publique, lorsqu’il y a un enseignant qui part à la retraite, est-ce qu’on dit qu’il ne faut pas le remplacer? Est-ce qu’on peut augmenter le niveau des élèves en classe?
On pourrait l’imaginer s’il y avait d’autres moyens d’enseignement aussi efficaces et si l’on augmentait un peu les classes. Est-ce que l’on a besoin dans chaque administration de remplacer un fonctionnaire lorsqu’il part à la retraite? Je ne pense pas que ça soit systématiquement utile. Oui, dans la police, parce que la sécurité, c’est un élément très important de notre business model aussi. Pareil au sein des entreprises, il y a des fonctions que l’on peut outsourcer ou digitaliser et d’autres peut-être pas. C’est un processus à plus long terme.
L’an prochain, nous allons retourner en Arabie saoudite. Nos entreprises ont envie d’y aller, c’est à elles de savoir avec qui elles ont envie de travailler ou pas.
C’est-à-dire?
«Il faut le faire pendant la prochaine législature, il faut quand même absolument voir des résultats.
L’autre aspect que l’on pourrait un peu lier à ça, c’est que l’on a essayé d’imposer une approche top-down avec une ambition européenne. Tout doucement, on commence à voir un changement de discours qui consiste à dire qu’il faut assouplir les ambitions pour que les entreprises aient une chance de monter dans ce train.
«Nous, nous avons toujours été très critiques par rapport aux objectifs ambitieux qui ont été mis en place au niveau européen. Après, on s’est dit: ‘Bon, ce train est parti maintenant.’ C’était, à ce moment-là, beaucoup de gouvernements avec des coalitions avec des Verts dedans... Les objectifs étaient très ambitieux. C’est toujours bien de se donner des ambitions supérieures aux autres blocs économiques, alors que l’Europe...
Ça représente quoi?
«Nous avons toujours dit que l’approche top-down était compliquée surtout avec les périodes de crise que les entreprises ont dû traverser. Il y avait des fixations sur les technologies précises, alors qu’il faut la liberté pour que la meilleure technologie disponible l’emporte. Les industries savent très bien que c’est dans leur intérêt. Les éoliennes, on peut en dire ce que l’on veut, on en a besoin. Mais lorsqu’on les met à un endroit où ça pourrit la vie des gens qui habitent autour sans que cela ait des effets positifs...
Et si on met huit ans pour en construire une, mais que la technologie est dépassée... C’est mieux de le faire rapidement dans la mer du Nord en finançant des projets qui ont vraiment le meilleur rendement, le meilleur impact et la meilleure efficience. Faisons-le intelligemment. Ça ne veut pas dire déresponsabiliser son territoire.
La même chose vaut pour les panneaux solaires, non?
«Luc Frieden a dit que l’Europe devait avoir un programme à la hauteur de celui du président américain, Joe Biden, pour tous ces sujets. Le Luxembourg doit jouer sa carte. Mais nous devons aussi être pragmatiques par rapport à nos partenaires chinois. Et ne pas être naïfs... Il faut localiser des productions qui ont du sens. Nous avons des zones d’activités où il y a de la place.
À Bissen, il y a de la place... Plus sérieusement, ce check de compatibilité est intéressant. Nous, nous n’aurons jamais les mêmes opportunités que les Allemands avec cette méga-usine de batteries ou de panneaux solaires. Il faut analyser ce qui a du sens pour avancer dans la diversification. Il faut aller chercher ces investisseurs, ces entrepreneurs et les amener rapidement à s’installer ici. Si Xavier Bettel fait son travail, il faut que le pipeline des formalités suive ensuite! Il faut travailler ensemble et intelligemment.
Si on parle de Google, le campus automotive ne s’est pas non plus très bien développé...
«Il y a eu cette crise dans le secteur automobile en Allemagne. Des décisions malencontreuses ont été prises au niveau de l’approvisionnement énergétique sans avoir une alternative, et donc ça a freiné le développement de l’industrie automobile, qui était un gros client du campus... Mais le Luxembourg a de très bonnes bases entre Meluxina, les data centers, l’infrastructure... Il ne faut pas reprendre où l’on s’est arrêté avec l’ancien gouvernement. Il faut regarder le côté moral et éthique, mais on ne peut pas couper les ponts avec des modèles différents du nôtre. L’an prochain, nous allons retourner en Arabie saoudite. Nos entreprises ont envie d’y aller, c’est à elles de savoir avec qui elles ont envie de travailler ou pas. Avec le développement de l’ESG, ne vous inquiétez pas, elles le savent très bien.»