Claude Waringo, à gauche, et Bernard Michaux, à droite. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Claude Waringo, à gauche, et Bernard Michaux, à droite. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Claude Waringo et Bernard Michaux vivent une année 2021 sensationnelle. Le premier a sans doute obtenu le plus gros succès audiovisuel luxembourgeois jamais vu à l’international avec la série Capitani sur Netflix. Le second a, pour sa part, été doublement nommé lors des derniers Oscars avec le documentaire Collective. L’avenir peut-il encore être plus brillant pour ces deux producteurs de la société de production Samsa Film?

La présence du documentaire et d’un côté. Le succès assez phénoménal de sur Netflix, de l’autre. Cela fait beaucoup de visibilité et de reconnaissance en peu de temps pour Samsa Film. Est-ce si facile que ça à digérer?

(C. W.). – «Oui! (rire général, ndlr) Il faut savoir qu’on sortait d’une année 2020 très compliquée. Et ce à différents niveaux: sur le plan organisationnel, mais aussi mental et financier. Donc, quand il y a des bonnes nouvelles, on les prend. Et l’un dans l’autre, cela nous place à l’équilibre.

(B. M.). – «En mars, nous avions aussi un film présent au prestigieux festival de Berlin, Mission Ulja Funk. Pour le moment, nous vivons vraiment une année sans faute. C’est ­parfait pour fêter les 35 ans de Samsa Film!

C. W. «Certains feraient tout un plat des jolis succès que nous avons obtenus mais ce n’est pas notre cas. J’essaie plutôt d’analyser froidement les choses. Capitani est, il me semble, un très grand pas en avant pour l’audio­visuel ou plutôt le cinéma luxembourgeois. Car cette série est dans le fond un long film de cinq ou six heures.

Quand nous avons créé Samsa Film en 1986, devenant la première société de production professionnelle au Luxembourg, c’était pour réaliser des films luxembourgeois. Et là, on y est. Capitani est tourné au Luxembourg, en luxembourgeois, avec un réalisateur et des acteurs de chez nous. Et c’est une réussite. Évidemment, pour en arriver là, nous avons effectué un très grand détour. Ce dernier était nécessaire afin de réussir à mettre en place beaucoup de choses. Afin de récupérer ailleurs le ‘know-how’ dont nous avions besoin pour progresser.


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L’aboutissement d’un long chemin, si l’on vous comprend bien?

C. W. «Pas un aboutissement, non. Parce que nous n’y sommes pas encore tout à fait. Nous nous situons même plutôt au début du chemin à mon sens. Mais nous avons avancé. Aujourd’hui, quand on prépare un film, on peut mettre un paragraphe en évoquant que certains acteurs luxembourgeois font partie du projet. Leurs noms signifient quelque chose. Alors que voici quelques années, si on excepte le regretté Thierry Van Werveke et Désirée Nosbusch, aucun n’était connu…

Avec une production comme Capitani, on a reçu certains retours provenant parfois de milliers de kilomètres d’ici. De gens qui ne savaient pas que la langue luxembourgeoise existe, qui ne savaient pas qu’on a des forêts chez nous ou que notre pays possède des comédiens. Pour certains, le Luxembourg n’est donc plus seulement cette longue avenue qui n’est composée que de banques. Soit l’image que se font 99,9% des gens qui connaissent notre pays mais sont extérieurs à celui-ci…

On se trouve désormais au début d’un très long processus que nous attendions depuis longtemps. Et que d’autres petits pays ont déjà effectué avant nous. Je pense, par exemple, à l’Islande. Une nation avec deux fois moins de population que nous mais qui produit une dizaine de films par an. Qui aujourd’hui n’a jamais vu un film noir scandinave? C’est même devenu un genre en soi. Ce qui me fait penser qu’une revue allemande dédiée aux séries a évoqué le «noir luxembourgeois» en parlant de Capitani, se demandant même si ce n’était pas qu’un début…

En parlant de long chemin, les Oscars ont également marqué la fin d’une grande aventure pour Collective…

B. M. «On savait depuis fin 2019 qu’on avait les bons partenaires aux États-Unis (les distributeurs Magnolia Pictures et Participant, ndlr) pour tenter de rentrer dans ces nominations. D’autant que l’accueil américain en novembre 2019 avait été bon. On a ensuite reçu le Prix du meilleur documentaire européen puis des nominations, aux Bafta notamment, et des prix à gauche et à droite. Sans oublier que ­Collective a fait partie de la liste dressée par Barack Obama des 14 films de 2020 à voir. Avoir un film qui est vu et salué, c’est formidable. Et puis, il y a eu cette double mise en avant aux Oscars, dans les catégories Meilleur documentaire et Meilleur film étranger. Une sorte de couronnement.

Vous n’êtes pas déçus d’être repartis de Hollywood les mains vides?

B. M. «Non. Parce qu’on n’a pas eu le sentiment d’avoir perdu. On a reçu beaucoup de félicitations de la part de personnalités de ­l’industrie, de la presse internationale. Et puis, j’ai l’impression que le documentaire dont les gens se souviendront en repensant à cette ­édition 2021, c’est le nôtre. Et pas celui qui l’a emporté (La Sagesse de la Pieuvre, ndlr). Quand vous voyez que certains tweetos ont mis en place le hashtag #stoptheoctopus (octopus signifie ‘pieuvre’ en anglais, ndlr) pour tenter de faire changer les votes…

C. W. «Je suis d’accord avec beaucoup de choses dont Bernard vient de parler mais je n’aime pas ce côté «couronnement» qu’ont les Oscars. Nous sommes d’accord que ce sont les récompenses du monde du cinéma les plus scrutées sur la planète. C’est un fait. Mais je n’ai jamais compris pourquoi le regard et le jugement de 10.000 votants aux États-Unis devraient supplanter tout le reste. Et cette année, quand je vois cette catégorie du ‘meilleur documentaire’, cela me conforte dans mon opinion…

B. M. «Sur les 10.000 membres de l’académie des Oscars, seuls 60% sont aujourd’hui américains… Après, sur un plan personnel, je n’ai jamais rêvé des Oscars mais ceux-ci restent la récompense la plus importante aux yeux du monde, comme Claude vient de le rappeler.

Le souci principal reste que les membres de cette académie votent pour les films qu’ils ont vus. Or, il n’y a pas d’obligation de les avoir tous regardés pour voter…

L’exposition sur les plateformes était donc primordiale en cette année 2021. Et on constate que le documentaire qui l’a emporté était certainement le mieux placé à ce niveau-là, en étant diffusé sur Netflix…

B. M. «Exactement. C’était clairement leur stratégie. Et, au passage, je note aussi qu’ils avaient débauché notre agence de communication américaine en janvier dernier. Sans doute parce que c’était la meilleure…

Les réussites de Capitani ou Collective n’ont pas fait de Samsa Film les nouveaux rois du pétrole. Financièrement, cela rapporte quoi?

C. W. «Il faut que cela soit écrit une bonne fois noir sur blanc pour que tout le monde le sache: une très grande partie de ce qui rentre pour Capitani, pour Collective (qui a été ­particulièrement bien vendu) ou pour n’importe quel autre film, retourne directement au Film Fund Luxembourg! Puisque l’argent que nous recevons de celui-ci en vue du financement de nos productions, ce sont des avances sur recettes. Tous les retours que nous pouvons percevoir servent donc à rembourser cette somme. De l’argent qui sera, ensuite, réinvesti par le fonds dans d’autres projets audiovisuels.

La situation luxembourgeoise dans le domaine de la production cinématographique est totalement unique. Dans le sens où il n’existe chez nous qu’un seul guichet où on peut se financer: le Film Fund. C’est évidemment dû à la taille de notre pays, au fait qu’il ne possède pas plusieurs grands groupes télévisuels qui investissent dans ce domaine…

Et si votre film génère plus de recettes que l’apport du Film Fund?

C. W. «Ça, ce serait le jackpot absolu! Les rentrées supplémentaires, alors, nous appartiendraient. Mais c’est une chose que nous n’avons jamais vécue. Et ça même si trois de nos films ont déjà dépassé le million de spectateurs (Comme t’y belle! de Lisa Azuelos, Une liaison pornographique de Frédéric Fonteyne et Twin ­Sisters de Ben Sombogaart). Et, à ma connaissance, c’est même inédit au Luxembourg.

D’où la question soulevée par certains de l’intérêt d’avoir un cinéma luxembourgeois ou plus largement européen…

Une question qu’on assimile souvent à la suivante: veut-on ou non une culture (cinématographique) luxembourgeoise?

B. M. «Il y a cet argument culturel, oui. Mais aussi tout un volet économique qui justifie sa présence. Il ne faut pas oublier que l’avance reçue pour un film doit être consommée au Luxembourg. Et on dépense toujours 100% de celle-ci dans l’économie luxembourgeoise. Si je reviens, par exemple, au film Mission Ulja Funk qui a été tourné l’an passé, on avait reçu 1,1 million du fonds et on a dépensé 1,8 million dans notre économie locale. Il y a donc eu des retombées.

C. W. «L’Ulpa, l’Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle, a d’ailleurs une étude de 90 pages sous le coude qui montre qu’un euro dépensé dans une production luxembourgeoise engendre entre deux et trois euros de rentrées financières pour le pays! On ne l’a pas encore publiée parce que nous attendons un moment plus favorable pour le faire mais les faits sont là. Et d’autres études à l’étranger témoignent du même phénomène. J’en ai lu en Europe, au Canada… Tout cela est hors période Covid-19, évidemment.

Puisque vous ne faites pas de bénéfices sur vos films, comment vivez-vous alors?

B. M. «Comme un peu partout en Europe, les producteurs font une petite marge sur la production. Une partie du budget est réservée aux salaires. 

Une partie de la dotation reçue du Film Fund pour chaque projet qui se concrétise sert donc à verser les salaires des sociétés de production?

C. W. «Oui. Une part qu’on peut prendre… si on parvient à clôturer le film dans le budget qui a été fixé. Car, en cas de dépassement, il faut bien aller chercher l’argent quelque part…

Mais, en règle générale, quand on réalise un film, on peut donc payer les salaires de la dizaine d’employés qui ont un poste fixe chez Samsa Film, des 70 à 80 personnes qui travaillent sur nos productions, nos frais généraux… En revanche, s’il n’y a pas ou peu de films comme cela a été le cas en 2020, je vous laisse imaginer… C’est comme un hamster sur sa roue, il faut tourner! Mais vous comprenez qu’on ne devient pas riche en produisant des films au Luxembourg (ils sourient tous les deux, ndlr).

La réussite de ce début d’année, vous la voyez comme un aboutissement?

C. W. «L’année n’est pas finie. Il nous reste encore trois grands festivals: Cannes, Venise et Toronto. Donc 2021 pourrait s’avérer encore meilleure.

B. M. «Tout prix est une motivation supplémentaire. Comme le fait d’avoir été vu partout dans le monde avec Capitani. Et pas que pour nous. Pour les acteurs, les techniciens…

La dynamique actuelle est assez unique de par la concentration d’événements majeurs. Si on ajoute l’Ours d’or à Berlin de Bad Luck Banging or Loony Porn, film coproduit par la société luxembourgeoise Paul Thiltges ­Distributions, le César de Deux (Tarantula Luxembourg) ainsi que les nominations et la présence sur Apple de Wolfwalkers…

Comment envisagez-vous de profiter de cette dynamique?

C. W. «Une des conséquences évidentes de cette évolution de notre cinéma est de voir une part plus importante des ressources du Film Fund destinée aux films luxembourgeois, c’est-à-dire ceux qui ont une production majoritairement luxembourgeoise. Au détriment des productions minoritaires.

À côté de ça, il faut espérer que ces jolis ­succès vont également aider à voir disparaître l’agressivité que l’on a pu ressentir récemment envers ce même cinéma luxembourgeois, qu’ils vont permettre de revenir à une situation plus saine. Rendre une certaine fierté aussi. Parce qu’à un moment, on a senti qu’il devenait limite ‘sexy’ de taper sur le cinéma luxembourgeois et de dire qu’il recevait trop d’argent…

B. M. «Après Capitani, on peut espérer que nos acteurs deviennent également un peu plus bankable à l’international. Et que nos films obtiennent désormais les mêmes chances d’être vus que, par exemple, les films suédois. Toutes les nouvelles plateformes de streaming peuvent aider à ça. On prend de plus en plus l’habitude de voir les productions en version originale sous-titrée…

Là, vous parlez de la situation luxem­bourgeoise au sens large. Mais chez Samsa Film plus en particulier, que vont changer ces réussites-là?

C. W. «Nous produisons des films, pas des chaussures. On ne peut donc pas ressortir quasiment le même ‘produit’ en changeant juste un petit quelque chose pour surfer sur la vague de ce qui a fonctionné. Chaque film est un prototype. Et, pour chaque production, tu recommences toujours à zéro, sans savoir si le public va aimer. Vous savez, nous avons produit beaucoup de très bons films qui n’ont pas été assez vus… Et, à l’étranger, il y a toujours une série de points négatifs au-dessus desquels nos films doivent passer pour convaincre les distributeurs de les proposer ou le public de les voir: la langue luxembourgeoise, le fait que nos acteurs restent souvent méconnus, que ce sont des films à petit budget… C’est pareil partout. On a constaté chez nous ces dernières années que les Luxembourgeois aimaient bien les films dans leur langue maternelle; à côté de ça, ils ne vont pas voir de productions, par exemple, en islandais, en roumain… Même si la qualité est au rendez-vous.

Mais vous n’avez pas envie de retenterle coup avec une autre série, par exemple?

C. W. «Si, bien sûr. Mais, à ce niveau-là, on bute sur un autre problème typiquement luxembourgeois: le manque de talents. Pas en termes de qualité mais bien de quantité. Sinon, je sais déjà de quel sujet traiterait notre prochaine série, et même à peu près l’histoire. Je souhaiterais la mettre en place avec Thierry Faber (le showrunner de Capitani, ndlr). Mais ce dernier est pris sur Capitani 2 jusqu’en février 2022… On verra donc après. Pour le reste, aucun autre auteur ne m’a proposé une idée viable.

Nous avons en tête de réaliser une série politique.

Claude Waringo et Bernard MichauxSamsa Film

Et elle parlerait de quoi cette série?

C. W. «Je ne veux pas trop en dire… Disons que j’ai envie depuis toujours de mettre sur pied un film politique, un thème que j’adore. Nous avons donc en tête de réaliser une série politique. Et l’idée serait de montrer un jeune sortant de l’université qui se ferait embrigader dans un parti politique. On le suivrait ainsi pendant une dizaine d’années…

Tout le monde n’est pas capable d’écrire, de réaliser, une série. C’est très lourd comme processus. Si vous prenez la saison 2 de ­Capitani qui se tourne actuellement, c’est 60 jours de tournage pour six heures de programme à produire. C’est comme si vous tourniez un long-métrage en trois semaines. C’est une cadence très compliquée.

B. M. «Et puis, en termes de budget, on est loin de certaines grosses productions (la ­saison 2 de Capitani est évaluée à quatre millions d’euros, ndlr). Je voyais ainsi que la série tirée du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien produite pour Amazon était évaluée à 50 millions de dollars par épisode…

Après Capitani et Collective, vous n’avez pas peur que vos prochaines sorties soient un peu plus scrutées qu’à l’habitude?

C. W. «Il y a un risque que cela arrive mais cela ne nous fait pas trop peur.

B.M. «Parce que ce sont des productions haut de gamme à l’échelle européenne. Il y a Les Intranquilles du cinéaste belge Joachim Lafosse avec Leïla Bekhti et Where is Anne Frank? le nouveau film d’animation d’Ari ­Folman, le réalisateur nommé aux Oscars et vainqueur d’un Golden Globe avec Valse avec Bashir. Des films attendus donc.

Et la suite?

B. M. «Nous avons deux films avec Vicky Krieps, notamment, Corsage de Marie Kreutzer et More than Ever d’Emily Atef. J’avais produit avec mon ancienne société, Lucil Film, le premier court-métrage dans lequel Vicky est apparue, en 2006. Et la voir aujourd’hui chez nous (mais aussi dans deux autres coproductions luxembourgeoises) alors qu’elle a le choix de pouvoir jouer dans tous les meilleurs films européens, c’est une belle histoire.

Sinon, on pourrait aussi la voir cet été au festival de Cannes. Deux films dans lesquels elle a tournés, Bergman Island de Mia Hansen-Løve (avec Mia Wasikowska et Tim Roth notamment, ndlr) et Serre-moi fort de Mathieu Amalric, semblent être dans les petits papiers…»

Cet article a été rédigé pour  parue le 27 mai 2021.

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