Selon certains médecins, le pic épidémique est attendu pour le 15 avril. Êtes-vous d’accord avec cette prévision?
. – «Tout porte à croire que la courbe se stabilise au niveau des infections. Et quand cette courbe commence à s’aplatir, alors on peut compter dix ou douze jours jusqu’au pic des hospitalisations. Ce sont les calculs sur lesquels on se base en ce moment. Mais on ne peut pas se permettre d’être affirmatif. Cela s’estime au jour le jour, c’est le scénario qu’on appréhende maintenant, mais il peut y avoir de nouvelles évolutions.
Comment qualifieriez-vous la vigueur de l’épidémie?
«Nous ne pouvons pas minimiser la propagation. La tendance est la même qu’à l’étranger. Mais, selon moi, si la courbe commence à s’aplatir et continue dans cette direction, alors les mesures ont vraiment eu les effets recherchés, à savoir de ralentir la multiplication des infections pour les répartir davantage dans la durée.
À ce stade, je me sens légèrement optimiste, même si on n’ose pas trop se l’admettre. Nous avons quand même le sentiment d’avoir pris des décisions assez conséquentes et rapides qui ont permis de freiner une première explosion au niveau des infections, ce qui était le but recherché.
Le personnel soignant est-il prêt à affronter le pic épidémique?
«Oui, nous sommes en contact quotidien avec tous les acteurs et, si tout le monde est dans une attente nerveuse, le personnel est prêt et motivé. Tout le monde est dans les starting-blocks pour passer ce cap un peu plus rythmé.
Nous ne sommes pas prémunis contre une surprise non plus, il faut rester prudents.
Les hôpitaux disposent-ils de suffisamment de lits et d’équipements?
«2.354 lits d’hôpitaux sont prêts, dont plus de 110 en soins intensifs, et leur nombre peut doubler jusqu’à 200 au total en cas de besoin. Actuellement, 43 de ces lits sont occupés, donc moins de la moitié. La capacité est là.
Qu’en est-il des respirateurs, un outil indispensable dans la lutte contre le Covid-19?
«Nous disposons de 143 respirateurs, dont 43 ont été livrés récemment depuis la Chine. Nous sommes assez bien préparés de ce point de vue. S’il n’y a pas d’imprévus, comme un nouveau pic au niveau des infections avec, en décalé, une retombée au niveau des hospitalisations, alors nous pourrons absorber ce nombre probable de malades. Mais nous ne sommes pas prémunis contre une surprise non plus, il faut rester prudents.
Le personnel soignant est très exposé au Covid-19. L’absentéisme pour cause d’infection est-il élevé?
«Bien sûr, une part du personnel soignant est malade, même un peu plus que d’habitude, mais il n’y a pas d’anomalies, l’absentéisme n’est pas inquiétant au niveau des infrastructures de santé.
La réquisition du personnel soignant frontalier par les pays voisins, notamment par la France, est un sujet d’inquiétude, compte tenu de leur part importante au sein du secteur hospitalier luxembourgeois. Cette inquiétude est-elle toujours vive ou avez-vous reçu des garanties?
«Nous avons eu des assurances de la part de la France qu’il n’y a rien de prévu, qu’il n’est vraiment pas à l’ordre du jour pour l’instant de faire quelque chose à ce niveau-là.
La fermeture des frontières allemandes, avec un très bref préavis pour nous informer, nous avait pris au dépourvu et effrayés. Mais les gens du secteur de la santé peuvent traverser la frontière, même si, avec les délais d’attente, c’est un peu plus pénible.
Bien sûr, il faut rester prudent. C’est un risque que nous gardons à l’esprit, mais nous nous sentons quand même rassurés. Nous n’avons aucun signe qu’il y aurait une intention quelque part de réquisitionner le personnel soignant qui travaille au Luxembourg.
Les hôpitaux luxembourgeois ont accueilli des malades français. Prévoyez-vous d’en accueillir d’autres?
«Venir en aide à la France était une évidence, il aurait été inacceptable de rester là avec nos lits vides en attendant notre pic épidémique, qui est décalé. Donc, pour l’instant, dix malades ont été accueillis. S’il y a une nouvelle demande, nous consulterons les hôpitaux.
Mais il faut savoir que les patients en soins intensifs restent hospitalisés pendant des semaines, trois en moyenne. Donc il faut vraiment bien calculer en prévision de notre pic. À l’heure actuelle, ça va, certains sont là depuis une bonne semaine, donc on peut estimer le moment où les lits vont se libérer. Malheureusement, selon nos prévisions, le pic va venir d’ici dix ou quinze jours, donc nous sommes plus ou moins à la limite de ce que nous pouvons faire en termes de solidarité.
Les pays recommandant le port du masque pour tous se multiplient. Quelle est la position du Luxembourg?
«Nous adaptons au fur et à mesure notre stratégie de port du masque, en distinguant deux types de masques: le masque obligatoire pour le personnel médical, qui est bien spécifique, labellisé par l’UE. Ce matériel est gardé sous contrôle national pour s’assurer de son bon déploiement aux endroits où cela est nécessaire. Et nous savons que nous n’avons pas la quantité adéquate de ces masques pour en fournir à toute la population. Donc nous restons prudents dans la communication: pour les gens, ce serait incompréhensible que nous les recommandions sans pouvoir les fournir.
Nous adaptons au fur et à mesure la communication autour des masques en fonction de la disponibilité des stocks pour ne pas créer de fausses attentes.
Ainsi, en parallèle, nous encourageons les initiatives privées, nous soutenons les masques cousus ou faits maison. Ce n’est pas l’équivalent d’un masque chirurgical ou d’un masque professionnel. Il ne va pas filtrer le virus. Quelqu’un qui est malade, s’il porte quelque chose sur sa bouche ou son nez, que ce soit une écharpe ou un masque, moins de gouttelettes sortiront. Mais cela ne doit pas créer une impression de fausse sécurité. Il faut concevoir ce masque cousu ou fait maison comme un soutien aux gestes barrières.
Les masques professionnels sont donc réservés pour le personnel soignant. Leur quantité est-elle suffisante?
«Au début, une vraie angoisse existait à ce sujet-là. Mais nous avons désormais des indices pour pouvoir être optimistes. Une bonne livraison est arrivée cette semaine avec trois cargos et des tonnes de matériel. Donc nous sommes dans le vert pour ce qui est du secteur de la santé et des soins, en tout cas pour les prochaines semaines. Et nous attendons d’autres livraisons.
Si cela continue ainsi, la semaine prochaine nous pourrons nous adapter. Nous adaptons au fur et à mesure la communication autour des masques en fonction de la disponibilité des stocks pour ne pas créer de fausses attentes.
Ainsi, le jour où nous en aurons davantage, nous pourrons changer et promouvoir davantage le port du masque. C’est une navigation à vue au niveau de la communication.
Certains États européens se plaignent de la concurrence féroce pour se fournir des masques et des équipements. Le Luxembourg en souffre-t-il aussi?
«Oui, nous souffrons aussi de la concurrence, très clairement. Beaucoup de gens nous signalent des fournisseurs, donc nous n’avons pas le souci pour en trouver, en Chine ou ailleurs. Il y a aussi des exigences de qualité très précises, que nous devons respecter et vérifier, surtout quand on commande en tant qu’autorité de santé: nous ne pouvons pas prendre n’importe quoi. Mais de ce point de vue, nous avons identifié des fournisseurs très fiables.
Le problème se situe vraiment entre la commande et la livraison. C’est en cours de route qu’il y a des surenchères, et ce phénomène de surenchère de dernière minute nous pose des difficultés. Et même si nous avons des fournisseurs fiables, le point d’interrogation reste jusqu’au dernier moment: est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui va nous acheter le matériel sous le nez?
Nous devenons de plus en plus ouverts sur la politique de tests. Nous pouvons nous le permettre parce que désormais nous avons le matériel adéquat.
Des commandes avaient été passées au début de la crise au niveau européen. Que sont-elles devenues?
«Nous avons aussi de grosses commandes à ce niveau, qui sont toujours en cours, mais le délai a été reporté. Elles devaient arriver, si mes souvenirs sont bons, vers début avril. Mais nous n’avons plus de date exacte. Nous avions signalé de gros besoins pour le Luxembourg. Ceci dit, comme cela a tardé à arriver, nous nous sommes débrouillés par nous-mêmes. Si nous n’avions pas fait cela, nous serions en rupture de stock, c’est clair.
Portez-vous vous-même un masque?
«Je n’en porte pas au quotidien. Mais il n’est pas possible de tout faire en téléconférence, donc j’en porte sur mon lieu de travail: nous sommes très nombreux en cellule de crise, et même si nous essayons de nous espacer en réunion, nous ne pouvons pas éviter les interactions.
Le nombre de tests de diagnostic effectués a augmenté ces derniers temps. Quelle est la politique à ce sujet?
«Nous avons des protocoles très clairs qui ont été adaptés pour la dernière fois début avril. Il s’agissait de la troisième adaptation. Nous devenons de plus en plus ouverts sur la politique de tests. Nous pouvons nous le permettre parce que désormais nous avons le matériel adéquat.
Avant, seules les personnes vulnérables qui présentaient des symptômes étaient testées. Maintenant, nous testons tous les gens qui ont des symptômes. S’il n’y a pas de symptômes, le taux d’erreur est très élevé, donc nous ne le faisons pas parce que ce n’est pas recommandé.
Notre politique de tests est canalisée à travers notre personnel médical: c’est au médecin d’apprécier s’il faut faire le test ou non, sur base d’une ordonnance.
Avec près de 1.500 tests par jour, nous en faisons beaucoup. Je crois que nous sommes le pays qui, de loin, teste le plus par habitant. Et nous sommes en capacité de maintenir cette cadence.
Des tests sanguins pour déterminer l’immunité de la population sont prévus. Comment cela va-t-il se dérouler?
«Il y a plusieurs tests sérologiques sur le marché. Le LIH et le LNS, avec lesquels nous travaillons, ont testé le test, cela rentre dans leurs compétences. Puis, politiquement, c’est notre rôle d’opter pour un modèle déterminé, et nous avons choisi un modèle allemand.
Ce testing va être déployé dans les prochaines semaines. Un échantillon de la population luxembourgeoise sera testé pour que nous ayons une idée du degré de présence du virus dans la population. Nous serons parmi les premiers pays à déployer des tests de ce type à l’échelle nationale.
L’Europe a été prise au dépourvu, elle ne s’attendait pas à être frappée aussi brutalement. Nous avons commencé à agir de manière différée.
Ce sera un outil de monitoring pour déterminer si nous allons vers un modèle de déconfinement progressif, par palier, ou vers un autre. Nous pourrons garder un œil en permanence sur l’évolution du virus pour pouvoir ralentir le déconfinement si nous observons que l’évolution ne va pas dans la bonne direction. Ce testing prend toute son utilité pour avoir cette vision-là.
Pour lutter contre la propagation du Covid-19 et suivre au mieux son évolution, certains recommandent l’utilisation du tracking par le biais des smartphones. Êtes-vous favorable à cette solution?
«C’est une piste, et l’Allemagne pousse dans cette direction. La question a été abordée lors des derniers échanges entre ministres de la Santé européens. La Commission européenne aussi travaille sur ces pistes. Mais le sujet est très délicat. Pour l’instant, nous observons de très près ce qui se fait, mais nous n’avons pas de projet en ce sens.
Le Premier ministre a eu l’occasion de le dire: même si des outils de ce type-là peuvent être utiles pour nous et même s’ils ne sont pas à exclure, il est hors de question que cela se fasse au détriment du respect de la vie privée ou de la protection des données personnelles.
Selon vous, les pays européens ont-ils pris trop tard leurs mesures pour endiguer l’épidémie?
«L’Europe a été prise au dépourvu, elle ne s’attendait pas à être frappée aussi brutalement. Nous avons commencé à agir de manière différée. Ce serait aussi se mentir à soi-même que de prétendre que nous étions alignés en Europe concernant la stratégie.
Mais il s’agit d’une première expérience pour les Européens. Et on est toujours mieux préparé une deuxième fois. On le voit avec l’exemple de Singapour: ils étaient très bien préparés pour cette crise parce qu’ils ont été fortement frappés par le passé.
Si, lors du début de la crise, les pays européens n’étaient pas alignés, des concertations au niveau européen ont-elles lieu pour préparer les scénarios de sortie de crise?
«Des concertations existent au niveau européen, les groupes de travail sont en contact quasi journalier. Nous nous tenons au courant des réflexions qui ont lieu dans les pays voisins. Une sortie concertée en commun serait évidemment la solution idéale. Le Luxembourg a toujours plaidé pour une approche commune, dès le début de la crise, ce qui n’a pas trop réussi, il faut le dire. Mais nous gardons l’espoir d’arriver à davantage nous concerter sur le plan européen pour la sortie que pour l’entrée en crise.
Je pense aussi qu’il y a un enseignement pour l’Europe, car c’est vraiment triste de voir à quel point, avec la globalisation, nous sommes devenus dépendants de chaînes de production peu transparentes et que nous ne sommes plus à même d’assurer nos propres besoins.
Cette crise amènera-t-elle à revoir par la suite l’organisation de la gestion du secteur de la santé au Luxembourg?
«Je l’espère. Nous avons la chance d’avoir un système de santé très solide, donc nous sommes relativement épargnés. Mais ceux qui en doutaient peuvent se rendre compte à quel point il est important d’être solide au niveau du système de santé. Il s’agit vraiment d’un secteur essentiel.
Et je pense aussi qu’il y a un enseignement pour l’Europe, car c’est vraiment triste de voir à quel point, avec la globalisation, nous sommes devenus dépendants de chaînes de production peu transparentes et que nous ne sommes plus à même d’assurer nos propres besoins. Cela donne quand même à réfléchir. Il nous faut être autonomes dans la production des médicaments et de nos équipements de protection.
Comment vivez-vous ce marathon au ministère de la Santé?
«Nous avons mis en place en un temps record de nouvelles structures, des centres spécifiques pour le coronavirus, des structures de gestion centrale dont nous ne disposions pas du tout à l’origine. Donc, en effet, c’est un vrai marathon, et nous n’en sommes pas sortis.
Car le premier marathon, c’est de se préparer pour avoir cette vue d’ensemble et être prêts avec toutes les infrastructures. Mais je crois que ce sera tout autant un marathon pour avoir une sortie de crise intelligente. Cela ne va pas se faire du jour au lendemain, il y a encore un gros effort de conception de la stratégie. Puis il restera ensuite la mise en œuvre.
Quel est votre plus grand défi en cette période de crise?
«Ce sont des situations très complexes, très difficiles à comprendre pour le grand public. Et les gens aiment bien être rassurés. Or, nous ne connaissons pas ce virus et il est difficile d’accepter que nous apprenons tous les jours, que tous les jours de nouvelles directives et de nouvelles recommandations sont à suivre et à intégrer.
Donc, pour moi, le plus grand challenge est d’expliquer tranquillement que nous évoluons au niveau des recommandations à mesure que nous apprenons de ce virus, mais aussi en fonction de la disponibilité du matériel. Beaucoup de variables existent et c’est un vrai défi de rester cohérent dans la communication. Et de rester rassurant alors qu’il existe beaucoup d’inconnues, ainsi qu’un gros risque de déstabiliser tout le monde.»