Après deux ans à la présidence du CES, Jean-Jacques Rommes est désormais vice-président. (Photo: Jan Hanrion / archives Maison Moderne)

Après deux ans à la présidence du CES, Jean-Jacques Rommes est désormais vice-président. (Photo: Jan Hanrion / archives Maison Moderne)

Après deux ans dans cette fonction, Jean-Jacques Rommes va quitter la présidence du Conseil économique et social (CES). Il revient sur les grands sujets qui ont marqué son mandat. 

Que retenez-vous de vos deux années à la présidence du Conseil économique et social?  

. – «J’ai travaillé pendant plus d’une vingtaine d’années au sein du Conseil économique et social. Dès lors, cette institution n’a pas pu me réserver de vraies surprises pendant ma présidence. Il y a eu des hauts et des bas, mais je pense que le dialogue social a très bien fonctionné pendant mon mandat, ce dont je suis quand même très content. Et je crois que c’est la chose essentielle à retenir.

Pouvez-vous rappeler comment fonctionne la présidence du CES?  

«Le CES est une institution qui est constituée de trois groupes. Le groupe salarial et le groupe des entreprises. Le troisième groupe est celui des représentants de l’État. Les trois groupes se succèdent à la présidence et à la vice-présidence. Donc, un cycle assez classique consiste à devenir vice-président pendant deux ans avant d’accéder à la présidence pendant deux ans, puis l’on est encore à la vice-présidence les deux années qui suivent. Toujours à la condition que les membres vous accordent ces mandats, c’est un cycle de six années. 

Donc, vous serez encore vice-président durant deux ans? 

«C’est exactement cela.

Avant vous, Marco Wagener a été président du CES. Vous a-t-il glissé un conseil au début de votre prise de fonction? 

«On ne peut pas dire qu’il m’ait donné un conseil en particulier. Marco Wagener et moi-même, nous nous connaissons depuis très longtemps, dans la mesure où il est un soldat du CES depuis aussi longtemps que moi. Il a été vice-président pendant mon mandat de président. Donc on a continué à travailler en étroite collaboration, même en couple, à peu près en permanence. 

Avez-vous, par contre, un conseil à donner à Tom Dominique, qui vous succède? 

«Je crois qu’il n’y a pas de conseil direct à donner à ceux qui connaissent l’institution. Je vais continuer à le soutenir pendant les deux prochaines années et je vais l’aider à chaque fois qu’il me le demandera. 

J’en suis malheureusement venu à la conclusion, sur le dossier des retraites, qu’il ne sera pas possible d’arriver à une solution intelligente avant d’être face au mur.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesprésidentConseil économique et social

Le dialogue social a été mis à rude épreuve avec cette crise. Est-ce plus difficile de dialoguer dans un tel contexte? 

«Non, pas du tout. En réalité, le dialogue social n’est pas plus difficile pendant les crises. Peut-être même qu’il est plus facile, car on a, si je puis dire, un ennemi commun. Les crises ne sont pas, en elles-mêmes, un élément de zizanie entre les partenaires sociaux. De plus, l’atmosphère au CES n’est pas mécaniquement la même qu’à l’extérieur du CES. 

On a effectivement vu les partenaires sociaux s’accorder rapidement sur le télétravail. La crise a joué l’effet d’un accélérateur et a fait bouger les lignes…

«Il y a plusieurs choses à prendre en compte. Premièrement, il y avait déjà un texte sur le télétravail, et les deux côtés ont trouvé que ce texte était un peu suranné. Il y avait une base et une analyse commune pour dire que ce document devait être revu. Nous ne partions donc pas de zéro. Deuxièmement, la crise a fait que tous ceux qui travaillaient sur ce dossier étaient en télétravail, et que tout le travail sur le sujet s’est fait en télétravail. Tout le monde pouvait très bien se rendre compte de tous les avantages et de tous les risques du télétravail de façon tout à fait personnelle. Et cela a donné lieu à cette appréciation que le télétravail, c’est très bien, mais ce n’est pas la panacée. Cette approche générale a été partagée des deux côtés, et cela a beaucoup aidé pour trouver une solution. 


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Cela montre aussi qu’il faut attendre d’être face au mur, ou même dans le mur, pour que les dossiers bougent. En ce qui concerne le dossier du financement des retraites, il faudra attendre d’être au cœur du problème pour trouver une solution? 

«Sur ce sujet, j’ai un avis personnel, car j’ai beaucoup travaillé sur le dossier des retraites pendant une très longue partie de ma carrière. J’en suis malheureusement venu à la conclusion, sur ce dossier, qu’il ne sera pas possible d’arriver à une solution intelligente avant d’être face au mur. Il n’y aura que l’urgence qui pourra mettre tout le monde d’accord. D’ici là, on va continuer malgré la non-soutenabilité du système. On va continuer comme si de rien n’était. C’est malheureux, mais c’est comme ça. Je suis pessimiste et j’ai abandonné tout espoir sur ce dossier. 

 C’est tout de même inquiétant… 

«Oui, car au niveau politique, il n’y a aucune prise en compte de la réalité. Toutes les coalitions depuis que je m’intéresse au sujet comptent sur le fait que cela n’arrivera pas pendant leur législature, et le reste leur est égal. Donc, nous allons aller jusqu’au mur. 

Savez-vous quand ce mur va arriver? 

«Il faut encore définir le mur. Les réserves vont bientôt diminuer. Et quand nous serons dans cette situation déficitaire, les uns diront que nous sommes dans le mur, et les autres diront que non, nous avons de larges réserves encore. On basculera dans le déficit dans l’actuelle décennie, et même dans les cinq années à venir. Donc, cela va arriver assez vite.

Pour revenir à la crise, en étant cynique, n’est-elle pas aussi purgatrice à l’égard des entreprises qui étaient  en mauvaise posture ou qui contournaient le système?

«Ce n’est pas la première lecture que je fais de cette crise en particulier. Ce que vous dites là, c’est ce qui se passe à toutes les crises. Les entreprises qui fonctionnent le moins bien sont les premières victimes des crises, et c’est sans doute l’utilité toute relative des crises: éliminer ce qui n’aurait déjà pas dû exister avant. Mais ce n’est pas particulier à cette crise. Ce qui lui est spécifique, c’est qu’il y a certaines entreprises qui ont été frappées avec une violence inouïe, et que d’autres ont continué à fonctionner à peu près comme si de rien n’était.

L’autre particularité, c’est que c’est l’État qui a créé cette crise. Évidemment, il n’y a aucune accusation à voir dans ma façon de l’exprimer: l’État a été forcé à créer, par sa force législative, une crise économique. Il doit donc aussi essayer d’en tempérer les conséquences. C’est normal. Si vous ne permettez pas à certaines personnes de vivre, tout simplement, alors, il faut au moins assurer leur survie. C’est le rôle de l’État. Et ça, c’est une réelle particularité, car, normalement, pendant une crise, c’est ceux qui n’ont pas été assez prudents qui doivent en payer les frais. Ici, toute la responsabilité est en dehors des entreprises. 

Le grand public luxembourgeois a compris maintenant que nous aurions de vrais problèmes dans toutes les branches – et pas uniquement dans la branche de la santé – si les frontières étaient fermées.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesprésidentCES

Avant la crise sanitaire, les finances publiques étaient la pomme de discorde entre les partenaires sociaux. L’État a dépensé beaucoup d’argent et en dépense encore beaucoup dans cette crise, ce qui va impacter les finances publiques. Ce qui annonce une future discorde? 

«Certainement. On constate une constante dans les relations sociales en fonction des cycles économiques. Il y a toujours désaccord sur les finances publiques entre les représentants des entreprises et les représentants des salariés lorsque les choses vont bien. Les entreprises ont alors tendance à demander à ce que l’État se refasse une santé en essayant de modérer la dette et de ne pas dépenser plus qu’il ne rentre. Et si possible de dégager un excédent.

Une telle politique est dénoncée par le côté salarial comme politique d’austérité. Et puis, quand les choses vont mal, tout le monde en appelle unanimement à l’État pour qu’il fasse de grosses dépenses et amortisse les effets de crise. C’est donc au moment de la crise que tout le monde est d’accord pour faire une politique anticyclique. Mais quand la situation redevient bonne, le côté salarial redevient procyclique.

Actuellement, au sujet des finances publiques, il n’y a pas trop de disputes entre les partenaires sociaux. La particularité de ce gouvernement, par rapport aux gouvernements précédents, c’est que les autres ont eu une sympathie de principe sur l’approche des entreprises, à savoir que l’État doit se refaire une santé lorsque les choses vont bien.

La coalition actuelle a plutôt adopté l’approche du côté salarial. 

Au début de votre mandat, vous avez annoncé vouloir rendre les avis du CES moins «techniques». Vous pensez y être arrivé? 

«J’avais trois ambitions au départ. La première étant de rendre moins techniques les avis du CES. La seconde était de nous consacrer à nos collègues frontaliers et à la Grande Région. La troisième était de faire connaître un peu plus nos avis. Je crois qu’il y a des réussites partielles sur les trois. 

C’est-à-dire?

«Nous avons moins bien avancé que nous l’avons espéré, pour des raisons sanitaires. Les six premiers mois de crise, nous avons été un peu comme tétanisés, je dois dire. Nous avons perdu du temps, mais nous avons quand même sorti quelques avis importants et nous sommes toujours en train de travailler sur la coopération transfrontalière. 


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Le sujet transfrontalier, au sens large du terme, vous tient à cœur. Est-ce que vous pensez que la crise a amélioré la relation entre les pays de la Grande Région?

«Cela n’a pas profité à cette relation. Il y a eu au Luxembourg une prise de conscience de notre dépendance de la Grande Région. Ceux qui se sont intéressés au sujet le savaient déjà, mais je crois que le grand public luxembourgeois a compris maintenant que nous aurions de vrais problèmes dans toutes les branches – et pas uniquement dans la branche de la santé – si les frontières étaient fermées. D’un autre côté, sur les questions essentielles, sur la coopération, l’évitement des clivages dans la Grande Région, les effets de frontières, etc., nous n’avons pas assez avancé. Le travail reste à faire. 

Nos voisins ont également compris cette dépendance et ont gardé les frontières ouvertes…

«C’est un des points positifs. Nos voisins n’ont pas, ou pas très longtemps, fermé hermétiquement les frontières, car ils ont bien compris qu’il y aurait un vrai problème s’ils le faisaient. Ils ont donc favorisé le télétravail en trouvant un compromis qui leur en coûte, non pas en argent, mais en principes. Il faut en être reconnaissant. 

Cette idée d’un ‘Grand Luxembourg’ au centre de la Grande Région ne fait guère de sens pour nos voisins.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesprésidentCES

Les problèmes transfrontaliers existent depuis toujours. Pensez-vous qu’un jour, la Grande Région et sa population vivront en parfaite harmonie? 

«Si vous dessinez l’utopie, il est très facile d’y répondre ‘non’ [rires]. Mon opinion toute personnelle sur cette question est que l’on va certainement faire des progrès. Mais je crois qu’il faut se résoudre, d’un point de vue luxembourgeois, à ce que les progrès soient sans doute plus de type bilatéral avec chacun de nos voisins. Cette idée d’un ‘Grand Luxembourg’ au centre de la Grande Région ne fait guère de sens pour nos voisins. Il n’y a aucune raison que l’on soit le nombril de tout cela. Je pense que nous devons faire des efforts avec chacun de nos amis et nous devons essayer d’avancer en coordonnant aussi bien que possible, mais sans rêver d’un grand Luxembourg ou d’une Grande Région à domination luxembourgeoise. Nous dominons déjà assez économiquement comme ça. Il vaut mieux compter sur le bilatéralisme pour continuer à avancer. 

La pauvreté augmente d’année en année, tout comme l’écart entre les riches et les pauvres… la crise sanitaire est en train de mettre à mal l’éducation, et donc l’avenir des plus jeunes. Êtes-vous confiant en l’avenir? 

«Je suis très sceptique sur toutes les statistiques de pauvreté et d’inégalité d’avant-crise. J’ai une assez mauvaise opinion par rapport à tout ce qui se dit sur ces sujets-là. Essayez de diminuer de 10% les salaires de la fonction publique et des secteurs assimilés et vous verrez que les statistiques sur la pauvreté vont radicalement changer pour s’améliorer du jour au lendemain, alors que personne n’ira mieux, au contraire. Les conclusions politiques qu’on tire de tels effets statistiques sont mal venues.

Ce qui est plus sérieux, c’est que cette crise va effectivement augmenter les inégalités, et le télétravail est en train d’y contribuer. C’est un vrai problème qu’il va falloir garder sur le radar et essayer de compenser par les moyens que l’on peut, c’est-à-dire par compensations à ceux qui sont dans les situations les moins commodes, en pensant à ceux qui ne peuvent pas télétravailler, etc.

Pour ce qui est des plus jeunes, nous avons tous l’ambition d’avoir une école publique performante qui soit un égaliseur social, mais nous savons qu’avec une école sabotée comme elle l’est actuellement, cet effet égalisateur en prend un sacré coup, auquel je suis très sensible. C’est notamment pour cela qu’il est important que nous nous fassions tous vacciner pour sortir de cette catastrophe. Je crois que c’est extrêmement important, et c’est la responsabilité de chacun d’essayer de ne pas attraper ce virus, car il est destructeur pour notre tissu social.

Si j’ai un espoir, c’est la vaccination. Ce n’est pas original de le dire, mais j’insiste sur l’importance de réussir la vaccination de la population, car le virus fait bien trop de mal au niveau sociétal et social.

Il est impossible de voir ce qu’il serait arrivé si l’État n’était pas intervenu.
Jean-Jacques Rommes

Jean-Jacques RommesprésidentCES

On parle souvent des jeunes, et l’Union européenne devrait consacrer 22 milliards d’euros pour le paquet jeunesse. Par contre, on parle très peu des 45-65 ans, alors que l’on sait qu’il est de plus en plus difficile de retrouver un emploi lorsqu’on est dans cette tranche d’âge…

«Tel que le débat public fonctionne aujourd’hui – et ce n’est pas typique du Luxembourg –, vous êtes toujours perdant si vous n’êtes pas dans l’extrême quelque part. Vous devez être soit très vieux, soit très jeune, ou faire valoir je ne sais quelle victimisation pour vous retrouver dans une situation où l’on vous aide. Si vous êtes dans la moyenne, vous avez 45-50 ans, êtes un homme, et que vous perdez votre emploi, personne n’aura pitié de vous. C’est une observation amère.

Pour être plus optimiste, nous ne savons pas quelle sera la situation de l’emploi dans les prochains mois. Cela ne va pas s’améliorer, mais jusqu’à présent, cela n’a pas beaucoup empiré non plus. Je crois que les efforts énormes des États pour éviter le pire, et notamment les efforts de l’État luxembourgeois, ont tout de même porté des fruits. Il est impossible de voir ce qu’il serait arrivé si l’État n’était pas intervenu. Mais nous avons certainement évité beaucoup de malheurs. 

Vous serez encore pendant deux ans vice-président du CES, avez-vous d’autres projets en parallèle?

«Je suis engagé à l’Institut grand-ducal, à la section des sciences morales et politiques, et je suis un membre de la Commission nationale d’éthique. Des fonctions bénévoles qui me demandent beaucoup de temps et qui demandent beaucoup d’investissement en lectures et en études. Mais cela me procure aussi beaucoup de  satisfaction. Pour le reste, je vais avoir 65 ans l’année prochaine, l’âge de la retraite, et donc il sera sans doute temps d’y aller plus doucement.

La politique ne vous a jamais tenté? 

«Je suis la politique depuis très jeune, ce qui m’a permis de ne pas être tenté par la politique. 

À l’inverse, est-ce que la politique n’a jamais essayé de vous attirer? 

«Il y a eu des tentatives, que j’ai déclinées.»