Si le texte de la loi reste très probablement perfectible, cette dernière, datant du 1er mars 2019, constitue bien – à l’exemple des premières réglementations mises en place il y a longtemps en matière de fonds d’investissement – un point de départ pour la mise en œuvre progressive d’un contexte réglementaire favorable à l’utilisation des DLT (distributed ledger technologies) (ci-après «DLT» ou «technologies distribuées») en tant qu’infrastructure pour les services financiers, et lorsqu’il est fait référence ici à «un» point de départ plutôt qu’«au» point de départ, c’est que d’autres points de départ auraient évidemment été possibles en ce domaine où l’innovation reste le maître-mot. La France, par exemple, a choisi un autre point de départ; le Luxembourg a choisi celui de la loi du 1er mars 2019.
Loin de constituer l’aboutissement de réflexions et d’actions en la matière, la genèse de la loi et le texte même de celle-ci montrent que, traitant d’une technologie en évolution constante, le texte se veut suffisamment large et inclusif pour pouvoir embrasser les évolutions à venir (dans la mesure où celles-ci sont prévisibles ou peuvent être cernées dans les grandes lignes), tout en affichant très clairement la volonté du législateur de permettre aux acteurs de la Place, dans un cadre empreint de sécurité juridique, de déployer et de mettre en œuvre des projets se basant sur les DLT.
Les DLT ne sont pas interdites, une tautologie
D’aucuns pourraient être tentés de soutenir que la loi n’apporte rien de vraiment nouveau. Or, tel n’est pas le cas à au moins un double titre. L’apport de la loi – qui énonce le principe de la possibilité de l’utilisation des DLT pour l’inscription en compte et le transfert de titres – est d’abord un apport de sécurité juridique. Le Conseil d’État ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Le second (ou deuxième) apport de la loi est un apport à la fois plus subtil et plus complexe.
Ainsi, et s’il est vrai que, d’un côté, la loi ne met pas en place un contexte spécifique pour l’utilisation des DLT pour la circulation des titres, elle pose néanmoins d’un autre côté le principe d’équivalence en deux points: premièrement, l’utilisation des DLT est possible, et donc parfaitement valable, et, deuxièmement, il convient, pour celui qui utilise des DLT, de respecter les contraintes inhérentes à l’utilisation de cette technologie. A minima, le texte ne fait «que» confirmer que la technologie des DLT peut être utilisée pour matérialiser la propriété et le transfert de propriété de titres financiers.
Valider par le biais d’un texte de loi l’utilisation des DLT, c’est évidemment dire qu’elles ne sont pas interdites. Cette tautologie – qui peut à première vue ressembler à une lapalissade – n’est pas anodine, puisqu’elle offre aux émetteurs qui utilisent cette technologie des DLT la garantie que leur projet ne sera pas guillotiné ou retoqué par les uns et les autres sans autre forme de procès au simple motif que la technologie des DLT est utilisée.
À noter encore que le champ d’application de la loi est un champ d’application large, car la loi s’applique à tous les titres financiers, et ce contrairement à d’autres textes.
La neutralité technologique, un fardeau?
D’aucuns ont cru devoir soutenir encore que le principe de neutralité technologique, qui est à la base de la loi, serait un fardeau juridique.
Qu’il nous soit permis de ne pas être d’accord avec une telle affirmation.
Pourquoi le législateur en viendrait-il à préférer une technologie par rapport à une autre? En en nommant certaines, d’autres seront probablement exclues. Et puis, les technologies DLT ont un cycle de vie rapide, ce qui ne devrait normalement pas être le cas des lois. Celles-ci sont appelées à durer et, a priori, à embrasser également des technologies qui ne sont pas encore connues au moment de leur promulgation.
Qu’il soit encore permis d’observer que la référence à des technologies distribuées est plus spécifique que ne le serait une référence à une technologie partagée qui est la notion utilisée en France. Le jour où il y aura une définition unanimement admise et trouvant application à travers tous les secteurs, il est à parier que le Luxembourg l’adoptera.
Dans l’intervalle, et plutôt que d’attendre que tel soit le cas, l’innovation se fait aussi par l’agilité, et le Luxembourg a pris, à juste titre, le pari de l’agilité plutôt que l’attente d’une initiative, voire d’un accord, au niveau européen ou autre. Cette façon de procéder n’a d’ailleurs rien d’extraordinaire ni au Luxembourg, ni d’ailleurs au niveau européen.
À fongibilité, fongibilité et demie
La loi garantit la fongibilité du titre. L’article 18 bis, paragraphe 1er est très clair à ce sujet, et quand bien même s’agirait-il d’une fiction juridique, quod non, le texte de la loi est sans appel et ne donne pas lieu à interprétation ou exégèse.
Pour le juriste, la cause pourrait être ainsi entendue.
Le technicien, par contre, ne se contente guère de certitudes juridiques seules et pousse l’investigation une étape plus loin.
Prenant l’exemple des tokens sur la blockchain ethereum, qu’en est-il de leur fongibilité? La majorité des titres représentés sur ethereum utilisent le standard ERC20 pour matérialiser le token. Un token ERC20 est un smart contract (un code exécutable sur ethereum) qui maintient une liste des adresses ethereum qui possèdent des tokens, ainsi que le nombre de tokens en leur possession.
Quand une adresse A transmet x tokens à une adresse B, le smart contract se contente de soustraire x au nombre de tokens de A et d’ajouter x au nombre de tokens de B, ceci dans une transaction atomique et après plusieurs vérifications, comme par exemple NB_TOKEN(A) >= x. Ainsi, quand B transmet ensuite une partie de ses tokens à C, il est impossible de savoir si ces tokens viennent de A ou pas (sauf si, bien sûr, B a reçu l’ensemble de ses tokens de A).
Sur ethereum, avec le standard ERC20, les tokens sont complètement fongibles. Il en est d’ailleurs de même pour la cryptomonnaie ETH, car l’ethereum utilise la notion de comptes par adresse pour gérer les ETH.
La confusion chez certains, ici, vient sans doute du mode de fonctionnement de la blockchain bitcoin, qui n’est, à notre connaissance, pas utilisée pour la représentation de titres. Bitcoin utilise le principe UTXO (Unspent Transaction Output). Le nombre de bitcoins pouvant être dépensés par une adresse est la somme des bitcoins déjà reçus par cette adresse et non encore «dépensés».
Chaque envoi de bitcoin se fait en faisant référence aux outputs de transactions passées d’envoi de bitcoins sur cette adresse. Il est ainsi possible pour une transaction donnée de suivre les bitcoins reçus et de remonter jusqu’à la transaction de création de chacun d’entre eux par un mineur. .
Les exemples ethereum et bitcoin ci-dessus illustrent bien l’intérêt du principe de la neutralité technologique, sachant par ailleurs que de nouvelles blockchains se créeront à l’avenir et que d’autres évolueront…
Garanties et saisies sur la blockchain
La loi prend encore le soin de préciser en substance que le fait que les titres soient tenus dans une blockchain est sans incidence, ni effet sur les sûretés et garanties. Dire le contraire aurait été suicidaire. Ne rien dire au sujet des garanties et sûretés aurait été à tout le moins surprenant, ouvrant le champ à toutes sortes d’interprétations avec une insécurité juridique des plus patentes à la clé, et s’il est vrai que la loi aurait aussi pu mentionner les saisies et autres mesures de blocage de titres, il est également vrai que la transcription des saisies, garanties et sûretés n’est pas aujourd’hui chose aisée, il reste que la solution adoptée a le mérite de la clarté.
Comme cela a été relevé à juste titre*, il est possible de remettre une opération sur la blockchain en passant une opération en sens contraire, ce qui n’est sans doute pas idéal, mais ce qui permet néanmoins d’atteindre le résultat souhaité. Sur la blockchain ethereum, il est encore techniquement possible de matérialiser les conditions nécessaires pour effectuer telle ou telle opération dans un écosystème de smart contracts.
Ainsi, dans le cadre desquels ce sont directement les acteurs à l’origine de certains faits, événements ou décisions qui vont «pousser» l’information dans la blockchain, et s’il est permis de rêver un tant soit peu, on peut imaginer un modèle dans lequel le juge lui-même pourrait bloquer dans la blockchain des titres saisis ou rendus indisponibles sur décision de justice. La décision de justice de blocage des titres serait ainsi répercutée sur la blockchain par le biais du smart contract qui gère la «vie» blockchainisée du titre.
Le smart contract vérifierait d’abord que l’initiateur de «l’événement» – en l’occurrence ici la décision de justice – soit bien autorisé à le faire (une table de référence recenserait les adresses des juges, par exemple), et il bloquerait ensuite le transfert des titres par l’agent de transfert et l’investisseur. Ce modèle pourrait se révéler très efficace et a l’avantage d’être moins coûteux que le modèle actuel.
Toutefois, le prédit modèle impose à tous les acteurs du marché une connectivité et une représentation permanentes sur la blockchain. Enfin, en ce qui concerne les garanties et sûretés, il est parfaitement possible d’imaginer des modèles similaires ou comparables.
La loi du 1er mars 2019 constitue un bel exemple d’innovation par le droit. C’est la première fois au Luxembourg, et une des premières fois en Europe, que la blockchain fait son apparition dans une loi. Il s’agit d’une première étape. D’autres vont, à n’en pas douter, suivre.
Cette carte blanche a été rédigée par , senior partner chez Schiltz & Schiltz et professeur honoraire, et par , CEO de InTech, groupe Post.
[*] Erwin Sotiri, la loi du 1er mars 2019 concernant la circulation des titres: Un premier pas hésitant mais important vers l’adoption des DLT, Lexnow et Agefi du 16 mai 2019.