Marc Elsberg en a un fait un succès de librairie. «Black-out» – le nom de son roman – était à la une de nombreux médias français, mercredi 6 janvier. «Débranchez certains appareils», recommandaient certains. «Éteignez au moins un appareil», disaient les autres. La France du nucléaire et de l’indépendance énergétique découvre les charmes de la mise en réseau de l’électricité en Europe.
En réalité, explique très vite le Réseau de transport d’électricité, le réseau européen – comme un cœur – a une légère chute de «tension». Au lieu des 50Hz nécessaires pour qu’il batte correctement, le cœur a des palpitations à cause d’un disjoncteur en Croatie. Deux lignes électriques, qui géraient les flux entre l’Est (Serbie, Roumanie, Turquie) et l’Ouest (Bosnie, Hongrie), deviennent inopérantes. Comme l’électricité cherche un autre passage et risque de provoquer des surcharges, 14 lignes sont mises hors tension.
Chaque État a des barrières de protection. La France débranche 16 sites industriels. Il fait frais, mais les températures sont légèrement supérieures à zéro. L’Hexagone respire.
Une semaine plus tard, France Stratégie, l’ancien commissariat français à la prospective, publie une note stratégique, intitulée «». Les deux chercheurs qui préparent ces analyses pour le gouvernement français y décortiquent l’évolution de la production d’électricité en Europe.
Le Luxembourg très dépendant de ses trois voisins
«D’ici 2030-2035, Elia, le GRT belge, évalue dans l’édition de 2019 de son étude bisannuelle que ce seront plus de 110GW de puissance pilotable qui seront retirés du réseau européen. Ils se répartissent en 23GW de nucléaire (dont environ 13GW en France et 10GW en Allemagne), 70GW de charbon-lignite (dont environ 40GW en Allemagne) et 10GW de gaz ou de fioul», expliquent-ils. Si les deux tiers de ces déclassements auront lieu en Allemagne et en France, la Belgique est aussi concernée.
Soit les trois fournisseurs de l’électricité consommée au Luxembourg, qui importe 84% de ses besoins chaque année.
Pas d’inquiétude. D’ici 2030, près de 200GW d’énergies renouvelables intermittentes (Enri) devraient être installés en Allemagne (selon la loi EEG 21), 75GW en France et 20 GW en Belgique? Pas de souci. Avec ces 400GW, au total, l’Europe a de quoi compenser largement les fermetures de ses centrales nucléaires et au charbon? C’est justement là que commence le problème, pour France Stratégie: «1GW d’Enri n’est pas de la même nature que 1GW de puissance pilotable, et sa participation dans des situations de tension du système électrique n’est pas garantie, car elle dépend de la météorologie (température, présence ou non de soleil et surtout de vent)», écrivent les deux chercheurs.
«La disponibilité moyenne à la pointe retenue pour l’éolien terrestre est de 10%, de 20% pour l’éolien en mer – qui est beaucoup plus régulier – et de 2% pour le solaire, sachant que les pointes de consommation ont généralement lieu les soirs d’hiver, mais de plus en plus souvent le matin.» Les Français ont aussi une thermosensibilité des plus élevées d’Europe: leur consommation d’électricité double quand la température passe de +15° à +0,5°.
Une note de bas de page reconnaît que les chiffres du solaire devraient s’améliorer avec des capacités de stockage de cette énergie pendant quelques heures dans la journée… mais cela reste incertain à un horizon de 10 ans.
Des black-out de plus en plus probables
Selon nos calculs basés sur les données de 2019 de l’ILR, par exemple, les installations éoliennes au Luxembourg ont fonctionné 23,58% du temps, et les installations photovoltaïques moins de 10%. Selon le ministre de l’Énergie, (Déi Greng), la même année, lors d’, «74% de la consommation des ménages sont couverts par la production d’énergies renouvelables nationale», la consommation des ménages – et des PME – ne représentant elle-même qu’un quart de la consommation d’électricité au Luxembourg, selon Creos, contre 36,8% pour le commercial et 29,3% pour l’industrie.
Dans leur étude, les deux chercheurs rappellent que le RTE français a détecté un certain nombre de situations problématiques, toujours dans la deuxième quinzaine de janvier, dans le cas d’une vague de froid longue (comme en février 2020), d’épisode sans vent ayant occasionné une faible production éolienne (comme en 2017) ou l’indisponibilité simultanée et imprévue de plusieurs réacteurs nucléaires (comme en 2017).
Pire même, la combinaison de plusieurs facteurs «conduit à des durées de défaillance relativement élevées: il existe une chance sur 20 d’avoir près de 30 heures de défaillance lors de l’hiver le plus contraint, en 2022-2023». Entre-temps, avec la crise sanitaire, le risque est «avancé», ajoutent-ils sans préciser si cela interviendra à partir de novembre ou en janvier prochain.
Une meilleure coordination européenne indispensable
Sans effort particulier supplémentaire et dans l’hypothèse où les objectifs de développement d’Enri sont respectés, les marges européennes passent de +34GW en 2020 à +16GW en 2025, puis deviennent négatives à -7,5GW en 2030, et -10GW en 2035. Des marges européennes qui cachent des disparités locales: la France, l’Allemagne et la Belgique deviendront déficitaires bien avant 2025.
Du coup, tout le monde va chercher à importer le volume d’électricité qui lui manque… et aura donc tendance à moins vendre à son voisin au risque de voir ses propres compatriotes devoir s’éclairer à la bougie. Et le recours aux énergies renouvelables, moins prévisibles que le charbon ou le nucléaire, oblige les gestionnaires de réseaux à des stratégies beaucoup plus complexes et risquées.
L’Allemagne et la Grande-Bretagne en ont fait les frais les 21 avril et 23 mars derniers: alors que la consommation avait baissé, elles étaient obligées de recourir aux énergies renouvelables.
La clé est en même temps le problème: pour s’en sortir, il faut mieux connecter le réseau européen… mais chaque État membre décide seul de son approvisionnement et de la structure de son mix énergétique. «La nouvelle réglementation européenne», conclut France Stratégie, «est ambitieuse et devrait renforcer la coordination entre États […]. Cependant, pour assurer l’atteinte de ses objectifs, il est essentiel d’assumer ses implications politiques.»
Sinon, prédisent des experts, au lieu de 12 minutes de panne de courant en 2019 en Allemagne, l’Europe pourrait voir ses statistiques se rapprocher des statistiques américaines: 4,7 heures sans courant par an.
La question est d’autant plus clé au Luxembourg. Les premiers éléments de fonctionnement d’un data center de Google à Bissen montrent qu’il engloutira 7% de la consommation nationale d’électricité la première année, et 12% ensuite. Rapporté aux chiffres de 2019 publiés par Creos à titre indicatif – ce ne sont pas les mêmes que l’ILR qui les compile avec ceux de la Sotel, mais il y a le dispatching entre secteurs d’activité –, Google deviendrait le premier consommateur luxembourgeois d’électricité. Avec 786,6GWh par an () ou 618,6GWh par an (). Dans ce dernier cas, cela représenterait autant que la moitié de la population et des PME. Ou 40% de la consommation du secteur industriel.