L’instant est concentré comme un produit de nettoyage. Aussi corrosif aussi. Assise à la table de la conférence, organisée par le Centre luxembourgeois d’histoire contemporaine et numérique (C2DH) de l’Université du Luxembourg ce mercredi au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, la vice-présidente de la Chambre des députés, l’écologiste , l’avoue: «De plus en plus de jeunes me disent que je devrais aller sur BeReal! J’hésite encore.»
Toute la question de la mise en scène des acteurs de la vie publique est illustrée dans ce questionnement qui intervient au moment où, à l’autre bout de la table, Raphaël Kies, chercheur à l’Université du Luxembourg, avait raconté s’être inscrit le matin même sur TikTok – dans le cadre de ses recherches.
BeReal? THE réseau social à la mode. Créé en 2020 par les Français Alexis Barreyat et Kévin Perneau, il consiste à accepter, une seule fois par jour, de poster un double selfie à l’heure qu’une notification vous demande – une photo de vous dans le coin en haut à gauche et une photo de ce qui est devant vous comme image principale. Vos «amis» ne peuvent pas «liker» comme Instagram, mais commenter votre image.
Une seule double photo, une seule fois par jour
Le réseau de «tes amis pour de vrai», comme le dit sa punchline, n’offre pas de filtres ni autres subtilités pour faire croire que vous êtes un canon de beauté ou illuminer un arrière-plan gris. Partie de France, l’application a fait un carton aux États-Unis et revient en Europe, où elle était la deuxième application la plus téléchargée ce jeudi matin. Y aller ou pas serait aujourd’hui une question pour les hommes et femmes politiques luxembourgeois en manque de «cool attitude». Seulement elle implique que vous fassiez la double photo au moment exigé, où que vous soyez, quoi que vous fassiez. Au risque de casser l’image parfois patiemment construite autour du récit sur les réseaux sociaux.
Or, au jeu de la spontanéité, il y a quasiment autant de situations que d’hommes ou femmes ou de partis politiques. À la différence du LSAP, dont le stratège était gentiment assis dans la salle et pas à la table des discussions parfois mouvementées, le pirate était déjà à l’abordage quand les autres se demandaient encore ce qu’étaient ces nouveaux canaux de communication directe. Il a lui-même raconté comme il avait d’abord refusé de partager un moment privé, puis l’avait fait en se considérant comme une personne lambda, avant de le regretter, étrillé par une légion de trolls, tous plus bêtes les uns que les autres – c’est nous qui soulignons. Pourrait-il y avoir autre chose que la bêtise crasse qui puisse «expliquer» qu’on s’en prenne anonymement à la naissance d’un enfant?
Le téléphone bleu du «Better Call Bettel»
A côté de lui, l’ancien animateur radio devenu directeur de création chez Moskito, Ben Olinger, a rappelé comment le Premier ministre, (DP), avait fait un carton avec son Blue Phone en 2018. Installé dans un bureau avec vue sur le téléphone dans la rue, le chef du gouvernement décrochait en même temps que le passant, interloqué de pouvoir parler sans filtre avec lui.
Mais il a assez peu abordé la manière dont le Premier ministre et ministre des Communications et des Médias avait fixé les limites à son utilisation des réseaux sociaux. Campagne oblige, dimanche soir, ce dernier s’est mis en scène avec des compatriotes ou des concitoyens portugais avant le match de l’équipe nationale de football contre la bande à Cristiano Ronaldo. Comme à peu près tout ce que le pays compte de politiques en campagne.
Pourquoi ce tweet est-il particulier? Il est signé XB, à la différence de ceux qui ont suivi, avec le Premier ministre portugais, Antonio Costa, pour féliciter le Grand-Duc héritier Guillaume et son épouse Stéphanie à l’occasion de la naissance de leur deuxième enfant, ou pour évoquer son déplacement en Belgique auprès de son homologue belge. Donc rédigés et publiés par son staff.
Une politique suivie strictement aussi par l’ex-ministre des Finances, , DP lui aussi et directeur du Mécanisme européen de stabilité, qui continue d’ajouter «PG» quand il tweete lui-même, à la différence de celle qui lui a succédé. rappelle que le compte à son nom est personnel et que pour suivre la ministre des Finances… il faut suivre le compte de la ministre des Finances. La ministre a toujours protégé sa vie privée et ses tweets sont toujours politiquement corrects.
Au Luxembourg, on est aussi très forts pour détruire nos héros.
Comme ceux de Mme Bernard, qui a raconté quelques-unes de ses misères que lui réservent les trolls. «Il faut trouver la bonne balance», a-t-elle aussi dit devant une salle d’une soixantaine d’invités, «le défi de montrer une partie de ma vie privée, ce que les électeurs me demandent depuis toujours, est un défi. Le retour est parfois très très dur, très agressif, entre photos [vulgaires, ndlr] et menaces de mort…» Celle qui n’a pas pu obtenir de Twitter le badge bleu a aussi eu du mal, parfois, à faire valoir ses droits auprès de la police, pour dénoncer les comportements qui dépassent les bornes.
«Au Luxembourg, on est aussi très forts pour détruire nos héros», a encore commenté Ben Olinger, appelant à ne pas considérer ce qui se passe sur les réseaux sociaux comme la véritable image du débat. «Il y a aussi la majorité silencieuse, qui regarde, mais ne like pas ni ne commente pas.»
Même pas deux Luxembourgeois sur trois
«Au Luxembourg, seuls 61,8% des résidents sont sur les réseaux sociaux», a précisé Fabienne Greffet, maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Lorraine. «Contre 68% en Belgique, 44,5% en France et 47,7% en Allemagne. Et si les personnes les plus âgées sont majoritairement sur Facebook (devant Instagram et Twitter), les plus jeunes vont davantage sur Instagram, TikTok et Facebook», a-t-elle dit, comme pour souligner combien mettre en place des campagnes pertinentes pouvait être un exercice compliqué.
«J’ai pensé à l’époque que les médias sociaux allaient réenchanter la démocratie. Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans un désenchantement, dans lequel s’affrontent un engagement politique et citoyen et un engagement protestataire et revendicatif.»
Un des exemples les plus intéressants (et pas abordé ce mercredi) est le départ en avril 2019, avec perte et fracas, du ministre de la Mobilité, (déi Gréng) de Twitter, devant le comportement des frontaliers français excédés des retards et des mauvaises conditions de transport entre Metz et Luxembourg. Avant de revenir deux ans plus tard, pour retrouver une audience. Fin 2021, il s’était dit outragé, comme toute la classe politique, des débordements des antivax contre le Premier ministre. Car la période de Covid et le mauvais exemple américain a accéléré une radicalisation de ces espaces numériques aussi pressés de réagir que limités par la longueur des messages.
«Au fond», s’est demandé à voix haute Raphaël Kies, chercheur à l’Université du Luxembourg, «est-ce que cela rapporte des voix? On ne touche jamais que des gens qui sont déjà proches de nous sur les réseaux sociaux!» C’est d’ailleurs pour cela que les partis ou certains politiques à titre individuel paient pour que leurs messages passent auprès d’audiences ciblées, sujet pas plus abordé que la perspective qui revient régulièrement sur le tapis de la fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux, mais c’est normal: les sujets possibles sont nombreux.
Spontanés, les politiques sur les réseaux sociaux? Non. Calculateurs, la plupart du temps. À la recherche de visibilité surtout. Cela mériterait une thèse: «Compte tenu de la taille du pays et des possibilités de se rencontrer au restaurant, à l’école, dans la rue ou à un match de football, l’homme politique luxembourgeois peut-il séparer sa vie privée et sa vie publique sur les réseaux sociaux?»
Cet article est issu de la newsletter hebdomadaire Paperjam Tech, le rendez-vous pour suivre l’actualité de l’innovation et des nouvelles technologies. Vous pouvez vous y abonner .