La BCE devrait valider son projet de monnaie électronique en automne. Projet dont les contours restent flous et qui inquiète le secteur bancaire. (Photo: Shutterstock)

La BCE devrait valider son projet de monnaie électronique en automne. Projet dont les contours restent flous et qui inquiète le secteur bancaire. (Photo: Shutterstock)

Le projet d’euro numérique de la Banque centrale européenne suscite beaucoup d’interrogations, voire de défiance pour les banquiers de la Place. Points de vue croisés d’Ulrich Bindseil, de la BCE, et d’Ananda Kautz, de l’ABBL.

La Commission européenne a proposé un cadre pour l’euro numérique, monnaie publique acceptée partout, qui viendrait compléter les solutions privées déjà existantes. S’il revient à la Commission, au Parlement et au Conseil de créer un tel cadre légal, c’est à la Banque centrale européenne de décider si et quand un euro numérique serait pertinent.

Le sujet est jugé stratégique à Francfort. Il inquiète les banques et semble encore indifférer les consommateurs. Pour tenter de rallier les banquiers au projet de la BCE, Ulrich Bindseil, directeur général, «infrastructures de marché et paiements», a accepté l’invitation de l’ABBL pour en débattre. Il a répondu aux questions de Paperjam. Tout comme Head of Innovation, Digital Banking & Payments à l’ABBL.

Le besoin ne vient pas du marché mais d’une décision stratégique de la BCE.
Ananda Kautz

Ananda KautzHead of Innovation, Digital Banking & PaymentsABBL

L’euro numérique sur lequel travaille la Banque centrale européenne est une CBDC (Central Bank Digital Currencies). Et son projet s’articule autour de deux axes: un euro numérique pour un usage commercial grand public et un euro numérique pour un usage B2B. «Deux approches totalement différentes», selon Ananda Kautz. «Et l’euro numérique retail est la partie la plus avancée du projet.»

Selon Ananda Kautz, l’approche de la BCE est «géopolitique». Comprendre: concevoir une alternative technologiquement robuste au cash, permettant de faire des paiements en toute occasion même offline, c’est-à-dire en cas de panne de réseau et d’internet et se positionner face à l’arrivée de monnaies électroniques privées.

Pour le citoyen lambda, la différence avec les moyens de paiements électroniques déjà en service ne sautera pas aux yeux. «Ce d’autant plus que le système de paiements en Europe est aujourd’hui très avancé», insiste Ananda Kautz pour qui «le besoin ne vient pas du marché mais d’une décision stratégique de la BCE». Approche qui hypothèque le succès commercial et donc l’adoption de l’euro numérique par le consommateur.

L’intérêt, tout comme les cas d’utilisation, Ananda Kautz les voit plutôt dans un contexte international de Wholesale Banking et de Corporate Finance. «Aujourd’hui, les paiements transfrontaliers sont coûteux, lents et peu transparents. Donc si on passait demain sur une monnaie digitale sur laquelle on peut avoir de l’instantanéité, de la transparence grâce à la blockchain et des smart contracts le tout d’une manière sécurisée, cela apporterait de la valeur ajoutée. Surtout si on y ajoute de la programmabilité. Dans un contexte de recours accru à l’intelligence artificielle, les machines pourraient analyser les besoins et passer des commandes de manière automatisée. Et là, grâce à la blockchain, on pourrait programmer par exemple des paiements entre machines. En tant que secteur bancaire, c’est cet usage qui nous intéresse le plus. Un usage qui n’est pas dépourvu d’enjeux stratégiques. Une telle monnaie bien conçue et répondant aux besoins des utilisateurs pourrait devenir la monnaie de référence dans les échanges internationaux.»

Le retail d’abord

Pour elle, il aurait mieux valu commencer le déploiement de leur numérique dans le secteur B2B. «Mais il était plus simple de commencer avec la partie retail pour la BCE. Ce n’est pas forcément là où on voit le plus de valeur ajoutée.»

À la question de savoir où sont les avantages et les inconvénients pour le secteur bancaire et la Place de l’euro numérique, les inconvénients prennent le pas sur les avantages. Si l’ABBL fait crédit à la BCE sur le fait que l’objectif de l’institution de Francfort n’est pas de déstabiliser le secteur financier, elle s’inquiète des coûts d’infrastructures que va provoquer le déploiement de l’euro numérique. Circonspecte, l’ABBL l’est également vis-à-vis du risque que l’euro numérique ne déplace l’argent des consommateurs du bilan des banques commerciales au bilan des banques centrales. Avec à la clé des problèmes de liquidités qui rejaillirait sur les activités de prêts. Les banques luxembourgeoises aimeraient bien une étude d’impact préalable sur ce point précis. «La venue d'Ulrich Bindseil au Luxembourg et les échanges constructifs qu'il a eu avec nos membres ont cependant permis de lever certains doutes, précise Ananda Kautz.»

Préserver l’autonomie de l’Europe par rapport aux fournisseurs privés externes.
Ulrich Bindseil

Ulrich BindseilDirecteur général, «infrastructures de marché et paiements»BCE

Face à ces critiques, la BCE — qui proposera avec la Commission cet automne un cadre juridique complet — insiste sur le caractère complémentaire de l’euro numérique, sur son inclusivité — il sera accessible à tous, «même aux utilisateurs dont les capacités financières ou numériques sont limitées» —, sur sa gratuité, sur son acceptation générale et sur le fait que les espèces ne disparaîtront pas.

Pour Ulrich Bindseil, «l’objectif de la BCE est de garantir que notre monnaie reste adaptée à l’ère numérique. En offrant un moyen supplémentaire de payer avec de l’argent public, nous garantirions la résilience de notre système monétaire. En outre, l’euro numérique constituerait la matière première pour de nouvelles innovations dans le secteur européen des paiements».

Pour ce qui est des cas d’utilisation, il indique que «l’euro numérique pourrait être utilisé pour payer à tout moment et partout dans la zone euro. La BCE étudie actuellement un certain nombre de scénarios de paiement, en particulier les paiements de personne à personne et les paiements de consommateur à entreprise, y compris les achats en ligne et les achats physiques. Pour chacune de ces situations, à l’exception des achats en ligne, les utilisateurs seraient en mesure de payer avec un euro numérique même sans connexion internet ou appareil numérique.»

Pour lui, il n’y a que des avantages à l’euro numérique: «Les consommateurs bénéficieraient de quelque chose qui n’existe pas actuellement sur le marché, à savoir un moyen de paiement européen largement accepté et distribué dans tous les pays de la zone euro. Avec la certitude que leurs informations personnelles sont traitées selon les normes les plus élevées possibles. Pour les commerçants, l’euro numérique donnerait accès à une solution européenne qui leur permettrait de recevoir des paiements instantanément depuis n’importe quel endroit de la zone euro. L’euro numérique offrirait également un plus grand choix aux commerçants, ce qui favoriserait une tarification plus compétitive. Nous souhaitons que les coûts liés à l’euro numérique soient faibles pour les commerçants.»

Outil d’innovation

Et pour les banques qui craignent d’être marginalisées, il estime que l’euro numérique pourrait être un moyen «pour continuer à innover et à développer de nouveaux services pour leurs clients». Mettant en avant la distribution obligatoire de l’euro numérique par les banques, il estime que ces dernières «joueront un rôle clé» – Ulrich Bindseil estime également qu’un «euro numérique serait également un catalyseur pour l’innovation dans le secteur privé. Il pourrait permettre aux fournisseurs privés d’élaborer de nouvelles solutions supplémentaires susceptibles d’offrir des services à valeur ajoutée. Dans l’ensemble, un euro numérique pourrait renforcer la coopération entre les secteurs public et privé, tout en stimulant la concurrence dans le secteur européen des paiements de détail, ce qui le rendrait plus fort et plus résistant.»

Concernant les questions de stabilité financière, Ulrich Bindseil confirme le plafonnement de l’utilisation de l’euro numérique pour les consommateurs — on évoque dans les discussions un plafond de 3.000 euros par compte —. Mais, outre de faciliter les paiements du quotidien, l’avantage majeur du projet reste «de préserver l’autonomie de l’Europe par rapport aux fournisseurs privés externes».

Pour Ananda Kautz: «quelles que soient aujourd'hui les questions que soulèvent aujourd'hui encore l'euro digital, cela n'empêchera pas toutes les parties prenantes - secteur bancaire et autorités publiques -  à travailler main dans la main à sa réussite, une fois son lancement définitif décidé».