Claude Marx a vu son mandat à la tête de la CSSF prolongé jusqu’en février 2026 . (Photo: Maison Moderne/Nader Ghavami)

Claude Marx a vu son mandat à la tête de la CSSF prolongé jusqu’en février 2026 . (Photo: Maison Moderne/Nader Ghavami)

Claude Marx repart pour un deuxième mandat à la tête de la Commission de surveillance du secteur financier. L’occasion de tirer un bilan de son premier mandat et de se pencher sur ses priorités et sur les défis que devra relever la Place ces cinq prochaines années.

Vous finissez votre premier mandat à la tête de la CSSF. Quel bilan tirez-vous de ces cinq années à titre personnel? Sur cette période, quels sont les changements ou les évolutions qui vous ont le plus marqué?

– «J’aimerais tout d’abord revenir sur ma première impression en arrivant à la CSSF et en rencontrant les équipes. Bien sûr, je connaissais l’institution. La CSSF jouissait et jouit toujours d’une excellente réputation au Grand-Duché: celle d’une autorité à la fois rigoureuse, mais également efficace et accessible. Il n’empêche que j’ai été surpris par l’extrême compétence et également la somme des savoirs au sein de notre maison. Et cela me permet de faire le pont avec une des impulsions que j’ai souhaité donner: nous avions le savoir-faire, mais encore fallait-il mieux le faire savoir. C’est pour cela que j’ai investi pas mal de temps pour expliquer, lors de conférences, de séminaires, de formations ou à travers des interviews, la manière dont nous travaillons, nos attentes aujourd’hui et à venir, notamment sur des sujets tels que l’innovation financière et la finance durable, les évolutions de la réglementation, les tendances sur la place financière, etc., et également afin d’encourager nos équipes à voir la pédagogie comme un élément de notre travail de prévention des risques et de la gestion des risques.

300 collaborateurs intégrés en cinq ans

Mais la CSSF au sein de laquelle j’arrivais était également une institution en pleine mutation. Souvenez-vous que ce n’est qu’en novembre 2014 qu’a été créé le mécanisme de surveillance unique (MSU), qui attribuait un tout nouveau rôle à la Banque centrale européenne en matière de surveillance bancaire. Parallèlement, suite à la crise financière de 2008-2009, le cadre réglementaire s’était également renforcé dans tous les domaines. Si l’on parle légitimement du poids de la réglementation pour les professionnels de la place financière, il en est de même pour les autorités de surveillance. Notre champ de compétences n’a de cesse de s’élargir. Le nombre de lois et de réglementations à l’application desquelles nous devons veiller également. À ma prise de fonction, mon analyse était qu’il nous fallait augmenter nos effectifs de 50% pour faire face à cette évolution. Nous y sommes arrivés, nous avons réussi, grâce à un effort collectif important, à recruter et intégrer plus de 300 nouveaux collaborateurs nouvellement diplômés ou avec une solide expérience professionnelle. À part la parité hommes-femmes, nous avons autant de collaborateurs luxembourgeois qu’étrangers. C’est une grande chance de pouvoir recruter des spécialistes dans tous les pays de l’Union européenne!

Je ne serai pas complet en parlant des événements qui ont marqué mon mandat en ne citant pas des dossiers comme le Brexit, ou la gestion de la pandémie de Covid. Mais ce dont je suis le plus fier, c’est qu’avec l’équipe de direction, dont j’ai eu la chance de pouvoir m’entourer, nous avons mis sur les rails un programme ambitieux afin de rendre la CSSF ‘21st century fit’ en mettant en place notre stratégie de transformation ‘CSSF 4.0’.

Quelles sont les priorités de la CSSF?

«Notre priorité reste de bien accomplir une double mission: veiller à la stabilité du système financier (mission partagée avec la Banque centrale du Luxembourg) et assurer la protection des consommateurs et des investisseurs. Dans ce contexte, la question des risques crédits et de la liquidité des produits financiers est particulièrement sensible. La situation dans le secteur des fonds d’investissement ces derniers 12 mois nous l’a d’ailleurs rappelé. Nous portons une grande attention à l’application des nouvelles réglementations en matière de frais et de transparence.

La lutte contre la criminalité financière a également une place importante dans notre mission. Nous l’appliquons en adoptant une approche basée sur le risque.

Nous veillons à ce que les entités surveillées aient un plan d’affaires viable. Une telle priorité peut sembler étonnante pour un régulateur, mais cela reste un de nos soucis majeurs. Ces dernières années, nous avons vu un accroissement relatif des dépenses plus élevé que l’accroissement relatif des recettes. C’est ce qu’on appelle un ‘negative jaw’. Cette tendance risque de perdurer, dans un environnement de taux bas et de coûts opérationnels élevés, mais l’usage à bon escient des nouvelles technologies pourrait aider le secteur à renverser la tendance.

Tout cela ne nous empêche pas de donner des impulsions sur des thèmes d’avenir tels que l’innovation financière, la finance durable ou encore l’éducation financière. En effet, je suis persuadé que la CSSF peut jouer un rôle déterminant dans ces domaines.

Soutenir les innovations financières

Je suis particulièrement fier du travail qui a déjà été accompli en matière d’innovation financière ces dernières années. Je citerai comme exemple le cadre en matière de cloud computing, dont nous avons doté le secteur financier et qui a permis à la place financière de prendre une certaine avance, ainsi que le livre blanc sur l’intelligence artificielle que nous avons publié et qui a eu beaucoup de résonance au sein du marché. Aujourd’hui, la priorité de la CSSF est de suivre de près le niveau de pénétration des nouvelles technologies dans le secteur financier luxembourgeois, au travers de la surveillance du marché, des échanges avec les parties prenantes, de la mise en réseau et des échanges avec les opérateurs historiques et les fintech, missions auxquelles s’attèle notre innovation hub nouvellement créé. 

Il nous faut en fait conjuguer deux postures: celle du facilitateur qui accompagne le mouvement et celle du garde-fou qui veille à ce qu’il se développe dans le respect des règles de stabilité et de protection du consommateur.

En matière de finance durable, nous concentrons nos efforts sur le soutien d’initiatives en cours, comme le Green Deal de la Commission européenne ou la Luxembourg Sustainable Finance Initiative, la sensibilisation et l’éducation. Nous avons d’ailleurs mis en place un groupe interne dédié à la finance durable dont la mission est d’accompagner la transition du secteur financier. Ce groupe élabore notamment des orientations et des recommandations, en l’absence ou avant l’adoption d’une réglementation complète de niveau 1 ou 2. Nous avons rejoint il y a quelques années le Network for Greening the Financial System, un réseau d’environ 90 banques centrales et autorités de surveillance prudentielles.

Nous avons également une mission nationale en matière d’éducation financière. Dans ce contexte, nous avons lancé il y a deux ans le site letzfin.lu, qui est une plateforme d’information pour le grand public, avec des applications pour la gestion d’un budget familial ou individuel, ou encore des jeux pédagogiques. Nous avons aujourd’hui des projets visant à accompagner les personnes âgées, afin qu’elles se sentent à l’aise dans un monde bancaire qui a de plus en plus recours à des services en ligne, et des projets éducatifs en matière de finance durable pour les plus jeunes. En alliant éducation financière, digitalisation et finance durable, nous bouclons en quelque sorte la boucle. 

La lutte contre la cybercriminalité est une autre de nos priorités. Dans les années à venir, nous verrons plus d’attaques et des attaques plus sophistiquées des entités surveillées, mais aussi de la CSSF, par des individus, des organisations criminelles, voire même d’États ou avec la complicité d’États. 

La pandémie de Covid a bousculé la marche normale des affaires. Quel est ou sera son impact sur la Place, notamment en termes de délocalisation et de perspective business? Sommes-nous en face d’un «game changer» ou plutôt d’un accélérateur de tendances déjà observées?

«Il convient tout d’abord de dresser le bilan de la pandémie au niveau de la place financière. Si cette crise reste avant tout un drame humain et est loin d’être achevée – nous continuons de surveiller de près la situation en matière de défauts de crédit, de moratoires, de distribution de dividendes, ainsi qu’en matière de liquidité des fonds d’investissement –, nous avons pu constater la bonne résilience de la Place, jusqu’à maintenant. De même, en termes organisationnels, même si certains acteurs ont été un peu longs au démarrage, nous n’avons pas constaté de problèmes majeurs. L’ensemble des acteurs ont assuré la continuité de leurs opérations, notamment du fait des business continuity plans qui avaient été mis en place. 

Alors que le secteur financier était partiellement à l’origine de la crise de 2008-2009, il a pleinement joué son rôle lors de la pandémie pour soutenir l’économie et les ménages et ainsi en diminuer les effets.

Le télétravail va se généraliser.
Claude Marx

Claude MarxdirecteurCSSF

La pandémie est un accélérateur de mouvement en matière de digitalisation et de nouvelles manières de travailler. Le télétravail va se généraliser. Je ne parle pas ici d’être en home office constant, mais de travailler depuis son domicile un à deux jours par semaine. Nous souhaitons accompagner ce mouvement qui répond aux attentes de nombreux salariés du secteur financier et également à celles de la majorité des entités. Si ce télétravail est bien organisé, il contribuera à la satisfaction et motivation des salariés, et tout le monde y gagnera – également l’environnement par une diminution de la circulation. Mais nous devons l’encadrer, afin que les risques en matière de sécurité et de confidentialité soient maîtrisés et que la nécessaire substance reste garantie au Luxembourg.

Quels sont les défis que doivent relever aujourd’hui les acteurs de la Place?

«Les acteurs de la Place ont à répondre au double défi de la rentabilité et de la digitalisation. Les deux étant liés par ailleurs.

On me reproche parfois d’avoir affirmé que le nombre de banques ou d’entreprises d’investissement était encore trop élevé au Luxembourg. Loin de moi l’idée de souhaiter la disparition d’une banque ou de l’autre. Mais simplement du point de vue de la surveillance prudentielle: une banque non rentable est une banque dangereuse! Je m’explique: une banque non rentable – la remarque vaut pour tout autre prestataire de services financiers – va chercher de la rentabilité en prenant des risques inconsidérés et mettre en danger les avoirs de sa clientèle. Or, ceci n’est pas acceptable, que ce soit pour la stabilité et la réputation de la place financière ou en matière de protection des consommateurs. 

Le défi de la rentabilité

Pourquoi des entités ne sont-elles pas rentables? C’est souvent une question de taille. Elles ne peuvent pas supporter les investissements nécessaires, notamment pour soutenir le poids de la réglementation ou pour suivre le rythme des investissements nécessaires en matière d’ICT. Mais la taille n’est pas le seul élément à prendre en considération. De nombreux acteurs ont également un business model qui n’est plus adapté ou alors s’en cherchent tout simplement un.

Comme je l’ai déjà mentionné, l’investissement dans les nouvelles technologies, la digitalisation, le recours à l’intelligence artificielle sont également des éléments de réponse à la question de la rentabilité. Plus les acteurs vont pouvoir automatiser leurs processus, plus ils seront rentables. Alors on m’interroge souvent sur l’impact de cette transition digitale sur les ressources humaines. Eh bien oui, comme toute révolution industrielle – et nous sommes bien en pleine révolution industrielle –, des postes de travail à faible valeur ajoutée vont disparaître dans un premier temps. Mais comme dans toute autre révolution industrielle, d’autres vont être créés. Mais c’est toute la société qui doit se préparer à saisir les nouvelles opportunités qui vont voir le jour. Et cela commence au niveau de l’éducation de nos enfants. Il est primordial que les programmes scolaires tiennent compte de cette révolution et préparent les enfants aux nouveaux métiers. Le système scolaire était basé sur l’acquisition d’une masse de connaissances pendant probablement les 200 dernières années. Aujourd’hui, il faut miser davantage sur le travail en équipe, les ‘soft skills’, la créativité, bref, tout ce qu’un ordinateur ne sait pas faire ou fait mal, ainsi que l’apprentissage de nouvelles technologies. Tout ne se passera pas forcément au sein du cursus scolaire. Il y a des initiatives parascolaires, telles que la Luxembourg Tech School, qui sont très importantes. Nous entendons également apporter notre pierre à cet édifice. Avec d’autres acteurs de la Place, nous soutenons une initiative de l’École de commerce et de gestion visant à mettre en place un BTS en matière de finances au sein duquel l’accent sera particulièrement mis sur les compétences à acquérir pour les métiers d’avenir au sein de la place financière.

J’aimerais terminer sur une autre note positive. La situation actuelle offrira des opportunités aux professionnels de la Place, notamment au travers de la consolidation. Moins d’acteurs ne vont pas forcément de pair avec moins de business. Par ailleurs, je reste persuadé que les entités en place – en tout cas celles qui sauront prendre à temps le train de la digitalisation – auront de belles cartes à jouer par rapport à de nouveaux entrants. Il est en effet plus simple de ‘digitaliser’ un savoir-faire financier construit sur plusieurs décennies que de greffer une expertise financière sur un savoir-faire technologique.

L’enquête OpenLux met en exergue un éventuel manque de moyens de la CSSF pour assurer sa mission. Êtes-vous d’accord avec cette vision? Et, plus largement, êtes-vous pour un renforcement de vos moyens et dans quelles directions?

«La CSSF a aujourd’hui les moyens suffisants, que ce soit en matière de ressources humaines ou de pouvoir d’intervention, pour accomplir ses missions. est intéressante car elle trouve son origine non pas dans la révélation d’informations confidentielles, mais dans l’exploitation de bases de données accessibles au public, comme le registre de commerce ou le registre des bénéficiaires effectifs. Le Grand-Duché a été en quelque sorte mis à mal non pas parce qu’il cultiverait le secret, mais parce qu’il joue la transparence plus que certains autres pays, où les journalistes auraient eu du mal à accéder à certaines informations. Ceci étant, l’affaire OpenLux, comme d’autres enquêtes précédentes, a montré que certaines personnes mal intentionnées abusent de la place financière luxembourgeoise, et que la vigilance constante reste de mise. Le risque zéro n’existe pas, ni au Luxembourg ni ailleurs, mais en perfectionnant les contrôles à tous les niveaux, en adoptant une approche basée sur le risque, et en collaborant de manière efficiente entre autorités locales et avec les autorités d’autres pays, on pourra et on devra réduire davantage le risque d’abus.

La CSSF, tout comme les autres acteurs du marché, devra continuer à investir dans la revue constante et l’automatisation de nos process, que ce soit au niveau de la surveillance et de l’analyse des données qui nous sont transmises ou dans l’échange avec les entités surveillées. Nous poursuivons ainsi différents projets intéressants en matière de recours à l’intelligence artificielle, qui, je l’espère, porteront leurs fruits d’ici quelques années.»

Cette interview est issue de la newsletter Paperjam Finance, le rendez-vous mensuel pour suivre l’actualité financière au Luxembourg.