François Prum, avec Maximilien Lehnen, assure la défense de leur confrère André Lutgen. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

François Prum, avec Maximilien Lehnen, assure la défense de leur confrère André Lutgen. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Un ténor du Barreau, André Lutgen, est poursuivi devant le tribunal correctionnel. Derrière ce procès se cachent des enjeux fondamentaux pour la profession, explique son avocat, Me François Prum.

Quel est le contexte originel de cette affaire?

– «Le 27 mai 2019, un accident mortel survient sur le site d’ArcelorMittal de Differdange, entreprise dont André Lutgen est le conseil. Un juge d’instruction ordonne alors l’apposition de scellés sur un disjoncteur.

Une procédure normale, mais qui peut avoir de graves conséquences si elle vient à durer dans le temps: usine à l’arrêt, 200 ouvriers en chômage technique et un préjudice économique potentiel évalué par l’entreprise à 20,5 millions d’euros par semaine.

Il y a donc une certaine urgence, et André Lutgen va s’en inquiéter…

«Le 29 mai, les craintes deviennent de plus en plus aiguës, car le lendemain est un jour férié; il y a alors un risque de ‘pont’ vers le week-end. Ce qui reporterait l’expertise et la mainlevée des scellés au lundi qui suit. Il va donc, par différents moyens, tenter de contacter le juge d’instruction pour savoir ce qu’il en est, sans succès. En fin de journée, en désespoir de cause, il envoie un e-mail au procureur général d’État et aux ministres de l’Économie et de la Justice de l’époque. C’est un cri d’alarme.

Le procureur général d’État va transmettre cet e-mail au juge d’instruction concerné, qui va à son tour en avertir le Parquet. Celui-ci va estimer qu’il y a lieu d’ouvrir une procédure pénale pour outrage et tentative d’intimidation. Et contre toute attente, le renvoi d’André Lutgen devant le tribunal correctionnel va être ordonné.

La bâtonnière a indiqué que ce procès inquiétait toute la profession. Pourquoi?

«Car il remet en question un des fondements du métier d’avocat: la liberté totale du choix de ses moyens d’action pour assurer la défense de son client, évidemment dans le respect de la loi. Un avocat doit ainsi pouvoir écrire à qui il veut! Si à chaque fois qu’il adresse un message à un ministre, il risque des poursuites pour tentative d’in­timidation, on comprend quelle entrave à son indépendance cela représente. Nous serons tous sous la coupe du Parquet, et c’est inimaginable dans un État de droit.

Mais quid de la séparation des pouvoirs?

«Ce n’est pas le problème de l’avocat! Il n’a pas à se préoccuper du respect de ce principe alors qu’il ne fait pas partie d’un des trois pouvoirs visés. Lors de l’audience, le procureur général d’État, entendu comme témoin, a indiqué qu’il n’était, certes, pas recommandable qu’un avocat écrive à un ministre à propos d’une affaire de justice en cours, mais que ceci ne lui était pas interdit. Ouf!

Par contre, le procureur général d’État n’a pas pris position quant à l’intimidation en elle-même…

«La question était embarrassante, puisque c’est elle qui a transmis le mail qui pose problème au juge d’instruction. Si elle estimait que le courrier de l’avocat était intimidant, elle n’aurait pas dû le transmettre, et nous ne serions pas là. Ayant déclaré à la barre que, pour elle, l’affaire était terminée une fois qu’elle avait reçu les apaisements du juge d’instruction, elle considérait nécessairement que le courrier n’était pas constitutif d’une infraction. De cela, je retiens donc que le fait d’écrire à un ministre de la part d’un avocat ne peut constituer un acte intimidant.

André Lutgen a-t-il bénéficié d’un non-lieu devant le bâtonnier de l’Ordre des avocats?

«En cas d’ouverture d’une procédure pénale, une instruction disciplinaire est ouverte, dans le cas présent pour vérifier si les règles déontologiques ont été respectées. La bâ­ton­nière a conclu qu’André Lutgen n’avait pas manqué à ses obligations, et a donc classé le dossier sans suite. Or, il faut savoir que la justice des « pairs » est toujours bien plus sévère. Si un avocat est ‘blanchi’ par l’Ordre, la justice pénale n’a pas à le poursuivre, c’est aussi simple que cela.

Ce procès aura aussi des conséquences sur les prochaines réformes de la justice?

«Les magistrats défendent bec et ongles leur indépendance et réclament depuis longtemps un Conseil supérieur de la magistrature. La loi l’instaurant devrait arriver sous peu, et ce CSM avisera des nominations des juges, des évolutions de carrière, mais sera aussi leur organe disciplinaire. Si André Lutgen est condamné, quel avocat osera encore se plaindre d’un juge sans crainte d’être à son tour poursuivi pour intimidation, son acte étant susceptible de nuire à la bonne suite de la carrière du magistrat?

Il est à craindre qu’il n’y aura ainsi pas plus de plaintes pour comportement blâmable de magistrats qu’en ce moment, et le projet de loi, au moins en ce qui concerne l’aspect disciplinaire, ne sera pas d’un grand remède. Le procès, qui avait débuté devant la 7e Chambre du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, a été suspendu sine die suite au dépôt d’une requête en récusation visant son président. Avant que décision soit prise de refixer l’affaire devant une autre Chambre, autrement composée.»

Cet article a été rédigé pour  parue le 15 juillet 2021.

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