Il est le visage de la place financière luxembourgeoise à Bruxelles. Antoine Kremer y dirige le bureau conjoint (quatre personnes) de l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) et l’Association des compagnies d’assurances et de réassurances (Aca). Ce rôle lui confère une place de choix pour éclairer les enjeux des élections européennes du 9 juin pour la Place.
Quelle est l’importance des élections européennes pour la Place?
Antoine Kremer. – «Ces élections sont d’une importance capitale, souvent sous-estimée par le grand public. Notre niveau de vie, étroitement lié à l’économie, dépend largement des règles établies au niveau européen. Les députés européens sont colégislateurs avec les États membres sur toute une panoplie de pièces législatives, qui déterminent en large partie les règles du jeu pour tout le secteur financier de l’UE, y compris celui du Luxembourg.
Quelle part des règles qui vous concernent est décidée à Bruxelles?
«L’écrasante majorité des règles nous viennent de l’UE. Cela va des normes de capitaux propres pour les banques et les assureurs aux réglementations spécifiques pour les fonds d’investissement, en passant par les règles de lutte contre le blanchiment d’argent ou celles sur les paiements. Sans compter les dispositions qui nous viennent d’autres domaines, comme la bonne gouvernance. On a même parlé d’imposer les règles sur la déforestation au secteur financier. Il est donc vital pour nous que ces réglementations soient conçues en tenant compte de nos spécificités.
Qu’attendez-vous de la représentation luxembourgeoise au Parlement européen?
«Chaque député luxembourgeois compte étant donné la petite taille de la députation (six personnes). Nous dépendons de leur engagement actif, notamment dans les commissions parlementaires clés pour le secteur financier, à commencer par la commission des affaires économiques et monétaires (Econ). Cette commission est au cœur de la législation qui nous impacte directement. Une continuation de la représentation de députés luxembourgeois dans cette commission serait un atout pour le pays.
Actuellement, il y a trois députés suppléants luxembourgeois dans cette commission. Insuffisant?
«C’est bien, mais avoir des membres à part entière, avec un droit de vote, serait forcément encore mieux. Les suppléants peuvent participer aux débats, déposer des amendements… Ils peuvent même voter à la place d’un titulaire absent – et si on est déterminé, il y a généralement moyen de remplacer quelqu’un parce qu’il n’y a pas toujours tout le monde qui est là. Mais on ne peut pas exclure que la composition de cette commission change lors de la prochaine législature. Il pourrait y avoir des fusions avec d’autres commissions ou une réduction du nombre de membres. Il est donc primordial pour le pays d’assurer une présence luxembourgeoise forte et influente.
Sinon?
«Il y aura un manque de représentativité. Le Luxembourg est une des principales places financières européennes. Si nous ne faisons pas attention, d’autres États membres pousseront leur agenda – souvent au détriment du Luxembourg.
Pourquoi ce décalage entre l’importance économique du secteur et l’intérêt que peuvent y porter les eurodéputés luxembourgeois?
«Il n’y a pas forcément d’appétence naturelle pour les sujets financiers chez les hommes politiques. C’était très sexy après 2008 et la crise financière, et puis le vent a tourné. Ce qui reste, structurellement, c’est que la commission Econ est la plus importante pour notre pays.
Comme représentants d’intérêts, nous sommes agnostiques politiquement.
Comment travaillez-vous avec les partis politiques luxembourgeois pour sensibiliser sur ces enjeux?
«Nous dialoguons activement avec tous les grands partis. Ces discussions sont enrichissantes et permettent souvent d’ouvrir de nouvelles perspectives. Il est crucial de travailler ensemble pour le bien du Luxembourg, en visant la stabilité économique et la croissance. C’est dans cet esprit que nous cherchons à établir une situation gagnant-gagnant pour tous.
Quel message souhaitez-vous faire passer en vue de ces élections?
«Nous voulons encourager les gens à voter en connaissance de cause, en rappelant que l’UE est avant tout une union économique. Les décisions de vote devraient donc tenir compte des enjeux économiques qui sont sur la table. Comme représentants d’intérêts, nous sommes agnostiques politiquement. Nous travaillons avec les députés que les électeurs envoient au Parlement européen. Il y a forcément des partis avec lesquels il est plus facile de travailler.
Et avec les extrêmes?
«C’est un peu plus difficile pour les représentants de l’industrie financière que nous sommes. D’autant plus que nous prônons une attitude d’ouverture, sachant que les employés et les cadres que nous représentons viennent non seulement du Luxembourg mais aussi de l’Europe entière, voire du monde entier.
Notre intégration avec des places comme Londres ne peut être ignorée.
Quels sont les principaux défis qui attendent la Place au niveau européen?
«Je citerai deux défis majeurs. Le premier est la quête d’autonomie stratégique exacerbée par des événements récents comme la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, qui nous ont montré notre vulnérabilité en matière de production de médicaments et de sécurité alimentaire. Cette prise de conscience a généralisé la volonté d’autonomie dans divers domaines, y compris dans les services financiers. Cependant, une interaction avec d’autres centres financiers internationaux reste nécessaire. Notre intégration avec des places comme Londres, malgré le Brexit, ne peut être ignorée.
Pourquoi est-ce si important?
«Le départ des Britanniques a marqué la perte de la moitié des marchés financiers d’Europe. Sans l’apport de capitaux provenant des places financières comme Londres, nous faisons face à un déficit en termes de financement pour les grands projets européens tels que la transition durable, la digitalisation, la défense européenne et la réindustrialisation. Nous sommes confrontés à un besoin criant de capitaux qui, malheureusement, ne sont pas disponibles sur le continent à l’échelle requise.
Y a-t-il des velléités protectionnistes derrière cette quête d’autonomie?
«Nous observons une tendance inquiétante à l’intérieur du marché unique, où certains États membres exploitent la législation européenne pour fermer leurs marchés, notamment dans les secteurs des assurances et des fonds. Ce protectionnisme s’exprime par des exigences de double reporting ou des frais de supervision accrus pour les acteurs utilisant la libre prestation de services. Cette fermeture du marché intérieur, contraire à son objectif initial, est de plus en plus manifeste.
Y compris dans le processus législatif européen?
«Oui. On voit des tentatives, au sein de la commission Econ, de restreindre les modèles d’affaires transfrontaliers comme celui du Luxembourg. L’avenir du marché intérieur de l’UE nous inquiète. Nous appelons à des mesures pour préserver son intégrité et sa fluidité. Le Conseil européen et la Commission ont reconnu cette dysfonctionnalité et mandaté l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta pour établir un rapport sur l’avenir du marché unique, ce qui constitue un développement positif.
Créer une véritable union des marchés des capitaux est un travail de fourmi.
Quel est le second grand défi que vous identifiez?
«Certains soutiennent la création d’un , en s’inspirant du modèle bancaire. C’est oublier que les marchés financiers et les banques fonctionnent différemment. Les marchés des capitaux impliquent une répartition du risque parmi un large éventail d’investisseurs, contrairement aux structures bancaires.
Une véritable union des marchés des capitaux ne requiert-elle pas un superviseur unique?
«L’idée qu’on puisse unifier ainsi les marchés des capitaux, comme par magie, est un leurre. Comme on vient de le voir avec la nouvelle autorité contre le blanchiment d’argent, créer un superviseur européen direct est un jeu d’enfant: on fait un règlement, et hop! Par contre, pour créer une véritable union des marchés des capitaux, il faut s’attaquer concrètement et individuellement aux nombreux obstacles spécifiques qui entravent leur intégration. C’est un travail de fourmi. J’ajoute que la réaction rapide des autorités nationales – comme la CSSF – lors de la pandémie de Covid-19 illustre l’importance de maintenir une supervision adaptée et proche des réalités de chaque place financière, plutôt que de tout centraliser.
Les qualités de Nicolas Mackel feront de lui un ambassadeur formidable.
Vous avez évoqué le Brexit. Quel impact le départ des Britanniques a-t-il eu sur votre travail?
«Le Brexit a considérablement modifié le paysage financier européen. Avant, nous étions trois places financières internationales principales dans l’UE: le Luxembourg, l’Irlande et le Royaume-Uni. Avec le départ du Royaume-Uni, le Luxembourg et l’Irlande ont perdu leur grand frère, ce qui nous oblige à redoubler d’efforts pour représenter les intérêts des places financières internationales au sein de l’UE. Les défis sont accentués par des tendances géopolitiques telles que le recul de la mondialisation, rendant notre position encore plus délicate. La distinction entre les places financières des pays alliés et celles du reste du monde devient cruciale, surtout quand on parle d’autonomie stratégique ouverte.
Aujourd’hui, qui considérez-vous comme vos alliés les plus réguliers?
«Nos alliés varient en fonction des dossiers. Nous trouvons souvent des terrains d’entente avec l’Irlande, du fait des similitudes structurelles entre nos places financières. Cependant, nos alliés peuvent aussi inclure l’Allemagne, la France ou un groupe d’États membres de taille moyenne ou petite, selon les enjeux spécifiques à chaque dossier.
Quelles sont les grandes lignes de fracture?
«Les débats opposent souvent les défenseurs d’une place financière ouverte et ceux favorisant davantage de restrictions. Dans d’autres dossiers, comme la construction et la supervision du marché intérieur, une tendance centraliste fait face à une tradition de dispersion. Et parfois, il s’agit tout simplement de défendre les emplois dans des régions spécifiques.
La nomination du CEO de Luxembourg for Finance Nicolas Mackel comme représentant permanent du Luxembourg auprès de l’UE peut-elle améliorer l’influence de la Place de façon perceptible?
«Ce sera extrêmement utile, forcément, d’avoir un représentant permanent qui connaît aussi bien la place financière. Mais ce sont surtout les qualités personnelles de Nicolas – son immense intelligence, son talent de diplomate, ses compétences sociales – qui feront de lui un ambassadeur formidable.»
(Comment défendre les intérêts de la Place à Bruxelles? Retrouvez le témoignage d’Antoine Kremer dans l’édition de mai du magazine Paperjam, en kiosque ce mercredi 24 avril.)