Vous êtes arrivée au Luxembourg il y a 20 ans. En 2018, vous avez acquis la nationalité luxembourgeoise… Tout un symbole?
Maître . – «J’ai la double nationalité franco-luxembourgeoise, ce qui représente beaucoup pour moi, dont le droit de vote et la prise de participation politique. Avant cette acquisition et dès la loi du 13 décembre 2008, je trouvais déjà important d’utiliser mes droits de résidente et de participer à la commission consultative d’intégration dans ma commune.
Une carrière politique vous tenterait?
«Un jour peut-être… L’éloquence est certes un atout, mais ne suffit pas, c’est un outil de transmission. Les politiciens jouent un rôle essentiel dans la représentation fidèle du projet de société pour la satisfaction de tous et doivent avoir une capacité de proposition innovante face aux nouveaux challenges de notre société, dans laquelle le multilatéralisme est remis en cause.
La construction européenne, indispensable à la paix sur le continent.
Avec quelle ambition?
«C’est une question intéressante, laquelle renvoie à autre chose, le fait que je n’aie jamais eu de plan de carrière. Je fais ce qui me plaît au moment opportun. Lorsque l’on travaille bien et avec passion, les choses qui en découlent doivent être positives, et cette approche, heureusement, m’a guidée vers une vie riche d’expériences positives et d’apprentissages.
Quelle serait votre première idée politique?
«Si le Luxembourg veut rester le modèle qu’il a été en matière d’intégration, de compétences linguistiques, et symboliser ‘le pays européen contemporain par excellence’, il faut alors augmenter le nombre de langues officielles, actuellement de trois, à cinq.
Il y a le luxembourgeois, l’allemand et le français; il faudrait intégrer l’anglais et le portugais. C’est une évidence pour moi. Je sais que cela peut faire grincer des dents, mais, symboliquement, cela peut être un geste fort.
Voir évoluer l’Union européenne vers une Fédération européenne telle qu’imaginée par Robert Schuman dans sa déclaration du 9 mai 1950, cela me semble aussi une évidence, à terme, car c’est le but de la construction européenne, indispensable à la paix sur le continent. C’est ainsi que l’Europe trouvera sa place dans le nouveau contexte international qui se dessine. Renforcer l’Europe et les langues permettra à l’Europe de jouer un rôle normatif clé dans le futur, et là sera notre force vis-à-vis des autres puissances économiques.
Ne pas minimiser l’atout que peut constituer la propriété intellectuelle comme actif immatériel.
Votre carrière a démarré en France, elle s’est poursuivie à Londres, puis au Luxembourg. En tant que data expert depuis 2002, vous avez monté le département dédié à la protection des données, propriété intellectuelle, technologies média et télécoms dans un cabinet international anglo-saxon de renom, puis, en 2012, vous êtes arrivée au sein de Wildgen, où vous avez également créé un département dédié à ces mêmes expertises…
«Wildgen, est un cabinet qui existe depuis presque un siècle et qui a toujours historiquement été orienté vers une clientèle internationale.
En 2012, le cabinet devait ajouter, eu égard aux demandes des clients historiques et au développement de ces problématiques juridiques, une expertise spécifique tant en contentieux qu’en conseil pour les domaines de la protection des données, propriété intellectuelle, technologies-média-télécommunications, à ses services historiques corporate, tax, bancaires et fonds.
C’est avec cette feuille de route qu’à mon arrivée, j’ai développé nos services et notre clientèle à l’international et en local.
Vous avez également mis en place un legal hub dédié aux start-up, dont vous êtes le partner responsable…Quel en est le but?
«En 2015, Wildgen 4 Innovation, que l’on désigne comme le ‘legal hub for start-up business’, a été créé, en support au ministère de l’Économie, pour que l’écosystème des start-up se développe au Luxembourg et que la diversification économique politiquement souhaitée soit soutenue par des acteurs privés comme nous. C’était encore une évidence pour mes associés et moi.
Intégrer la protection des données dans sa gouvernance, le risque de cybersécurité, et donc les risques juridiques associés.
L’idée est d’avoir une équipe généraliste stable depuis quatre ans, laquelle peut intervenir avec une réelle appétence pour l’innovation, tant pour la constitution de sociétés que pour la mise en place juridique nécessaire au fonctionnement de la société, incluant le pacte d’actionnaires, la création du corporate branding, le droit du travail, etc… et intégrer en amont la réflexion sur les diverses options dans le cadre des futures levées de fonds et augmentations de capital.
Les synergies sont très stimulantes, car au-delà de notre rôle d’avocat, selon la finalité du projet de la start-up, nous pouvons lui conseiller d’intégrer tel ou tel programme ou la mettre en contact avec d’autres entrepreneurs avec des complémentarités.
Quel conseil de base pourriez-vous donner en matière de propriété intellectuelle?
«S’y intéresser et ne pas minimiser l’atout que peut constituer la propriété intellectuelle comme actif immatériel à court, moyen et long termes.
Réfléchir, par exemple, au nom de la marque, aux produits et services que l’on va commercialiser, aux territoires où l’on va déposer, identifier les diverses titularités, et les types de droits: marques, brevets, droits d’auteur, know-how et trade secret…
Intégrer la protection des données dans sa gouvernance, le risque de cybersécurité, et donc les risques juridiques associés... difficile de faire l’impasse sur ces sujets.
Être loyal signifie aussi être capable de dire la vérité en toutes circonstances.
La propriété intellectuelle est passionnante, car c’est un jeu de stratégie. Il faut anticiper énormément. Il faut investir et ne pas l’appréhender comme un seul coût.
Quel est votre style de management?
«Un management collaboratif et participatif, j’espère, mais pas à 100%. On discute en amont… Sur beaucoup de points, je demande l’assentiment de l’équipe, mais j’ai une règle, celle de ne pas répéter trois fois les choses.
Dans le management, il faut également être capable de se remettre en cause, de douter, pour pouvoir se dépasser. L’humilité est à cultiver et à entretenir dans nos métiers égocentriques.
En termes de management, je pense que ce qui est important, ce sont les valeurs auxquelles vous vous rattachez. La loyauté vis-à-vis de l’équipe, vis-à-vis de ses associés, de ses clients, vis-à-vis des confrères, est la valeur numéro une. Être loyal signifie aussi être capable de dire la vérité en toutes circonstances. C’est un gage de confiance. J’ai créé mon relationnel client, équipes et associés sur un langage de vérité.
Imaginez-vous être un trapéziste, et je suis votre filet.
De quoi êtes-vous fière?
«Du niveau de confiance construit avec les clients.
Dans notre métier, nous avons des rankings internationaux avec des feed-back de clients et des citations sur la qualité de votre travail et vos qualités professionnelles précisant quelle est votre valeur ajoutée en tant qu’expert. Ce ranking international, c’est aussi un élément de fierté, qui m’a notamment permis pendant plusieurs années de siéger en tant que membre titulaire au Conseil Benelux de la propriété intellectuelle.
La stabilité et la croissance de l’équipe avec laquelle je collabore depuis sept ans sont indéniablement une source de fierté. C’est une marque de confiance dans la capacité à innover, stimuler et démontrer leur motivation.
Un souvenir qui vous a marquée durant votre carrière, c’est votre première plaidoirie. Que s’était-il passé?
«C’était au tout début de ma carrière. J’avais préparé le dossier en question pendant un mois pour accompagner mon maître de stage à l’audience devant la Cour d’assises de Paris.
Le jour de l’audience, mon maître de stage – Me Olivier Schnerb, ancien premier secrétaire de la conférence de stage de Paris – a demandé une suspension juste avant le début des plaidoiries.
Il s’est retourné vers le président, qui était très étonné, en disant ‘Je vais laisser la possibilité à ma jeune collaboratrice, Emmanuelle Ragot, de faire sa première plaidoirie en pénal. Elle n’est pas informée, donc il lui faut bien 10 minutes de concentration, car elle a bien travaillé.’ J’avais 26 ans. Le monde s’effondrait sous mes pieds. Puis, mon maître de stage m’a dit: ‘Imaginez-vous être un trapéziste, et je suis votre filet.’
Cette métaphore a été une façon extraordinaire de mettre en confiance. J’essaie désormais, à mon ‘petit niveau’, de faire la même chose avec l’équipe et de les pousser à oser.
J’ai été élevée dans l’idée que l’on ne juge pas les gens.
Votre maître de stage a été un mentor?
«Oui, clairement, essentiel pour ma formation en contentieux et le concours d’éloquence. Cette personne a été clé durant les cinq premières années de ma carrière, à Paris. À cette même période, il avait formé Pierre-Olivier Sur, ancien bâtonnier au Barreau de Paris, et toute une génération de jeunes avocats, à laquelle j’appartenais, qui aimaient présenter la conférence Berryer et la conférence du stage pour se mesurer lors de joutes orales.
Tous les midis, nous avions des leçons de culture générale… parfois, les philosophes du 17e siècle ou des notions de physique quantique… Il voulait nous rendre intellectuellement aptes à comprendre tous types de dossiers.
Vos grands-parents sont des Justes des nations, c’est aussi une fierté?
«Leur attitude donne un sens à certaines valeurs. J’ai donc été élevée dans l’idée que l’on ne juge pas les gens, je n’ai pas de préjugés, ou j’espère pas de trop [rires]. C’est comme dans un dossier, il faut être factuel.
Quelle définition donneriez-vous de la femme?
«Pour moi, une femme, c’est quelqu’un d’indépendant, d’intelligent et qui s’assume. Elle doit avoir un langage de vérité et pouvoir rendre les choses meilleures, parce qu’elle est symbole de vie.
De mon côté, lorsque j’ai fait des assessments pour certains niveaux de responsabilité, j’étais à un niveau de compétence sur certaines soft skills rarement développées dans une population moyenne féminine prise en comparaison, mais plutôt usuelles chez une population moyenne masculine… je ne me sens pas du tout homme… et je trouve cela ridicule comme typologie [rires].
Continuez le combat pour vos idées. Don’t give up!
Je pense que la femme a souvent l’obligation, peut-être, d’avoir ou d’acquérir cette capacité d’être multitâche. Personnellement, je m’identifie plus à des femmes qui osent, et je délaisse sans encombre certains domaines traditionnellement et socialement réservés aux femmes.
Quel serait votre message pour la Journée internationale des femmes?
«Difficile, comme expliqué ci-dessus, je ne me reconnais pas spécialement dans les typologies, et donc pas non plus dans une Journée internationale des femmes.
Il faut des politiques internationales ambitieuses sur ces questions, qui se traduisent concrètement dans les droits nationaux, tant sur le maintien des droits acquis pour les femmes que pour ceux qui restent à acquérir selon les législations concernées.
Je suis très soucieuse de l’amélioration globale des droits de l’Homme. Je suis bien née en Europe dans une famille fantastique à vivre. Tous les jours, je pense à toutes celles et ceux qui ne sont pas libres. Continuez le combat pour vos idées. Don’t give up! (ndlr: n’abandonnez pas)»
Emmanuelle Ragot en trois dates:
• 1989 – 1997 Avocate à la Cour – Barreau de Paris; étudiante LLM (Master of Laws) à l’UCL; diplômée du (CEIPI) Strasbourg. • 2000 Avocate à la Cour – Barreau de Luxembourg • 2012 - 2015 Création du département Protection des données – Propriété intellectuelle – Technologies, Média, Télécommunications, ainsi que lancement (2012) et direction de W4 Innovation, legal hub for start-up businesses, au sein de Wildgen SA (2015).