«Forcer les entreprises européennes à reconnaître leur dépendance à l’environnement n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale», insiste Jean-Marc Jancovici. (Photo: Nora Hegedus/Carbone 4)

«Forcer les entreprises européennes à reconnaître leur dépendance à l’environnement n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale», insiste Jean-Marc Jancovici. (Photo: Nora Hegedus/Carbone 4)

Simplifier la CSRD? Pour Jean-Marc Jancovici, la directive UE sur le reporting environnemental n’est pas un fardeau bureaucratique, mais un outil de résilience. L’associé de Carbone 4 et conférencier star critique aussi une taxonomie qui classe les secteurs sans évaluer l’impact réel des projets.

Que restera-t-il de la CSRD après son passage à la moulinette européenne? La directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, l’une des pierres angulaires du Green Deal européen, est rediscutée dans le cadre du projet de simplification omnibus. pour les entreprises qui n’ont pas encore commencé à les mettre en œuvre. Star du climat et de l’énergie, l’ingénieur et consultant français Jean-Marc Jancovici détaille sa position en exclusivité pour Paperjam.

Que pensez-vous du projet de simplification de la CSRD?

Jean-Marc Jancovici. – «Ça ne m’inspire pas grand-chose pour l’instant, parce qu’il y a simplification et simplification. Tout dépendra des détails. Qu’on allège certaines obligations pour les PME, c’est compréhensible. Leur demander de produire 1.200 points de données était irréaliste. Je pense qu’avec la première version, on est allés un peu fort. Il n’est pas choquant de vouloir alléger certaines choses. Mais il faut faire attention à ne pas simplifier trop, sinon l’exercice devient inutile. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Qu’est-ce qui, selon vous, ne doit surtout pas changer?

«J’espère que la partie climat et biodiversité ne sera pas affaiblie pour les sociétés assujetties. Ce sont des sujets cruciaux. Pour le reste, je n’ai pas d’avis, car c’est hors de mon champ de compétence.

On peut adapter les exigences en fonction de la taille des entreprises, voire augmenter le seuil, car les plus petites entreprises finiront quand même par suivre le mouvement. De même, donner un peu plus de temps aux petites structures ne me pose aucun problème. Mais changer les indicateurs environnementaux eux-mêmes pour les entreprises soumises à l’obligation, ce serait beaucoup plus problématique.

Pour vous, la priorité doit donc être donnée à un assouplissement des seuils et des délais?

«Si on veut ‘simplifier’, de telles mesures ne nuiraient pas à l’esprit de la directive. Et puis, dans la pratique, dès que les grandes entreprises appliquent ces règles, les plus petites seront de toute façon entraînées à suivre. Cela se fera naturellement, par la relation clients-fournisseurs. Donc autant leur laisser un peu de temps pour s’adapter, plutôt que de vouloir tout leur imposer d’un coup.

Jusqu’où aller en termes d’obligations de moyens dans les plans de transition prévus par la CSRD?

«Une entreprise ne devrait pas faire un plan de transition juste parce que c’est une obligation réglementaire. Elle doit le faire parce qu’elle comprend que la transition va se produire, qu’elle le veuille ou non. Et ça, c’est un élément fondamental qui échappe à beaucoup dans les discussions actuelles autour de la CSRD.

L’Europe importe 97% de son pétrole et 90% de son gaz. Le pic de production du pétrole conventionnel a eu lieu en 2008, et celui de la production totale de brut, toutes catégories confondues, c’était en 2018. En d’autres termes, les entreprises doivent se poser une question simple: peuvent-elles vraiment éviter une réduction de l’approvisionnement fossile? La réponse est non. Ce n’est pas une éventualité, c’est une certitude.

Donc, quand on parle de «plan de transition», pour moi, c’est avant tout un plan de résilience ou de sauvegarde. Il ne faut pas le voir avant tout comme un exercice cosmétique destiné à faire plaisir à Bruxelles. Le faire sérieusement, c’est s’assurer un avenir.

L’Europe doit tracer son propre chemin, et non singer un modèle qui ne lui correspond pas.
Jean-Marc Jancovici

Jean-Marc JancoviciassociéCarbone 4

Une simplification des obligations, c’est aussi potentiellement moins de données… donc moins de transparence?

«C’est possible, mais il faut relativiser. Quand les investisseurs veulent de la transparence, ils s’intéressent surtout aux grandes entreprises dans lesquelles ils investissent. Si Carbone 4, par exemple, ne publie pas sa feuille de route CSRD, les marchés s’en moquent. En revanche, si Total, Arcelor, Holcim ou Engie ne le font pas, là ça devient un problème. Et les grandes entreprises cotées appliquent déjà la CSRD.

Qui a le plus à perdre dans cette simplification?

«Une simplification intelligente – c’est-à-dire des ajustements de seuils, des calendriers un peu décalés – ne crée pas vraiment de perdants. Mais si, sous couvert de simplification, on commence à rogner sur les informations essentielles, alors c’est toute l’économie qui en pâtira.

La CSRD, c’est comme une prime d’assurance. Personne n’a envie de la payer, mais le jour où vous avez un sinistre, vous êtes très heureux d’avoir cotisé. C’est la même chose ici. L’effort que vous ne voulez pas faire maintenant vous prépare à un monde que vous n’avez pas choisi. Mais ce monde arrive quand même. Et plus vous vous y préparez tard, plus ce sera douloureux.

Au niveau européen, l’air du temps est plutôt à la déréglementation, voire à des coups de tronçonneuse…

«Ce serait une erreur. Il faut bien comprendre une chose essentielle: l’Europe n’est pas les États-Unis. Ces derniers sont aujourd’hui quasiment autosuffisants en pétrole et en gaz. Ils disposent aussi de vastes ressources minières et de beaucoup d’espace. Ils peuvent donc, encore pendant un certain temps, ignorer les limites physiques du monde. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais ils ont cette marge.

L’Europe, en revanche, est dans une situation de dépendance massive. Elle importe 97% de son pétrole, 90% de son gaz, la moitié de son charbon, 80% de son cuivre, et même 90% de ses panneaux solaires. Nous sommes totalement dépendants des ressources extérieures. Forcer les entreprises européennes à reconnaître leur dépendance à l’environnement n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale, que ce soit pour les ressources ou les émissions.

Je vois des grandes multinationales qui espèrent encore calquer leur fonctionnement sur le modèle américain. Mais ce rêve de mimétisme devient de moins en moins pertinent pour l’économie européenne dans son ensemble. L’Europe doit tracer son propre chemin, et non singer un modèle qui ne lui correspond pas.

Pourtant, certaines grandes entreprises, comme Ferrero, pour ne citer qu’elle, ont déjà intégré les exigences de la CSRD et ne souhaitent pas faire marche arrière…

«Absolument. Et plus largement, il faut rappeler qu’il existe une demande sociétale croissante sur ces sujets. Une partie importante de la population y est sensible.

Même avant que la réglementation n’existe, certaines entreprises se sont engagées sur le climat ou la biodiversité pour attirer et fidéliser leurs cadres. Ce facteur reste très important. Et cette dynamique ne va pas s’éteindre du jour au lendemain.

La taxonomie pénalise les projets de transformation au sein des secteurs ‘pas propres’.
Jean-Marc Jancovici

Jean-Marc JancoviciassociéCarbone 4

Craignez-vous que le Green Deal de la Commission von der Leyen finisse aux oubliettes?

«Je considère que le Green Deal est une très bonne idée. Il y a certes eu des erreurs de jeunesse, mais corriger ces erreurs ne veut pas dire renoncer à l’ensemble. Les raisons qui ont conduit à sa mise en place sont toujours là. Nous devons absolument décarboner nos économies. Et pas seulement pour des raisons climatiques: c’est aussi une question de souveraineté énergétique et de résilience géopolitique.

Plus on tarde, plus ça coûte cher, plus ça exige d’efforts, et moins ça se passe bien. L’économie aime l’anticipation. Quand on agit dans l’urgence – à cause du gaz russe, des livraisons de gaz naturel liquéfié américain ou d’une crise du pétrole – on subit, on ne choisit plus. Et c’est là que ça devient dangereux.

L’exercice de simplification concerne également la taxonomie verte européenne. Qu’attendez-vous sur ce plan?

«Pour être franc, j’ai toujours été beaucoup plus réservé sur l’intérêt de la taxonomie que sur celui de la CSRD. Je pense que l’idée de départ – de classer les activités économiques en ‘bonnes’ et ‘mauvaises’ pour l’environnement – est vraiment naïve.

Pourquoi?

«Parce que la réalité économique est infiniment plus nuancée que ce que la taxonomie laisse entendre. Prenons un exemple: les fabricants de meubles ne sont pas inclus dans la taxonomie. Pourtant, entre un petit fabricant de lits en bois, qui utilise une scierie alimentée par des déchets de bois, et un géant comme Ikea, dont les magasins ne sont accessibles qu’en voiture et dont les produits sont majoritairement en métal ou en aggloméré issu de la pétrochimie, il y a un monde.

Or, la taxonomie ne fait aucune distinction entre ces deux cas. Elle ignore totalement cette finesse. C’est un premier problème.

Deuxième exemple: une centrale à charbon qui envisage de se reconvertir vers une technologie plus propre, comme la cogénération combinée de chaleur et d’électricité (CCF). Selon la taxonomie, le charbon est exclu d’office. Donc, ce projet – qui réduirait pourtant les émissions – ne serait pas considéré comme un investissement vert. C’est discutable. Ce que la taxonomie pénalise, ce sont justement les projets de transformation au sein des secteurs ‘pas propres’.

Détricoter la taxonomie enverrait un signal politique plus négatif que ce qu’on gagnerait sur le fond.
Jean-Marc Jancovici

Jean-Marc JancoviciassociéCarbone 4

Vous mettez donc en doute l’efficacité réelle de la taxonomie pour favoriser la transition?

«Oui, car la taxonomie, en réalité, favorise les secteurs déjà «dérisqués», c’est-à-dire déjà dans les clous de la réglementation. Si vous investissez dans l’éolien aujourd’hui, vous investissez dans un secteur validé, sûr. Mais si vous achetez des actions d’un développeur éolien sur le marché secondaire, vous n’avez aucun impact réel sur les émissions mondiales. Ces actions existent déjà, elles passent juste d’un portefeuille à un autre. Et la taxonomie favorise à égalité les investissements qui font naître de nouveaux projets et ceux qui changent juste de mains.

À l’inverse, si vous investissez dans une entreprise très émettrice avec l’objectif de la rendre plus propre, là vous créez un véritable impact. Mais la taxonomie ne récompense pas ça. Elle ne valorise pas toutes les trajectoires de transition.

Quelle serait, selon vous, une définition plus pertinente de ce qu’est un investissement vert?

«C’est très simple: un projet pertinent pour le climat est un projet dont les émissions après investissement sont inférieures aux émissions avant investissement. Point. Rien de plus, rien de moins.

Mais cette définition n’arrangeait pas du tout les acteurs financiers. Pourquoi? Parce qu’il faut analyser chaque projet séparément, en calculant à chaque fois les émissions avant et après. Cela demande des experts (comme Carbone 4!). Donc cela prend du temps et coûte de l’argent. Les financiers préféraient une taxonomie très simple, un outil tick-the-box pouvant être complété par un stagiaire ou un logiciel, facile à standardiser, mais qui ne reflète pas la réalité des impacts. Résultat: on a aujourd’hui un outil avec une faible utilité opérationnelle. Il ne guide pas toujours l’argent vers les projets les plus utiles pour la transition.

Faut-il alors abandonner la taxonomie européenne?

«Pas forcément. La détricoter enverrait un signal politique plus négatif que ce qu’on gagnerait sur le fond. À ce stade, le mieux serait peut-être simplement de l’oublier gentiment, et de la remplacer progressivement par un système plus pertinent.

Ce que je défends, c’est une logique d’analyse au niveau du projet ou de l’investissement, et non plus au niveau du secteur. On doit regarder chaque cas: est-ce que ce projet va générer moins d’émissions après qu’avant? C’est ça, le vrai critère.

Carbone 4 applique une approche au cas par cas?

«Tout à fait. Dans notre méthode Carbon Impact Analytics, développée par Carbone 4 pour le secteur financier, on ne s’appuie pas sur la taxonomie européenne pour juger si une entreprise contribue ou non à la transition. Parce qu’il y a du bon et du mauvais dans tous les secteurs. La taxonomie est trop rigide. Nous préférons regarder les données concrètes, l’évolution réelle des émissions, les trajectoires de décarbonation. Ce qui compte, ce n’est pas d’être du ‘bon côté’ d’une liste, c’est de s’engager dans une dynamique de transformation crédible.»

(Carbone 4, le cabinet cofondé par Jean-Marc Jancovici, vient de poser un pied au Luxembourg. Avec quelle stratégie? Une interview à découvrir dans l’édition de mai du magazine Paperjam, en kiosque ce jeudi 24 avril.)