Quel rôle peut jouer une société telle que Carbone 4?
Laurent Morel. – «Le métier de Carbone 4 a d’abord été d’accompagner les clients les plus éclairés et pionniers dans la mesure de leur empreinte carbone et la mise en place de procédures et de politiques de décarbonation. Nos activités ont pris une tournure très importante dans la prospective stratégique puisque cette transformation de l’économie est devenue une préoccupation de toutes les grandes entreprises. On avait initialement un métier d’accompagnement du reporting et on est devenu une entreprise qui fait du conseil stratégique.
Qui est concerné par la transformation de l’économie?
«La sidérurgie, l’automobile, le ciment, l’immobilier, l’agroalimentaire, le luxe, l’aéronautique… la presque totalité des grandes entreprises françaises sont des clientes de carbone 4. Nous les aidons à essayer de se figurer de quelle manière leur business model va se transformer dans une économie qui se décarbone. Puisqu’aujourd’hui 80% de l’énergie qui est le centre de l’économie est d’origine fossile sous toutes ses formes – charbon, pétrole, gaz. L’actualité récente nous rappelle ces fondamentaux. L’économie est extrêmement dépendante aujourd’hui du recours aux énergies fossiles pour faire tourner la machine et on a tous plus ou moins bien compris qu’il faut que l’on se passe de cette énergie à brève échéance. C’est une révolution absolument considérable de toutes les industries, sont-elles primaires, secondaires, manufacturière ou agriculture. Tout le monde est touché par cette transformation fondamentale des sources d’énergie.
Sur base de vos activités, qu’observez-vous aujourd’hui?
«Non seulement les business models sont revus, mais les chaînes de valeur sont aussi potentiellement bouleversées parce que le transport des marchandises était devenu extrêmement facile avec une énergie abondante. Tout cela est remis en question. Dans le même temps, conscients de cette transformation fondamentale, les consommateurs sont en train de changer de préférences de consommation. Ce sont des challenges très importants pour les industriels. Les États, à leur tour, sont confrontés à de nouvelles demandes populaires pour transformer l’économie. Ils vont donc vers des réglementations de plus en plus drastiques pour réduire l’empreinte carbone de l’économie en général. Le paysage énergétique est en train de changer et donc le paysage corporate également.
Face à ces constats, comment pouvez-vous aider les entreprises?
«Nous avons désormais un métier d’accompagnement à la prospective stratégique qui consiste à aider les entreprises à se figurer ce qu’elles vont devenir dans ce nouveau monde décarboné. Peut-être que certaines entreprises vont se dire que certains segments de business ne sont plus pertinents. Par contre, elles ont un savoir-faire et des compétences qu’elles vont pouvoir implanter dans d’autres sortes de business.
Les entreprises sont-elles conscientes de ce qui les attend?
«Maintenant, oui! Il y a vraiment une prise en compte des enjeux. Jusqu’à une époque récente, les clients de Carbone 4 aux seins des entreprises étaient les responsables RSE. Aujourd’hui, les gens auxquels nous rendons compte de nos travaux sont principalement les directions générales. Le changement est là depuis trois ou quatre ans. On le voit très clairement.
Qu’en est-il du côté des investisseurs?
«Comme cette transformation est à l’œuvre dans la gouvernance des entreprises, les investisseurs se préoccupent effectivement de ces enjeux aussi. Les enjeux sont bien compris. J’irais même jusqu’à dire, d’une certaine manière, qu’ils ont été théorisés dans la finance de façon beaucoup plus claire que dans l’industrie en général. C’est d’ailleurs la démarche de la fameuse Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) qui a créé un mouvement très important pour le reporting. Les investisseurs sont devenus extrêmement exigeants vis-à-vis des entreprises quant à la manière dont elles rapportent sur leurs enjeux climatiques. Nous observons en ce sens une considérable amélioration de la qualité du reporting des entreprises depuis quatre ou cinq ans. Par exemple, jusqu’à une certaine période, les entreprises se contentaient de rapporter les quantités d’émissions résultant de leur propre consommation d’énergie fossile. Elles évitaient de reporter sur les conséquences indirectes de leurs activités. C’est dorénavant devenu l’exception quand de derniers aspects ne sont pas rapportés.
Mis à part le reporting des entreprises, que prennent en compte les investisseurs?
«Le reporting n’est que la première étape. Notre métier est justement d’interpréter la donnée publiée par les entreprises. Nous ne travaillons que sur la donnée publique et appliquons des méthodes d’analyse qui sont uniformes au sein d’un même secteur. De notre travail d’analyse, résulte une note qui calcule la contribution de chaque entreprise à la lutte contre réduction des émissions de gaz à effet de serre par son activité. C’est un score multicritère. Nous allons regarder la performance passée de l’entreprise dans ce domaine, son mixe de produits actuels et s’il est bien placé par rapport à la décarbonation. En forward-looking, nous allons aussi analyser sa stratégie en matière de décarbonation, c’est-à-dire la quantité d’investissement qu’elle entend par exemple faire dans des installations qui produisent des matériaux décarbonés, la proportion de ses dépenses de R&D qui concerne des produits décarbonés, le niveau de son conseil d’administration sur ces sujets, etc. Tout cela est constitutif d’une note qui nous permet ensuite d’établir un ordre de mérite des entreprises par secteur au regard de la transition.
Quel risque principal analysez-vous?
«Nous calculons un risque de transition. Une entreprise qui est vertueuse au sens des critères environnementaux a moins de chances d’être affectée par les changements brutaux de l’environnement. De plus, la préférence collective est en train de changer, donc les lois sont en train de changer. La façon d’acheter des consommateurs est aussi en train de changer. Une entreprise qui ne sait pas se mouvoir dans de tels contextes se retrouve potentiellement exposée à des ruptures brutales de ses business models. Par exemple, une entreprise qui fabrique des voitures thermiques est exposée au fait qu’en 2030, c’est terminé.
Comment les investisseurs peuvent-ils intégrer le risque de transition?
«La finance l’a bien compris. Elle recherche une mesure du risque de transition à venir. Le risque que le business model de l’entreprise soit obligé de s’arrêter, le risque que les clients snobent le produit, le risque de réputation qui peut être considérable. L’asset manager ne peut plus gérer l’argent des épargnants en fermant les yeux sur le risque de transition. Ce n’est plus possible puisque 80% de l’énergie qui nourrit nos économies est appelé à changer. C’est une révolution industrielle de la même ampleur que celle du charbon et du pétrole réunis. La valeur de certaines entreprises va s’effondrer et potentiellement d’autres, qui auront eu une stratégie gagnante, vont pouvoir passer à travers les gouttes. Le risque de transition joue un rôle considérable dans la stratégie d’allocation des asset managers. Cela rentre même dans le cadre de leurs obligations fiduciaires. Aujourd’hui, nous sommes devant des risques de transition qui sont beaucoup plus importants que les perspectives de gain que nous avons sur les actifs en général. Le risque de transition est une chose tout à fait admise dans le monde de l’asset management, notamment au travers de la notion stranded asset – nldr: actif échoué. Le moment où le marché a reconnu qu’un business model est ensablé, plus personne ne va lui faire confiance, car le legacy est trop important. Le marché reflète le changement de perspective et de règlementation qui fait que le business model est à l’arrêt et que le transformer va coûter trop cher.
Quel autre risque analysez-vous?
«Le risque physique. Il s’agit de la survenance d’évènements catastrophiques, de température, d’inondation, ou d’autres catastrophes climatiques, dont la fréquence et l’intensité augmentent au fur et à mesure que le risque climatique se produit. Ça a autant des impacts sur les actifs des entreprises que sur leurs chaînes de valeur.
Et vous fournissez aussi vos jeux de données à des banques centrales?
«Nous avons fourni aux banques centrales, comme nous fournissons des asset managers européens, des jeux de données pour gérer le risque de transition et d’autres pour gérer les risques physiques. Une partie des fonds gérés par les banques centrales se composent de fonds propres. Elles protègent donc leurs fonds propres comme le ferait n’importe quel assureur ou asset manager.»