À Montenach, petit village français blotti à quelques kilomètres de la frontière, le Domaine de la Klauss fêtera l’an prochain sa première décennie d’existence. À force de notoriété, tout le monde ou presque connaît aujourd’hui l’histoire de cet hôtel-spa 5 étoiles sorti de l’imagination débordante d’Alexandre Keff, 45 ans. L’an dernier, l’entrepreneur a en outre décroché , pour le restaurant Le K qu’héberge le luxueux établissement.
Vertigineuse success-story, en vérité, pour ce fils de restaurateurs en difficulté scolaire toute son enfance durant, qui en parallèle mène une seconde carrière professionnelle en tant que pilote de ligne pour la compagnie Luxair. Voler, c’était son rêve de môme…
Cet hiver, Alexandre Keff a également inauguré, dans les Vosges, . On l’aura déduit, ce grand amoureux de la Moselle française et luxembourgeoise ne connaît pas de répit. C’est même ce qui le fait avancer.
Quel a été votre premier contact avec le monde du travail?
Alexandre Keff. – «À 4 ans, je servais déjà en blouse lorraine dans le restaurant de mes parents (l’Auberge de la Klauss, voisine de l’hôtel-spa 5 étoiles qu’il a fondé, ndlr). J’apportais les assiettes à la table des clients, en échange je recevais une pièce de 20 centimes dans la poche. Ce n’était pas une contrainte, plutôt un jeu, de l’amusement. La contrainte, elle est venue à l’adolescence, quand tu penses davantage à faire la bringue qu’à travailler. Le dimanche, mon père venait me réveiller à 8h ou 9h du matin… À l’époque, il ne fallait pas me parler de restauration. Je voulais bien tout faire, sauf ça!
Sans cette éducation, auriez-vous eu le même parcours?
«Clairement pas. Mon parcours, il s’explique par une très forte capacité de travail chez moi. Capacité qui a compensé des aptitudes que je n’avais pas naturellement. J’étais le dernier de la classe en sixième, le dernier en cinquième… L’Éducation nationale, c’était abstrait pour moi. Pour donner le meilleur de moi-même, j’ai besoin de concret. Quand ça l’est, je tape dedans.
Quand vous n’êtes pas à la Klauss, vous êtes pilote de ligne pour Luxair. Enfant, qu’est-ce qui vous attirait dans le métier de pilote?
«Mon premier vol, c’est avec mes grands-parents, à nouveau à l’âge de 4 ans, à destination d’Agadir. Sur Luxair. Dès ce moment, j’ai dit que je voulais devenir pilote. Comme d’autres affirment qu’ils seront pompier ou joueur professionnel de football. À chaque fois que j’apercevais un avion, je devenais comme fou. Cet enthousiasme d’enfant ne m’a jamais quitté. Le jour où pour la première fois je suis monté dans un simulateur Luxair, j’étais excité comme jamais. Et pour mon premier vol, sans passagers, mon instructeur m’a confié qu’il n’avait jamais vu quelqu’un avec des yeux pareils. C’était un rêve quoi! J’étais sur un petit nuage, au sens propre comme figuré.
Vous étiez mauvais élève, venez-vous de dire. Comment avez-vous procédé pour ne pas le lâcher, ce rêve?
«Je me suis toujours accroché. Même en classe de cinquième, quand je me suis retrouvé dans un collège public de zone d’éducation prioritaire, près de Metz, où j’ai eu l’impression que l’Éducation nationale, en France, cherche à niveler par le bas. C’était une époque où l’on envoyait les jeunes vers la filière ‘action commerciale’. À l’arrivée, ils obtenaient leur diplôme mais ils se retrouvaient au Smic, car tout le monde occupait le même créneau. Au collège, mon professeur principal m’a dit: ‘Keff, arrête de rêver, tu ne seras jamais pilote!’ Je suis rentré chez moi, j’en avais ras le bol, j’ai demandé à mes parents de m’inscrire en pension dans le privé. Je voulais me donner une chance.
Celui qui prétend qu’il n’a jamais eu envie de tout plaquer, c’est qu’il se ment et ne sait pas se regarder dans une glace.
Avez-vous déjà eu envie de tout plaquer pour prendre un virage à 180°?
«À de nombreuses reprises. Celui qui prétend qu’il n’a jamais eu envie de tout plaquer, c’est qu’il se ment et ne sait pas se regarder dans une glace. La remarque de mon professeur, ça a été un coup de massue. Derrière, j’ai rebondi. Idem lorsque j’ai raté mon bac. Il m’a manqué un point en mathématiques. Un point… C’était rageant, mais ça m’a botté les fesses. Trois mois plus tard, j’ai repassé le bac en Nouvelle-Calédonie où vivait un oncle. Et je l’ai eu.
Si vous pouviez effacer une erreur de jeunesse dans votre carrière, laquelle choisiriez-vous?
«Je n’efface rien du tout. Toutes les erreurs commises m’ont servi pour construire la personne que je suis devenue. Plus tu prends cher, plus tu te renforces. Mon père m’a toujours dit que c’est en prenant des coups que l’on avance et que l’on apprend à encaisser.
Mais on peut aussi tomber et ne pas se relever…
«Ce n’est pas mon itinéraire. J’ai terminé mes licences de pilote de ligne en 2001, quelques jours après les attentats du 11 septembre. Le pire moment pour espérer devenir pilote de ligne. Pendant deux ans, aucune compagnie au monde n’a embauché. En réaction, j’ai passé le concours de l’armée [en France]. Ce n’était pas un objectif en soi, mais bon, je n’avais pas le choix. Nous étions 1.000 au départ, 30 à l’arrivée. Une super école. Bien plus exigeante que l’aviation civile. On te pousse dans tes retranchements, tu ressors de là en étant une autre personne, capable d’encaisser encore plus de charge de travail.
Parlons de votre autre vie, celle de fondateur d’un hôtel-spa de luxe. Le Domaine de la Klauss est né en 2016. Quel a été le moment clé qui a changé la donne et vous a mis sur la voie du succès?
«Au coup d’envoi du projet, les banques me demandaient des prévisionnels. Je n’arrivais pas à les faire tenir, aucun ne fonctionnait. J’ai tout jeté à la poubelle! À partir de là, j’ai décidé de partir sans les banques, en financement personnel. D’autres l’avaient fait, et cela avait fonctionné. Alors pourquoi pas moi? C’était un point de non-retour. Quoi qu’il se passe, il fallait que ça marche. J’étais surendetté en fait, quasiment tout mon salaire de pilote passait en remboursement. Il y a eu des moments d’énormes doutes. J’étais ‘tranquille’, pilote de ligne, à avoir la belle vie, à partir en vacances tout le temps, à faire des restos, du sport, et je me demandais: ‘Qu’est-ce que tu es allé fiche là-dedans?’. Des péripéties, il y en a eu plein.
Une que vous n’avez encore jamais racontée?
«À cinq mois de l’ouverture, en janvier 2016, il me manquait 600.000 euros pour aller au bout. Et les banques ne voulaient plus suivre du tout. Moi, j’étais au taquet, je n’avais plus aucune possibilité d’activer des leviers. Il n’y avait plus le choix, j’ai fait ce que je pensais ne jamais faire dans ma vie. J’ai appelé un ami et lui ai demandé: ‘Tu peux m’aider?’. On n’a rien signé, on n’a fait aucune reconnaissance de dette. Je me suis fait un devoir de le rembourser dans les deux ans qui ont suivi. Je lui suis reconnaissant à vie.
Quand tu crois que tu as réussi, c’est le début de la fin.
Quel est votre plus grand moment de fierté professionnelle?
«Il n’y en a pas vraiment. S’il y en a, c’est que tu considères que tu as terminé ce que tu avais à faire. Or, je n’ai jamais considéré que c’était terminé.
Y a-t-il néanmoins eu un instant précis où vous vous êtes dit: «Cette fois, c’est bon, j’ai réussi»?
«Non. J’ai tellement peur du côté éphémère de la réussite… Quand tu crois que tu as réussi, c’est le début de la fin. Raison pour laquelle je suis tout le temps en train de me casser la tête avec de nouvelles idées, de nouveaux projets. Dire que j’ai réussi, cela n’arrivera jamais. D’ailleurs je déteste ce mot.
Quelle est la personne qui a eu un impact décisif sur votre parcours?
«Mon père, parce que c’est lui qui m’a donné le sens de l’effort et du travail. Pilote de ligne, la Klauss, Ventron plus récemment… ‘Redescends, garde les pieds sur terre!’, me disait-il. De prime abord, il a été tellement contre tout ce que j’entreprenais qu’il a décuplé ma motivation. Je voulais lui prouver qu’il avait tort et que je pouvais le faire. Même mes études, il n’a pas voulu les financer. Je me suis retrouvé à la banque pour trouver des solutions et obtenir l’argent nécessaire. Le Domaine, il ne voulait rien entendre, il disait que c’étaient des bêtises. En revanche, une fois que les choses sont matérialisées, il est le premier à reconnaître que c’est fantastique. Ma mère, au contraire, contrebalançait ça. ‘Vas-y, tu peux y arriver!’ Mes deux parents ont chacun joué un rôle.
Quelle a été la critique la plus difficile à encaisser?
«La remarque de mon professeur principal. Je revois encore son visage, j’entends encore ses mots. Cela a été le truc le plus compliqué à entendre.
On a souvent parlé de famille depuis le début. Aujourd’hui, votre famille est-elle un moteur ou bien un frein?
«Mes deux enfants et Mathilde (son épouse, ndlr), c’est un socle. J’ai tellement d’activités par ailleurs, c’est Mathilde qui gère la ‘maison’. Le point d’ancrage, c’est elle.
Quels principes ou valeurs sont non négociables pour vous dans vos décisions professionnelles?
«La droiture et l’honnêteté. Je ne fais pas de compromis sur la loyauté, la parole donnée. Dans le business comme ailleurs, il y a certaines règles dont il faut s’affranchir parce qu’il n’y a pas le choix. Le mammouth administratif, par exemple, c’est quelque chose de complètement contre-productif. Donc là, effectivement, tu dois dévier. Quand je le fais, c’est en connaissance de cause. J’assume. Sans quoi les choses ne pourraient tout simplement pas fonctionner. Par contre, dans les relations, tu ne peux pas mentir. C’est la même chose avec les clients, impossible de leur mentir. Si tu as promis, il faut que tu tiennes ta promesse. Avec mon staff (au Domaine de la Klauss et à Ventron), je suis extrêmement bienveillant. Je pars du principe que tout le monde est en droit de commettre des erreurs. En revanche, il y a des erreurs qui n’en sont plus à un moment donné et qui deviennent des manquements. Là, je sors les crocs. Parce que c’est une promesse en direction du client qui n’est pas tenue.
Je n’ai pas l’impression de travailler! Je vis de ma passion, je kiffe chaque moment. Sincèrement, je plains les personnes frustrées et aigries qui font un travail qui ne leur convient pas.
Avez-vous déjà pris une décision importante sur un simple instinct, sans trop réfléchir?
«Je m’écoute en fait. Mes projets sont dictés par le cœur, jamais par l’argent. Si je devais commencer à me poser des questions sur l’argent, ce serait la fin de tout. Avant qu’un projet te rapporte ne serait-ce que 1 euro, il se passe des années… Donc tout est guidé par la notion de savoir ce qui me fait vraiment plaisir. J’ai un rythme de fou, on me demande souvent comment je fais. Mais moi, je n’ai pas l’impression de travailler! Je vis de ma passion, je kiffe chaque moment. Sincèrement, je plains les personnes frustrées et aigries qui font un travail qui ne leur convient pas. La vie est trop courte, je veux la bouffer tous les jours.
Si vous deviez résumer en une phrase ce que votre carrière vous a appris sur vous-même, que diriez-vous?
«Le principal enseignement, c’est que tu peux ne pas partir avec les bonnes cartouches mais y arriver quand même. J’étais mauvais élève, toujours un peu à la ramasse, et étant restaurateurs, mes parents n’avaient pas le temps de me suivre dans les études. Mais tu peux partir de ça et te construire quand même. C’est la volonté qui prime.
Qu’est-ce qu’il penserait, le «cancre» de 15 ans, du Alexandre Keff d’aujourd’hui?
«Il serait content. Il voulait faire pilote, et il l’est devenu. Bon, l’hôtellerie-restauration en revanche, ce n’était pas prévu. Alors je pense qu’il serait surpris. Agréablement surpris.
Et vous, à 45 ans? Que diriez-vous à l’ado que vous étiez dans les années 1990?
«Les 18 ans, c’est l’année où tu as ta voiture, où tu découvres la vie étudiante, où tu sors… ‘Prépare-toi. Prépare-toi à en ch…’ Voilà ce que je lui dirais.
Si votre carrière était un film ou un livre, quel en serait le titre… et pourquoi?
«Récemment, j’ai vu la série ‘Tapie’, sur Netflix. Je m’identifie un peu à Bernard Tapie. Le côté magouilleur en moins! Il y a des limites que je ne dépasse pas.
En moins rentre-dedans aussi?
«Rentre-dedans, je peux l’être beaucoup, même avec des politiques haut placés. J’ai des convictions, je ne fais pas la cour, c’est ce qui me vaut d’avoir gagné du respect.
Moralité?
«Je suis en paix. Si je dois partir demain à cause d’un accident, je suis tranquille, j’ai déjà vécu plusieurs vies. J’ai parcouru le monde, j’ai réalisé des projets, j’en ai encore, et même des projets insensés, je touche de plus ou moins loin à la politique (via l’agence Moselle Attractivité, côté français, dont il est l’un des vice-présidents, ndlr)… Mon parcours est fou, il part dans tous les sens. Franchement, je suis épanoui.»