«User experience». Il ne faut que ces deux mots pour expliquer l’ascension inexorable des réservations de nuitées via des plateformes de réservation comme Airbnb ou Booking. C’est fa-cile! Pas moins cher mais facile et un certain nombre d’options sécurisent encore l’expérience.
Pas étonnant que dans le nouveau record de nuitées de courte durée en Europe en 2024, près de trois milliards, ces modes de réservation occupent une place de plus en plus importante (28% à 854 millions de nuitées) – courant auquel n’échappe pas le Luxembourg, au contraire puisque les nuitées ont connu la plus forte baisse européenne (-2,8%) mais ces réservations ont atteint 495.891, une augmentation de 16% sur un an (contre +18,8 en Europe) ou un nombre multiplié par plus de deux depuis 2021 et la sortie du Covid. Il faudra regarder ces chiffres avec davantage de doigté dans les années à venir, comme l’explique très bien la première étude à la portée encore limitée, parue mi-décembre, de l’Observatoire de l’habitat, qui relève que les promoteurs du coliving utilisent eux-mêmes ces plateformes pour trouver des locataires
À qui profite le «crime»? Évidemment à ceux qui sont déjà des champions du tourisme, que ce soit pour leur soleil ou pour leur art de vivre: six destinations du top 20 sont en France, cinq en Espagne et cinq en Italie, deux en Grèce, une au Portugal et une en Croatie. Autre fait pas inintéressant: ces voyages courts ont connu une augmentation de 48% en mars, de 32% en mai et de 21,5% en novembre, dans ce qui ressemble à un furieux besoin d’aller chercher le soleil sans attendre la transhumance estivale.
Le logement asphyxié en centre-ville
Quartiers transformés en zones touristiques, loyers en hausse, nuisances sonores nocturnes… La colère des riverains gronde un peu partout. «Il y a trop d’Airbnb. Ce qui manque, c’est le logement», a lancé début 2025 le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, en justifiant de nouvelles mesures pour protéger les habitants. Dans des destinations prisées comme Barcelone, les loyers ont grimpé de 70 % en dix ans, rendant la vie chère pour les locaux. À Lisbonne, Amsterdam ou Paris, de nombreux habitants accusent les plateformes d’accentuer la gentrification de leur ville – les centres historiques se peuplent de voyageurs de passage et d’investisseurs, tandis que les familles et classes moyennes peinent à se loger à l’année.
Au-delà de la question du logement, le surtourisme engendré par ces locations attise les tensions. En Espagne, des manifestations anti-touristes ont éclaté en 2024 dans certaines régions excédées par l’afflux massif de visiteurs. En Croatie ou en Italie, des campagnes dénonçant l’impact des locations saisonnières sur la vie locale ont fleuri sur les réseaux sociaux. Partout, le diagnostic est similaire: la location de courte durée procure des revenus aux propriétaires et aux commerçants, mais elle peut transformer les quartiers en «parcs d’attractions» et dégrader la qualité de vie des résidents permanents. Ce constat a poussé de nombreuses autorités locales et nationales à hausser le ton contre Airbnb et ses concurrentes.
Amendes record et lois restrictives en série
La riposte politique s’organise désormais à travers l’Europe. En France, la justice comme les élus se montrent de plus en plus fermes. Exemple frappant: ce 8 avril, la plateforme Airbnb a été condamnée en appel à payer 8,65 millions d’euros à la communauté de communes de l’Île d’Oléron – une amende record infligée pour ne pas avoir collecté la taxe de séjour en 2021-2022. « L’histoire retiendra qu’une petite île de l’Atlantique a fait plier le géant américain du tourisme numérique», s’est félicité Michel Parent, président de la communauté oléronaise, après cette victoire judiciaire. Airbnb, qui juge ces sanctions « disproportionnées», a annoncé se pourvoir en cassation. La France n’est pas seule à sévir. En Italie, les autorités fiscales ont saisi 779 millions d’euros auprès d’Airbnb, l’accusant d’avoir omis de déclarer les revenus locatifs de ses utilisateurs entre 2017 et 2021.
Les gouvernements prennent aussi le problème à bras-le-corps. Fin 2024, le Parlement français a adopté une loi “anti-Airbnb” soutenue par l’ensemble des partis. Ce texte, entré en vigueur à l’automne, vise à freiner l’attrait fiscal des locations touristiques et à outiller les maires face à la crise du logement. Concrètement, l’abattement fiscal dont bénéficiaient les revenus Airbnb a été drastiquement réduit (de 71 % à 30 % seulement). Par ailleurs, un numéro d’enregistrement devient obligatoire pour tout meublé touristique mis en location, répondant à une demande récurrente des maires pour mieux contrôler l’offre. La loi renforce aussi les moyens de limiter la prolifération des résidences secondaires dans les zones tendues. «C’est globalement une bonne chose», a réagi Clément Eulry, directeur d’Airbnb France, en se disant favorable à des règles plus claires.
De l’autre côté des Pyrénées, l’Espagne a également serré la vis. Depuis le 2 janvier, une nouvelle réglementation nationale impose à tout propriétaire souhaitant louer un logement touristique de s’enregistrer sur un registre et d’obtenir un permis officiel avant de publier son annonce. Les plateformes devront, elles, collecter davantage de données sur les locataires (coordonnées bancaires, identifiants) et l’État envisage d’aligner la TVA de ces locations sur celle des hôtels (10 %). Une période transitoire court jusqu’au 1ᵉʳ juillet 2025, après quoi les contrevenants s’exposeront à des amendes pouvant atteindre 600.000 euros. «Notre obligation est de donner la priorité à l’utilisation des logements plutôt qu’à l’utilisation touristique», a martelé Pedro Sánchez, justifiant ces restrictions inédites pour endiguer une crise du logement aggravée par la spéculation. Le gouvernement espagnol va même plus loin, envisageant de taxer jusqu’à 100 % les achats de biens immobiliers par des non-résidents hors UE, afin de décourager les investissements purement lucratifs dans l’hébergement touristique.
Luxembourg devance les réglementations
À l’échelle locale, de nombreuses métropoles européennes n’ont pas attendu pour agir. Amsterdam limite la location touristique à 60 nuits par an et fait payer directement la taxe de séjour aux plateformes. Berlin interdit la location d’un logement entier sans permis (seules des chambres chez l’habitant sont autorisées), sous peine d’une amende salée pouvant atteindre 100.000 euros. Barcelone oblige depuis longtemps les propriétaires à détenir un permis de location touristique, tout en taxant les séjours et en limitant la location à deux chambres maximum lorsque le propriétaire reste sur place. Dublin a restreint les locations de courte durée dans son hypercentre (Temple Bar), exigeant une autorisation préalable. Lisbonne, de son côté, a conclu un accord avec Airbnb pour mieux encadrer le marché, incluant un partage de données et le versement automatique de la taxe de séjour par la plateforme.
Luxembourg a aussi introduit une réforme fin 2023. Selon une réponse parlementaire de la fin de l’année, 137 autorisations ont été émises entre septembre 2023 et août 2024, contre 99 autorisations émises entre septembre 2022 et août 2023. Au-delà de trois mois flottant sur un an, ceux qui veulent louer une chambre ou un appartement doivent avoir une autorisation d’établissement avec tout ce que cela comporte de démarches administratives et fiscales.
Même Bruxelles s’empare du sujet. L’Union européenne planche sur une harmonisation minimale des règles afin d’aider les États et villes à mieux encadrer les locations saisonnières. Fin 2023, le Parlement européen et les Vingt-Sept se sont accordés sur un futur règlement visant à accroître la transparence des locations de courte durée et à promouvoir un tourisme durable. Ce cadre européen devrait obliger les plateformes àpartager régulièrement leurs données avec les autorités nationales, afin de faciliter le contrôle des obligations locales (plafonds de nuitées, paiement des taxes, respect des licences, etc.). L’objectif affiché est de fournir aux villes les moyens d’agir, tout en évitant un morcellement excessif du marché unique du tourisme. Car la lutte contre les excès d’Airbnb ne fait que commencer, et elle devra se mener à tous les niveaux – local, national et européen – pour trouver un équilibre entre attractivité touristique et droit au logement.
Les plateformes à l’offensive pour défendre leur modèle
Face à cette vague de réglementations, Airbnb et consorts ne restent pas inactifs. La licorne californienne s’efforce de défendre son modèle économique, en multipliant études d’impact et déclarations publiques. D’après une étude commandée à Oxford Economics, Airbnb avertit que les nouvelles règles espagnoles pourraient menacer 400.000 emplois et près de 30 milliards d’euros de retombées économiques dans le pays. La plateforme affirme apporter un complément de revenu vital à des milliers de familles, notamment en zone rurale, et stimuler le commerce local grâce aux visiteurs. En France, Airbnb a mené ces derniers mois une opération deséduction des élus pour dissiper les malentendus, assurant par exemple que les hébergements loués via son site ne représentent qu’une part infime du parc total – environ 1 % des logements en Espagne, selon des données officielles citées par l’entreprise. Ses dirigeants martèlent que la crise du logement a avant tout pour origine le manque de construction et les logements vacants (plus de 4,7 millions de logements vides en Espagne, soit 14 % du parc, rappelle Airbnb).
En parallèle, position stable depuis des années, Airbnb se dit prêt à collaborer avec les autorités pour une régulation « équilibrée et proportionnée». Elle a ainsi salué l’initiative européenne visant à créer un registre commun des locations touristiques et un échange de données standardisé. Consciente de l’impopularité dont elle fait l’objet dans certains centres urbains, la société a aussi renforcé ses propres règles pour limiter les abus (interdiction des fêtes, vérification de l’identité des locataires, etc.). Ses concurrentes, comme Booking.com ou Expedia, suivent la même ligne de communication, insistant sur leur contribution au dynamisme touristique tout en promettant d’être des acteurs responsables. Reste que, malgré ce discours conciliant, les plateformes n’hésitent pas à défendre leurs intérêts en justice lorsqu’elles estiment les mesures illégales ou excessives. Airbnb a déjà formé des recours contre plusieurs villes pour contester des restrictions jugées trop dures, et l’issue de ces batailles juridiques pourrait fixer les limites de l’action publique face à l’économie numérique.