N’essayez pas d’écourter un rendez-vous avec Marc Carrel-Billiard sur le metaverse. N’essayez pas d’obliger le directeur de l’innovation d’Accenture, à la tête d’une équipe à la taille considérée comme un secret d’entreprise à parler un français digne de l’Académie française. Dans un monde en pleine mutation, celui qui a longtemps vécu aux États-Unis est hybride: un pied dans la réalité, un pied dans le metaverse, un pied aux États-Unis, un pied en Europe, un pied en français, un pied en anglais. Et surtout, passionné.
Metaverse, un buzz word qui va se dégonfler tout seul?
Marc Carrel-Billiard. – «Ça ne va pas se dégonfler. Le metaverse est là et il va évoluer. Il y a un buzz énorme autour de cela, or il date d’il y a quelques temps.
J’ai encore un compte sur Second Life…
«Exactement! Ça fait 15 ans qu’on bosse dedans, mais nous n’avions pas tous les ingrédients qu’il fallait.
Qu’est-ce qui nous manquait?
«La bande passante n’était pas bonne, les ‘devices’ n’étaient pas à la hauteur et ne sont pas encore extraordinaires. Il va y avoir une évolution des appareils.
Lunettes? Smartphones?
«Ça va être multidevice. L’expérience va être en réalité augmentée avec le smartphone, il y aura un mix de réalités et des appareils hybrides pour faire de la réalité virtuelle. Un ouvrier qui travaille dans une mine ou une raffinerie. Il veut faire de l’immersive learning. On va lui mettre un casque de réalité virtuelle et il va apprendre à travailler dans la mine ou la raffinerie. Après, quand il aura tout compris, on va le parachuter dans la plateforme où il aura des lunettes augmentées, où il reconnaîtra l’environnement dans lequel il s’est entraîné avec des informations supplémentaires.
C’est un usage. Mais quels sont ceux dans lesquels vous croyez et ceux dans lesquels vous ne croyez pas vraiment?
«Il y en a pléthore! Customer driven ou entreprise driven. Ces derniers, c’est tout ce qui est ‘workplace’ du futur, ‘immersive learning’, et plus généralement autour des ‘digital twins’. Ce qui m’intéresse est de voir comment je peux piloter une usine à distance en utilisant un jumeau numérique. Je vais mettre un casque de réalité virtuelle, je vais être plongé dans l’usine, je vais être face au jumeau d’une machine avec des leviers et de boutons. Il y aura la vue et l’activation de la machine. Si ça sent le brûlé et qu’elle tombe en panne, il faut que je le sente. La machine elle-même sera connectée sur la vraie machine et on pilotera à distance. Nous travaillons sur la téléopération et ce sera fondamental dans l’entreprise du futur.
La deuxième chose importante est le ‘scenario-planning’, utiliser la modélisation des systèmes complexes. Pour prendre encore une raffinerie, je vais faire des scénarios. Ça, ça tombe en panne, j’ai une pénurie de ceci, que se passe-t-il? Etc. Ça me permet d’optimiser mon environnement et de tout uploader sur la vraie machine, comme si on la programmait à tous les scénarios.
De l’industrie 4.0. Pas du metaverse comme ce buzz word…
«Je pense que la partie entreprise est plus importante pour nous. Plus que toute la partie consommateur, le divertissement. Tout le monde ne pourra pas aller voir la tour Eiffel. Au lieu de cliquer sur des photos ou un site internet, les gens mettront des lunettes et iront se balader pour voir à quoi ça ressemble. Ce sera important pour le merchandising. Ou pour tester les nouveaux magasins. . Vous êtes dans un magasin et vous voulez savoir ce qui va se vendre. Le mieux est de mettre ces produits en tête de gondole. Vous avez une cartographie des produits. Ça vous permet de décider ce que vous allez mettre ou pas. Aujourd’hui, pour le tester, on envoie des gens placer les produits et on voit ce que ça donne. Demain, on fera ça dans le metaverse.
J’ai entendu dire que vous utilisiez le metaverse pour accueillir vos nouvelles recrues. Au Luxembourg, on voit les Big Four immortaliser l’arrivée de centaines de «new joiners»…
«Oui! C’est un peu de ma faute! Depuis longtemps, j’ai digitalisé nos sept labs dans le monde. Je me disais que ce n’était pas toujours normal de devoir prendre des avions pour aller là où ailleurs et que quand un client voit un lab, il ne peut pas voir le deuxième, le troisième ou le quatrième. Comment faire pour voir quatre ou cinq labs dans la journée? Pourquoi ne pas digitaliser les labs? Avec des 3D scanners. Au final, on peut faire les démos, on emmène nos clients là-dedans et ils visitent. On a eu plus de visites pendant la pandémie qu’avant dans nos labs. Pendant la pandémie, on a recruté 150.000 personnes. Comment on va les ‘onboarder’? Habituellement, ils vont dans le Q-Centre à Chicago, qui est un peu notre académie. On leur explique ce qu’est Accenture. On s’est dit qu’on allait faire un One Accenture Park. Les gens vont venir. On aura des seniors comme moi pour leur expliquer. Ils auront des tests, toutes ces choses-là. Et c’est ce qu’on a fait. 60.000 casques. C’est un des plus gros projets VR d’une société.
Je suis fraichement sorti de mon école de commerce, qu’est-ce qui se passe?
«Vous recevez un casque à la maison. Au prix d’un casque, c’est moins cher qu’un ordinateur portable… Vous avez une première étape avec quelqu’un qui vous explique comment vous allez l’utiliser, les joysticks, l’approche… et vous aurez des sessions de différents types, de learning ou de fun, où on fait les célébrations. On fait aussi des réunions avec des clients. Même notre CEO, Julie Sweet, utilise cette technologie.
Mais les interactions humaines… Vous savez ces interactions que brandissent ceux qui sont globalement opposés au télétravail, vous en faites quoi?
«Ça reste très important! La culture d’entreprise est très forte chez nous. Une culture de face-à-face, de personnes qui s’aident les unes les autres. C’était un peu la sauce secrète d’Accenture. Nous n’allons pas le perdre. Il faut responsabiliser les personnes et nous poussons beaucoup sur le ‘responsible metaverse’. Nous avons une personne dédiée à cette question et qui rapporte directement au CEO. On leur dit de ne pas tout attendre du metaverse. On invite les gens à revenir au bureau, au moins partiellement. Les gens eux-mêmes sont demandeurs. J’ai eu tellement de meetings en Teams, c’est déprimant!
Ce responsable, il fait attention à quoi?
«Que c’est inclusif! Que tout le monde puisse y avoir accès. Que c’est ‘safe’.
Safe, ça veut dire quoi dans le metaverse?
«Il peut y avoir des insultes, des gens qui vous agressent. Même dans le metaverse, il y a des gens que cela affecte et vous devez apporter une réponse. Il faut aussi gérer cette notion d’anonymat. Il faut que les entreprises expliquent qui elles sont, quelles sont leurs visions, quelles sont leurs responsabilités. Nous travaillons aussi avec , avec l’Association pour l’inclusivité, avec le Forum économique mondial pour les questions de gouvernance, de standardisation, de politique. et . Nous sommes 710.000 personnes chez Accenture et nous devons poser les bonnes bases.
Parmi les challenges, j’imagine que l’arrivée d’une identité autosouveraine qui appartiendra à chaque Européen modifie l’écosystème des metaverses, non? Où il était possible quand on était un avorton de prendre un avatar très musclé…
«Oui, mais dans le monde réel, on a tous des passeports, des cartes d’identité. Il y a des gens qui fraudent. Il y aura des gens qui frauderont dans le metaverse. C’est la loi des grands nombres.
L’interopérabilité est aussi un challenge, avec plus de 200 metaverses…
«265! Il y aura une convergence. C’est difficile de dire jusqu’à quel point. Est-ce qu’il y aura un metaverse chinois, un metaverse américain et un metaverse européen? Mystère. Mais on n’a pas le choix. C’est tellement frustrant d’acheter un ‘asset’ dans un metaverse, mettons une épée, et de ne pas pouvoir l’emmener ailleurs! Beaucoup de jeux pourront être déplacés dans plusieurs metaverses.
Du coup, vous comprenez que des sociétés, disons Gucci, se lancent dans un metaverse, au risque, pour l’instant, que leurs assets ne puissent pas en bouger?
«Ils ne veulent pas être attentistes, mais plutôt tester et voir comment capitaliser là-dessus. On revient dans les années 1990, quand les gens faisaient leur propre page web, leur propre site…
Qu’est-ce que vous conseillez, vous, à des entreprises?
«Deux choses. Il faut travailler sur deux cas d’utilisation qui ne sont pas trop risqués et qui permettent aux employés et aux employeurs de comprendre l’intérêt du metaverse. La ‘workplace du futur’. Comment on peut étendre votre place de travail, avoir un Zoom un peu plus évolutif avec un peu de metaverse ou un Teams avec du mesh ou des choses comme ça. Et voir comment les employés se sentent avec ça. Avant de travailler sur de vraies discussions sur la part du metaverse par rapport à la place du face-à-face, les différents appareils. La deuxième chose, c’est l’apprentissage immersif, pour entraîner via le metaverse. La rétention est bien meilleure, la compréhension aussi. Pas mal de gens vont apprendre des métiers. Nous avons une grosse entreprise avec laquelle nous avons travaillé sur le dépannage des poteaux électriques et même les plus âgés ont tout de suite adopté le truc. Mais il y aura toujours des gens qui ne supporteront pas.»
Cet article est issu de la newsletter hebdomadaire Paperjam Trendin’, le rendez-vous pour suivre l’actualité de l’innovation et des nouvelles technologies. Vous pouvez vous y abonner