Les risques climatiques, un facteur à prendre en compte pour les prochains budgets, suggère le directeur de la Fondation Idea, Muriel Bouchet. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Les risques climatiques, un facteur à prendre en compte pour les prochains budgets, suggère le directeur de la Fondation Idea, Muriel Bouchet. (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Le projet de budget de l’État pour 2022 est marqué par un retour à la normale d’une croissance indispensable pour assurer, entre autres, les dépenses sociales. Une embellie sur le front des finances publiques, qui doit coïncider avec la poursuite des investissements pour préparer le pays à ses prochains défis. Premiers éléments d’analyse avec Muriel Bouchet de la Fondation Idea.

Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), a présenté, le 13 octobre dernier, le projet de budget 2022 de l’État comme un budget de normalisation. Que recouvre cette «normalisation»?

Muriel Bouchet. – «Après les événements pour le moins extraordinaires que l’on a connus en 2020, et même en 2021 – nous ne sommes pas encore sortis de la crise sanitaire –, l’année 2022 est une année de normalisation budgétaire. Nous n’avons connu une réduction du PIB «que» de 1,8% en 2020, ce qui reflète une bonne résilience de notre économie en comparaison avec nos pays voisins (diminution de 6,5% du PIB dans la zone euro, ndlr), avant de rebondir en 2021 vers une croissance de 6%, selon l’estimation du Statec, qui me semble tout à fait crédible. Cela dit, une forme de normalisation était déjà apparue fin 2020, lorsque le niveau du PIB était revenu à celui d’avant-crise.

Pour 2022, on devrait retrouver – même s’il faut rester prudent – une croissance que l’on pourrait qualifier de ‘normale’, aux alentours de 3,5%. C’est sur cette croissance que le budget 2022 se base. Si on examine la croissance sur 2019-2020-2021, on aboutit à une croissance moyenne de l’ordre de 2,5%. Ce qui est plutôt une surprise, au vu du choc énorme provoqué par la crise sanitaire sur nos sociétés et sur l’économie. C’est dans ce cadre macroéconomique que s’inscrit le projet de budget 2022, aussi caractérisé par un retour graduel à l’équilibre.

On dit «merci» au télétravail et à la structure même de l’économie du pays, qui compte sur un centre financier dont les activités n’ont pas été affectées par la pandémie?

«Le grand nombre d’emplois ‘télétravaillables’, la continuité du secteur financier et le fait que la crise sanitaire ne se transforme pas en une crise financière nous ont sauvés, mais ce que l’on souligne peut-être moins, c’est le dynamisme du secteur ICT en 2020, bien plus manifeste au Luxembourg que dans les pays voisins. La réactivité des autorités pour mettre en place des aides d’urgence s’est aussi avérée décisive. Sans cette intervention, nous aurions probablement connu beaucoup de faillites de PME, notamment dans l’horeca.

Cette normalité économique qui est de retour se reflète-t-elle d’ores et déjà dans les finances publiques?

«Le trou d’air économique connu en 2020 a largement été compensé, et même au-delà, depuis le début de 2021. On pourrait parler de ‘symétrie’ dans l’évolution des finances publiques, mais leur dynamique est même plus prononcée. Les recettes de l’Administration centrale ont baissé – tout comme le PIB – de quelque 2% en 2020, mais en 2021, on assiste non pas à un rebond de 6% comme le PIB, mais de 12,7%, notamment sous l’effet de l’impôt sur les traitements et salaires, qui reste très sensible à la croissance économique. La taxe d’abonnement a aussi permis de générer des recettes additionnelles sous l’effet de la reprise des marchés financiers, de même que l’impôt sur les revenus de capitaux. La TVA a également apporté des recettes supplémentaires en raison d’une consommation repartie à la hausse.

Une petite économie est toujours volatile si l’on pense à l’exemple irlandais lors de la crise de 2008, où la situation s’était détériorée très rapidement. Tout dépend à chaque fois de la nature du choc.
Muriel Bouchet

Muriel Bouchetdirecteur de la Fondation Idea

Les recettes publiques renouent donc avec la normalité, le budget prévoyant une croissance de l’ordre de 4% de celles-ci pour 2022. Le déficit de l’Administration centrale était quant à lui de 5% en 2020, et il ne serait plus que de 2% en 2021 et 1,7% en 2022. Sur l’ensemble des administrations publiques – à savoir, le critère qui compte pour le respect de la règle de Maastricht –, on serait quasiment à l’équilibre en 2022, ce qui serait une belle performance. C’est, là aussi, le retour à la normale et à une situation envieuse par rapport à nos voisins.

Les éléments conjoncturels jouent en faveur du pays après cette année 2020 hors norme, mais des éléments structurels permettent-ils aussi d’expliquer cette capacité à rebondir plus vite que d’autres?

«Je ne sais pas si on peut pointer un aspect structurel en particulier. Comme tout le monde le sait, notre économie est de taille relative – même si elle est très grande par rapport à la taille du pays – et très ouverte, ce qui la rend plus exposée que d’autres aux chocs externes. C’était déjà le cas en 2008, lors de la précédente crise financière. À l’époque déjà, nous avions relativement bien résisté, également grâce à l’intervention des pouvoirs publics et des banques centrales.

Peut-on dire que nous résistons mieux structurellement que les autres? Une petite économie est toujours volatile si l’on pense à l’exemple irlandais lors de la crise de 2008, où la situation s’était détériorée très rapidement. Tout dépend à chaque fois de la nature du choc. Le fait que nous disposions de beaucoup d’emplois qui ont pu être transférés en télétravail nous a aussi beaucoup aidés dans le cadre de la crise du Covid-19. Enfin, les pouvoirs publics sont sans doute plus «proches du terrain» au Luxembourg qu’ailleurs, et nous avons bénéficié d’une situation de départ plus confortable en termes budgétaires.

Quid du secteur ICT en 2020, auquel vous faisiez référence? Quel a été son apport concret pour permettre à l’éco­nomie de résister?

«On dispose d’assez peu d’éléments sur le plan microéconomique, mais il faut là aussi se montrer prudents, car nous dépendons dans ce secteur d’un nombre réduit d’entreprises de taille importante qui agissent sur le plan international. Une évolution comptable dans l’une d’entre elles peut avoir un impact potentiel important sur les comptes nationaux.

Pour ne pas nommer Amazon et sa base européenne au Luxembourg, le récent accord conclu au niveau de l’OCDE vise les multinationales du numérique en prévoyant, d’une part, un taux d’imposition minimum de 15% des bénéfices des entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros et, d’autre part, de per­mettre aux États dans lesquels elles réalisent des surprofits de les taxer. Cet accord peut-il avoir des conséquences pour les finances publiques luxembourgeoises?

«Il est encore relativement difficile d’en évaluer l’impact. Si on durcit les règles fiscales, on peut mécaniquement augmenter les recettes, mais qu’en est-il de l’effet volume? Va-t-on parvenir à attirer autant d’activités que par le passé? Certaines vont-elles se délocaliser? Ce dossier doit être suivi de près pour que le Luxembourg demeure attractif sur le plan fiscal. Cette évolution du contexte mondial de la fiscalité devrait entraîner une nouvelle réflexion à l’échelon national, en particulier sur la taxe d’abonnement qui concerne les fonds d’investissement et sur l’impôt sur la fortune qui concerne les entreprises.

Dans le contexte actuel, il est difficile d’imaginer à court terme une diminution drastique des impôts, mais annoncer une feuille de route sur 10 ans, par exemple, vers une diminution graduelle des impôts permettrait d’envoyer un signal aux investisseurs. Une réduction ciblée pourrait ne pas coûter très cher aux finances publiques, et le coût éventuel serait contrebalancé par un effet de volume favorable grâce à l’attraction d’activités supplémentaires. Cette feuille de route permettrait au Luxembourg de se repositionner par rapport à d’autres pays, dont l’Irlande, qui reste le grand concurrent européen dans les fonds d’investissement.

Il conviendra de bien prévoir dans les budgets à venir le coût de la double transition climatique et numérique, les deux étant liées.
Muriel Bouchet

Muriel Bouchet

L’absence de grande réforme fiscale pour l’instant, compte tenu du contexte, n’est donc pas dommageable?

«Le contexte reste très incertain, et je comprends que le moment ne soit pas opportun pour une réforme profonde de la fiscalité. Diminuer les impôts serait délicat, et l’austérité n’est pas non plus une option à l’heure actuelle. Compte tenu de la situation budgétaire et de la capacité du Luxembourg à continuer à respecter les règles européennes (une dette publique en dessous de 60% du PIB, ndlr), le statu quo fiscal est compréhensible. Même si, comme je le disais, on devrait envisager, en dehors du contexte de la présentation du budget, une feuille de route fiscale sur les prochaines années.

Le gouvernement a déclaré vouloir aboutir à une réforme de l’impôt foncier dans les 12 prochains mois. Cet impôt réformé pourrait-­­il avoir un impact tangible sur la hausse des prix de l’immo­bilier, qui ont grimpé de 13,6% au second trimestre 2021, comparativement à la même période de 2020, selon Eurostat?

«C’est en effet la principale intention sur le plan fiscal qui fut formulée dans le cadre du discours sur l’état de la Nation du Premier ministre (prononcé le 12 octobre, soit la veille du dépôt du budget, ndlr). Actuellement, l’impôt foncier représente 0,1% du PIB, contre 1% dans les pays de l’Union européenne. Cette réforme devrait permettre d’enrayer quelque peu la hausse des prix de l’immobilier, surtout si les terrains et les logements vides sont visés. Tout dépendra toutefois de sa conception, de son application, et donc de la future loi.

Le ministre des Finances a précisé que «la construction de logements abordables est une priorité du gouvernement», avec des crédits pour le Fonds spécial de soutien au développement du logement, mis sur pied en avril 2020, à 228 millions d’euros en 2022, soit une hausse de 77% par rapport à 2021. Est-ce vraiment suffisant, compte tenu du fait que l’offre de logements proposée par les promoteurs publics reste limitée?

«Il s’agit bien d’un effort consenti via ce fonds, mais on ne peut pas nier l’insuffisance de l’offre globale en logements, compte tenu de l’immigration nette qui reste importante et nécessaire. L’augmentation indispensable et structurelle de l’offre ne passera que par de nouveaux mécanismes en impliquant le secteur privé. Outre l’impôt foncier, les dépenses fiscales en termes de logement devraient aussi faire l’objet d’une analyse pluridisciplinaire pour savoir si elles ne contribuent pas, indirectement, à alimenter la demande en logements, et donc la hausse des prix de vente.

L’économie s’est montrée résiliente durant la crise, mais comment peut-on s’assurer que le budget de l’État soit résilient sur une approche pluriannuelle pour assumer les dépenses sociales généreuses?

«A priori, les signaux sont rassurants. Mais, comme on le disait, nul n’est jamais à l’abri d’un choc potentiel. Cela dit, il conviendra de bien prévoir dans les budgets à venir le coût de la double transition climatique et numérique, les deux étant liées. Les risques liés au changement climatique s’avéreront d’ailleurs probablement très coûteux, et des facteurs propres à un petit territoire comme le nôtre devront entraîner une réflexion budgétaire de fond, dont la difficulté à produire suffisamment d’énergies renouvelables pour combler les besoins. Sans oublier le coût du vieillissement de la population.

Les enjeux climatiques sont-ils suffisamment représentés dans le budget 2022?

«Les investissements verts affichent une forte croissance de 2022 à 2025. L’augmentation de la taxe CO2 était déjà prévue l’an dernier, elle atteindra 25 euros le 1er janvier 2022. On pourrait par ailleurs se demander s’il ne faudrait pas modéliser l’impact du réchauffement climatique sur le budget, à l’instar des inondations de cet été, qui ont été chiffrées à quelque 100 millions d’euros. Ce type de phénomène étant amené à se reproduire à l’avenir, ne faudrait-il pas créer un fonds spécial qui dépasse le simple exercice budgétaire annuel?

À ce sujet, l’Ageing Working Group de la Commission européenne a publié, en mai dernier, de nouvelles projections pour les États membres de l’UE. Dans ce contexte, le Conseil national des finances publiques pointe que les dépenses liées au vieillissement de la population passeront de 16,1% du PIB en 2021 à 24,6% du PIB en 2070. Si ces estimations restent soumises à plusieurs variables, que vous inspirent-elles?

«Le Luxembourg est l’un des pays, sinon le pays, où le coût du vieillissement augmentera le plus dans l’Union européenne. Tout semble rassurant d’un point de vue budgétaire sur le court et le moyen terme, mais d’autres défis qui se profilent sur le long terme pourront avoir davantage de retentissements ici qu’à l’étranger. Ce qui doit inciter à la poursuite d’une politique budgétaire sérieuse, qui nous a d’ailleurs permis d’affronter la pandémie avec une position de départ plus favorable que nos pays voisins.

Le Luxembourg a besoin d’une croissance de 5% si l’on veut confortablement financer le régime des pensions. La croissance ‘normale’ de l’ordre de 3% ne suffirait donc pas. Or, on constate d’ores et déjà des goulots d’étranglement qui pourraient empêcher cette croissance continue de 5%, ou même celle de 3%.
Muriel Bouchet

Muriel Bouchetdirecteur de la Fondation Idea

Doit-on garder à l’esprit une forme d’orthodoxie budgétaire, compte tenu des grands défis à venir – climatique, numérique et démographique?

«Tout dépend de ce que l’on entend par ‘orthodoxie budgétaire’. Le Luxembourg a besoin d’une croissance de 5% si l’on veut confortablement financer le régime des pensions. La croissance ‘normale’ de l’ordre de 3% ne suffirait donc pas. Or, on constate d’ores et déjà des goulots d’étranglement qui pourraient empêcher cette croissance continue de 5%, ou même celle de 3%. Je pense à la difficulté d’attirer de la main-d’œuvre qualifiée, aux problèmes de mobilité ou encore au manque de logements. On a donc intérêt à se spécialiser dans des secteurs économiques à haute valeur ajoutée qui permettent de générer une activité importante sans consommer des ressources dans la même proportion. Quant aux investissements, l’importance réside dans leur composition et leur réalisation effective.

Vers quels secteurs ou investissements doit-on diriger des dépenses publiques?

«Nous devons investir massivement en recherche, développement et innovation, ainsi qu’en infrastructures. Sur ce dernier point, le Luxembourg reste bien au-dessus des 4% du PIB, même si les crédits dans le Fonds du rail sont relativement stagnants. Si on regarde les aides aux entreprises pour la R&D, la tendance est aussi à la stagnation. La dotation pour l’Université augmente de quelque 2% l’an en moyenne de 2022 à 2025, soit au rythme de l’inflation, sans plus. L’effort de formation continue doit aussi être soutenu. Or, la participation aux coûts de formation des entreprises tendrait à diminuer d’ici 2025, selon le projet de budget pluriannuel. Concernant les secteurs d’activité, il est difficile d’imaginer pouvoir se passer du secteur financier, dont il faut poursuivre la diversification interne. En parallèle, il faut veiller à promouvoir des secteurs à haute valeur ajoutée comme la santé et son économie, qui ont été cruciales durant la pandémie. L’idée d’un campus de la santé formulée par le Premier ministre est la bienvenue, mais cela ne se traduit pas encore d’un point de vue budgétaire. Les investissements dans l’ICT qui ont été consentis durant les dernières années doivent aussi être maintenus.

Quel regard rétrospectif jetez-vous justement sur les investissements publics par rapport au PIB?

«La meilleure façon d’appréhender l’effort en termes d’investissements publics consiste en effet à calculer le rapport entre, d’une part, les investissements des administrations publiques (les investissements des communes et de la Sécurité sociale sont ainsi pris en compte, avec ceux de l’Administration centrale) et, d’autre part, le PIB. Selon le projet de budget 2022, ce ratio s’établirait à 4,4% en 2022 et il oscillerait autour de 4,7% du PIB de 2023 à 2025.

Il s’agit là d’un effort appréciable, à l’aune des investissements effectués par les pays limitrophes, par exemple. Cependant, ces ordres de grandeur ne manifestent qu’un accroissement mesuré par rapport à notre expérience passée. Pour rappel, de 2000 à 2019, les investissements publics s’étaient déjà établis à 4,2% du PIB en moyenne, avec même des pointes supérieures à 5% du PIB de 2002 à 2005.

Reste enfin à savoir si les projets d’investissement seront bien mis en œuvre, dans un pays qui a particulièrement besoin d’investissements publics du fait de la forte croissance de ses besoins en mobilité ou en logements, notamment, et de la progression tendanciellement très soutenue de sa population.»

Cet article a été rédigé pour l’ parue le 28 octobre 2021.

Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine, il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

Votre entreprise est membre du Paperjam Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via