Dans votre nouveau livre Le Guide du futur des RH et du management, vous parlez du fait que nous vivons dans un monde «VUCA», pour «volatility, uncertainty, complexity and ambiguity», mais aussi qu’il est bon d’être excité et d’avoir peur en même temps. Pourquoi?
. – «C’était le fondateur d’Intel qui disait: ‘Seuls les paranos survivent.’ Une manière de faire comprendre qu’il ne faut jamais s’endormir, mais ne pas paniquer non plus, rester curieux, très agile, car tout peut changer, et très vite. La solution est donc d’essayer d’anticiper au maximum pour ne pas subir, sous peine d’en payer le prix fort. Même des géants, comme Nokia ou Kodak, se sont écroulés alors qu’ils étaient au top du top. Le digital, c’est un des rares domaines où l’on ne peut pas dire que l’on sait tout. J’ai une assez longue expérience, mais tous les deux mois, tous les ans, tous les deux ans, les choses évoluent, bougent et changent.
Expérimenté, reconnu, de quoi pouvez-vous avoir peur?
«J’ai peur de m’ennuyer… Le jour où je n’aurai plus rien à apprendre, je changerai de domaine. Mais ce n’est vraiment pas le cas pour le moment, car les technologies digitales au sens large – e-learning, e-commerce, téléconsultation, e-santé, divertissement – évoluent, davantage encore depuis 18 mois avec la pandémie.
Sans oublier la transformation du monde du travail. Le télétravail et la collaboration en ligne étaient des mutations déjà engagées, mais elles accélèrent une recherche de sens, de transparence et une réflexion sur notre mode de vie.
La transformation digitale est un concept très souvent évoqué. Mais que recouvre-t-il? Et que ne recouvre-t-il pas?
«On peut en effet mettre plein de choses derrière ce concept alors que, selon moi, c’est tout simplement adapter son business et son organisation à l’univers numérique, avec des consommateurs connectés, de nouveaux comportements et de nouvelles attentes. Dans cet univers évoluent de nouveaux concurrents, des start-up très agiles, très jeunes, très innovantes, à la pointe de la technologie, mais aussi des géants digitaux, comme les Gafa aux États-Unis ou les BATX en Asie, qui arrivent tous pour disrupter ou désintermédier nos chaînes de valeurs habituelles.
Face à cela, il faut se transformer, développer une nouvelle stratégie, réfléchir à un nouveau modèle économique, mener une transformation RH et culturelle, analyser la manière d’aider ses salariés et ses managers à développer de nouvelles compétences, à devenir plus agiles, plus innovants, plus collaboratifs avec l’extérieur.
L’évolution technologique concerne aussi le marketing, la production industrielle et ses composantes comme la logistique, la data… Mais ce qui est plus vital encore dans un moment de chaos, c’est la mesure. C’est-à-dire mesurer les choses mieux et plus vite que la concurrence pour pouvoir réagir et prendre les bonnes décisions plus vite.
Dans votre premier ouvrage sur la transformation digitale, vous avez identifié six chantiers. Quel est le chantier le plus important de tous et est-il le même pour une PME et un grand groupe international?
«Selon une étude publiée en France, les grands groupes ont entamé leur transformation digitale depuis deux, cinq ou même huit ans. Au sein des TPE ou des PME, c’est un peu la catastrophe puisque seulement 9% ont un site d’e-commerce et 37% un site web. Une accélération est nécessaire.
Dans l’armée, les impulsions sont données par les officiers. C’est pareil ici: si la direction d’une entreprise n’a pas conscience de l’importance du digital, des changements en cours et de la nécessité d’être exemplaire dans cette transformation, il y a peu de chances que les équipes en dessous puissent avoir les budgets pour mener des projets d’accélération de la transformation.
Créer un site internet ne suffit souvent pas…
«Il faut en effet se poser la question de ce que l’on peut faire demain autour du numérique. Par exemple, économiser de l’argent en gérant autrement ses consommations, en automatisant certaines tâches, ou au contraire en allant chercher du business additionnel…
La réflexion peut être enrichie de plusieurs manières. Tout d’abord, échanger entre pairs. Aujourd’hui, il y a tellement de sujets différents qu’avoir l’ambition de faire tout, tout seul, prend beaucoup de temps. On peut donc capitaliser sur la courbe d’apprentissage des autres entreprises, voir ce qu’elles ont fait, ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas. Ensuite, on peut aussi solliciter des cabinets de conseil, des experts ou agences qui vont intervenir sur des sujets spécifiques et mener un accompagnement avec des éditeurs de logiciels, tels qu’Oracle, SAP, Microsoft, Salesforce… Et adapter ces outils à vos besoins réels.
Au Hub Institute, on mène d’abord un décryptage pour comprendre les enjeux, les problématiques. C’est seulement après que l’on peut solliciter un bureau de conseil externe, car il faudra de toute façon bien lui expliquer vers où on veut aller. Ensemble, il faut alors choisir un chemin en fonction des sujets, des priorités, pour que cela se concrétise en termes de changement d’outils, d’expérience client, de business model.
Mener une transformation digitale demande un investissement budgétaire important?
«C’est très variable. Aujourd’hui, si vous êtes une TPE ou une PME, créer un site web coûte 50 fois moins cher qu’au début des années 2000. Pour des solutions basiques et simples, cela ne coûte pas forcément très cher.
Évidemment, si l’on veut disposer d’une marketplace, un service entièrement transactionnel en ligne, cela va coûter un peu plus cher qu’une brochure ou que du marketing digital. Mais quand, par le passé, je devais investir beaucoup d’argent dans un spot télé, finalement très cher, je peux maintenant avoir des banners sur Paperjam, Facebook ou Google, avec quelques centaines d’euros.
De même, si mon entreprise compte beaucoup de salariés, il va y avoir une phase de définition d’une stratégie, une autre de formation, il faudra acheter des licences, solliciter des cabinets de conseil pour mettre à jour la partie IT, data, marketing… Et tout cela a un prix.
Mais dans le même temps, je vais économiser de l’argent en mettant à jour mes systèmes avec des solutions plus efficaces, ou en cherchant du business supplémentaire grâce au marketing que je peux désormais faire en ligne.
De toute façon, si moi je ne le fais pas, les autres le feront. Le risque est donc quand même que, demain, je devienne moins efficace par rapport à eux, que je perde des parts de marché et que je sois donc moins rentable.
Votre nouveau livre s’intitule Le Guide du futur des RH et du management. Pourquoi les RH doivent-elles, selon vous, absolument faire partie intégrante d’une stratégie de digitalisation?
«L’origine de ce second livre est le fait que, dans le précédent, les chapitres sur le leadership et la culture d’organisation étaient presque les plus gros.
Changer des logiciels, acquérir du matériel, c’est important, mais, finalement, tout le monde peut le faire. Par contre, motiver toute l’entreprise, comprendre qu’il faut changer, qu’il faut travailler différemment, aider les gens à changer leurs méthodes, ça, c’est super important!
On peut dire aux gens: ‘Faites du digital!’ Mais si ce n’est pas pris en compte dans les objectifs définis ou écrit dans le contrat de travail, si ce n’est pas lié à l’octroi éventuel de primes, les gens ne vont rien faire.
Mettre en place des formations, évaluer les compétences, anticiper les besoins en évolution trois, quatre ou cinq ans à l’avance pour former au lieu de licencier, c’est aussi là que les RH jouent un rôle-clé.
Quelles sont les soft skills qu’il faut avoir aujourd’hui?
«Certainement la curiosité. Si l’on a autour de soi des gens qui aiment apprendre, qui voient l’opportunité dans le changement au lieu de juste voir les problèmes ou les difficultés, ils vont toujours se mobiliser.
Il y a aussi la collaboration. Avant, on pouvait être expert tout seul dans son petit coin. Aujourd’hui, il faut se mettre d’accord à plusieurs entre l’IT, les RH, le marketing, travailler avec l’extérieur, les free-lances, les régies pub, des cabinets, des start-up. Et réussir cela malgré les différences de formations, de métiers et de langages.
Même remarque avec les managers, qui devaient par le passé juste être «chefs» ou «experts». Aujourd’hui, on doit être leader, être empathique, créer de la confiance, donner envie, ne pas forcer, offrir une vision, des directions, pas forcément surveiller, mais coacher, accompagner, enlever les obstacles pour laisser les équipes réussir par elles-mêmes.
Dans un Luxembourg multiculturel, il faut être encore plus attentif, car tous ne vont pas comprendre la même chose de la même manière, réagir de la même façon, collaborer identiquement. Le Luxembourg est, selon moi, une petite Europe qui fonctionne bien, même s’il reste encore un peu cet aspect «je suis chef, faites comme je dis».
Quelles sont les nouvelles grandes tendances qui ont émergé au niveau technologique avec la crise sanitaire?
«Le gros sujet du moment est l’e-commerce ou l’omnicanal. C’est assez logique puisque de nombreuses entreprises, voire des secteurs entiers, étaient en retard dans ce domaine. Alors que beaucoup de gens n’avaient pas l’habitude de commander en ligne, il est apparu que cela pouvait finalement être pratique via un service drive ou click & collect.
Dans l’e-commerce, il n’y a pas que le site web, l’interface, le panier, le paiement, mais aussi tout ce qui est en back-office: le stock et sa gestion, la logistique, la distribution, la livraison du dernier kilomètre… L’évolution qui se fait d’habitude en deux ou trois ans a dû être réalisée en six mois, voire en deux mois dans certains cas.
Autre problématique: amener du trafic sur son site de commerce. Et en ce qui concerne le marketing digital, nous n’étions pas non plus très en avance. Enfin, la data et son appropriation font aussi partie des actualités brûlantes. Car c’est via cette data que l’on peut personnaliser les interfaces, l’e-mailing, automatiser certaines tâches et donc soulager certains collaborateurs.
Et à côté de ces trois sujets, il ne faut pas perdre de vue la sustainability, le développement durable. Là aussi, les choses s’accélèrent avec une prise de conscience du grand public, des médias, des régulateurs, des marchés, et donc avec une grosse pression sur le recyclage, les conceptions, la réduction de la consommation d’énergie et de l’empreinte carbone.
Le problème de l’IA est, en premier lieu, que ce n’est pas une technologie, mais un ensemble de technologies qui utilisent des algorithmes.
Le rôle que peut jouer l’intelligence artificielle est-il mieux accepté par le grand public?
«Le problème de l’intelligence artificielle est, en premier lieu, que ce n’est pas une technologie, mais un ensemble de technologies qui utilisent des algorithmes. Cela mélange reconnaissance visuelle, reconnaissance du langage, automatisation des tâches dans les usines… On y associe 5G, cloud, superordinateurs. Les «machines intelligentes» ont toujours fasciné et fait peur. Terminator en est l’exemple même. À raison, car il est humain de se demander si cela va permettre d’augmenter les emplois ou d’en supprimer. Ce n’est pas nouveau: lors de la première révolution industrielle, les luddistes, qui étaient des artisans tondeurs ou tricoteurs, ont cassé des métiers à tisser car ils étaient à leurs yeux une menace.
Le progrès avance, c’est un constat. Ce qu’il faut, c’est l’encadrer pour éviter des abus.
On l’a aussi vu avec les Gafa et la personnalisation des publicités qui a parfois été trop loin. Il y a un rôle que doivent jouer le régulateur et le législateur. Mais demain, les sujets vont aller bien au-delà de la privacy et de la simple protection des données personnelles, il sera question d’éthique en lien avec l’intelligence artificielle.
Par exemple, si un accident de voiture est impossible à éviter, que doit décider mon ordinateur de bord? Risquer de tuer les gens dans la voiture? Tenter une manœuvre et peut-être tuer des personnes qui sont sur le trottoir? Est-ce que l’on veut que cette responsabilité appartienne à une marque, à une entreprise, à un développeur de logiciels, ou est-ce que c’est le régulateur avec les assurances qui définissent les choses? À moins que ce ne soit finalement aux citoyens de baliser ces responsabilités via un vote?
Ce sont des sujets complexes, mais qui peuvent devenir très concrets à terme. Il est donc important d’y sensibiliser les gens dès maintenant. C’est le cas en Finlande où l’on donne des cours gratuits de sensibilisation à l’intelligence artificielle. Le concept en lui-même peut paraître «ésotérique», mais, en réalité, cela va impacter notre vie, la démocratie, la société, la sécurité, l’égalité, notre souveraineté, donc il faut aider les politiques et les citoyens à bien comprendre les enjeux réels.
Nous n’avons pas de géant européen qui puisse rivaliser avec les Gafa. Est-ce que la compétition est définitivement perdue?
«Les premières batailles ont été perdues face aux géants américains, et de plus en plus sur tout ce qui est du domaine de l’intelligence artificielle. Par contre, on n’a pas forcément perdu la bataille des talents, car l’Europe dispose de beaucoup de chercheurs et développeurs, voire inventeurs ou start-upper. Malheureusement, ils sont souvent débauchés par la Silicon Valley, et par les Chinois. Il ne faut pas oublier les centres de R & D en Suisse, en France, financés par ailleurs par Facebook, Google et les autres, et quelques acteurs intéressants comme Dassault Systèmes avec la 3D, Thales… On les oublie, parce que c’est un peu moins grand public, mais ce sont quand même quelques sociétés de gros calibre.
L’Europe est handicapée par ce qui la constitue: des langues, des cultures et des régulations différentes. Aujourd’hui, si une start-up va aux États-Unis, elle peut toucher 300 millions de personnes sur un même marché, et en Chine un milliard. L’Europe, c’est plein de micro-pays, avec 10, 20, 30, 40, 50 millions d’habitants. Forcément, une start-up va être tentée d’aller en Chine ou aux États-Unis, parce qu’elle pourra toucher plus de monde, plus vite.
J’aurais tendance à plaider pour une harmonisation continentale. Il faut une unification des taxes, des régulations, sur l’e-commerce, l’IT, les contrats de travail, pour que, demain, des entreprises européennes puissent lever des fonds en Europe, se développer en Europe et atteindre une taille critique en Europe.
Vous parlez régulièrement des Gafa qui ont attaqué différents secteurs industriels, une sorte de colonisation numérique. Est-ce que cela met en cause notre souveraineté numérique?
«Est-ce un problème parce qu’on l’a voulu, ou parce qu’on n’a rien fait en face? On ne peut rien leur reprocher, c’est leur métier d’innover, de se développer. Et ce n’est pas illégal de se dire, en étant Amazon, qu’on va s’attaquer à des secteurs comme celui de la pharmacie ou des assurances. À nous d’être malins, innovants et aussi ambitieux que les Gafa.
La souveraineté numérique est en tout cas une vraie question. Si vous déclariez la guerre aux États-Unis en tant que Luxembourgeois, ils n’auraient pas besoin d’envoyer un missile ou un porte-avions. Il suffirait juste d’interdire à toute société américaine de travailler avec leur contrepartie luxembourgeoise. Plus de Windows, plus d’Apple, plus de Google, plus d’Amazon, plus de Photoshop… Ce serait très compliqué d’avoir un secteur tertiaire encore en état de fonctionner.
On pourrait en rire, mais nous sommes quasiment entièrement dépendants de plateformes américaines, et de temps en temps asiatiques. Le Venezuela en a fait l’expérience. Les États-Unis ont interdit aux entreprises américaines de travailler avec ce pays. Du coup, tous les graphistes vénézuéliens n’ont plus eu le droit d’utiliser Adobe.
Notre dépendance est donc énorme, il faudrait que l’on accélère et que l’on se réveille pour faire bouger les lignes.
Les périodes de digital detox, cela vous arrive?
«J’adorerais, mais c’est compliqué, ce que vous me demandez. J’ai vécu deux éditions du Burning Man, un festival dans le Nevada où il n’y a pas de connexion internet. Et c’est assez rafraîchissant de vivre sans son téléphone pendant une semaine.
Si la technologie continue à évoluer, il y aura certainement des offres pour aller à la campagne dans le nord du Luxembourg afin de se déconnecter pendant 4 ou 5 jours, et profiter de la nature, être un peu moins devant les écrans.
Vous ne mettez jamais un coup de frein à vos activités?
«Le digital, c’est un peu comme le vélo: si vous vous arrêtez, cela ne se termine jamais bien.»
Cet article a été rédigé pour le supplément ‘Transformation digitale’ l’édition magazine de qui est parue le 29 avril 2021.
Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine, il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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