Heinrich Kreft, ambassadeur d’Allemagne au Luxembourg, livre ses souvenirs de l’Allemagne divisée puis réunifiée, à l’occasion des 30 ans de la chute du Mur. (Photo: Ambassade d’Allemagne au Luxembourg)

Heinrich Kreft, ambassadeur d’Allemagne au Luxembourg, livre ses souvenirs de l’Allemagne divisée puis réunifiée, à l’occasion des 30 ans de la chute du Mur. (Photo: Ambassade d’Allemagne au Luxembourg)

Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961, le mur de Berlin ne tombera que le 9 novembre 1989, marquant le début de la réunification de l’Allemagne. Heinrich Kreft, ambassadeur d’Allemagne au Luxembourg, livre ses souvenirs du pays divisé puis réunifié, à l’occasion des 30 ans de la chute du Mur.

La construction du mur de Berlin est précédée de la division du pays en quatre zones d’occupation (soviétique, américaine, britannique et française) à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avant la création, en 1949, de la RFA (République fédérale d’Allemagne) et de la RDA (République démocratique allemande).

Après 40 ans de division, la chute du Mur, le 9 novembre 1989, laisse place à la réunification des deux Allemagne, effective le 3 octobre 1990 et désormais date de la fête nationale allemande.

Les stigmates de cette séparation sont encore palpables aujourd’hui, constate Heinrich Kreft, ambassadeur d’Allemagne au Luxembourg. Entretien à l’occasion des 30 ans de la chute du Mur.

Comment avez-vous vécu la période de séparation des deux Allemagne?

Heinrich Kreft.- «Né à la fin des années 1950, je n’ai connu l’Allemagne que comme un pays divisé. Comme j’ai grandi près de la frontière germano-néerlandaise, la ‘Zonengrenze’ – comme on appelait à l’époque la frontière interne à l’Allemagne – était loin. Pendant mes études, je suis allé une fois en RDA et plusieurs fois à Berlin-Est.

Ce n’est qu’après mes études, lorsque j’ai vécu six mois à Berlin-Ouest, que j’ai appris à mieux connaître le vieux centre de Berlin, situé à l’est de la ville. Mais les trajets sur les routes qui menaient à Berlin et le voyage en S-Bahn (train régional, ndlr) dans l’est de la ville avaient toujours quelque chose d’oppressant.

Vous souvenez-vous où vous étiez le 9 novembre 1989?

«Le 9 novembre 1989, j’étais à La Paz, en Bolivie. En 1988, j’ai été muté à l’ambassade d’Allemagne à La Paz, et à l’été 1989, c’était la première fois que nous revenions passer les vacances en Allemagne.

Fin juillet, je suis retourné à Berlin-Est. Les dirigeants de la RDA avaient ‘nettoyé’ Berlin-Est en prévision du 40e anniversaire de la création de l’État (la RDA fêtait ses 40 ans le 7 octobre 1989, ndlr).

Nous avons passé les semaines suivantes avec notre petit garçon près de Hambourg et dans ma ville natale, dans la région du Münsterland. Depuis là-bas, nous avons suivi les manifestations en RDA à la télévision, le pique-nique paneuropéen en Hongrie à la frontière avec l’Autriche, et l’ouverture de la barrière frontalière, ainsi que le drame dans le jardin de l’ambassade de la RFA à Prague, où plusieurs milliers de citoyens de la RDA s’étaient réfugiés.

Malheureusement, nous avons dû retourner en Bolivie en octobre, de sorte que je n’ai pu suivre la chute du Mur qu’à la télévision depuis La Paz, sur CNN, en espagnol.

Avez-vous prévu quelque chose de particulier pour fêter les 30 ans de la chute du Mur?

«Oui, je célébrerai le 30e anniversaire de la chute du Mur dans ma ville natale de Borghorst, dans le Münsterland, en même temps que le 60e anniversaire de ma sœur, qui a vu le jour exactement trente ans avant la chute du Mur.

Quelles représentations artistiques de la séparation et/ou de la réunification vous ont touché jusqu’à présent?

«J’ai été impressionné par les nombreux dessins et graffitis sur le mur de Berlin, dont le côté ouest a probablement été pendant des décennies la plus grande ‘œuvre d’art’ du monde. Elle était en constante évolution et constituait donc un miroir de l’époque. Heureusement, une grande partie a été immortalisée dans d’innombrables photographies.

J’ai également été impressionné par les films ‘La Vie des autres’, de Florian Henckel von Donnersmarck, et ‘Good Bye, Lenin!’, de Wolfgang Becker.

Les romans de Christa Wolf et d’autres auteurs de la RDA étaient au programme lorsque j’étais à l’école.

La musique et ) et de Wolf Biermann nous étaient également familières à l’ouest, et étaient jouées lors de fêtes scolaires.

30 ans après, quels sont encore aujourd’hui les stigmates de la séparation de l’Allemagne?

«Les 40 ans de séparation et les antagonismes de la guerre froide ont évidemment laissé des traces dans la mémoire des Allemands. Bien sûr, il y a encore des préjugés de l’Ouest sur l’Est, et vice versa. Tout comme il existe aussi des préjugés par exemple entre la Basse-Saxe et la Bavière, et de manière générale entre les différentes régions d’un État fédéral.

Qu’est-ce que l’élection d’Angela Merkel, qui a grandi dans l’ancienne Allemagne de l’Est, a-t-elle pu changer en matière d’unification de l’Allemagne?

«Angela Merkel est née à Hambourg, mais a déménagé quelques mois après sa naissance en RDA avec ses parents, quand son père s’y est vu attribuer une paroisse protestante. Son élection comme chancelière et, plus tard, celle de l’Allemand de l’Est Joachim Gauck comme président fédéral, ont certainement contribué à l’unité de l’Allemagne.

Il est d’ailleurs étonnant que le fait qu’ils soient originaires de l’ancienne RDA ne joue pas un rôle majeur dans l’opinion des citoyens, à l’ouest comme à l’est du pays.

Bonn, ancienne capitale de l’Allemagne de l’Ouest, a aujourd’hui le statut particulier de «ville fédérale», et plusieurs ministères et administrations y ont toujours leur siège. Des voix se sont élevées récemment pour qu’ils soient rapatriés à Berlin. Qu’en pensez-vous?

«La répartition des ministères entre Berlin et Bonn fait partie de la loi dite ‘Berlin/Bonn’. Cette loi devrait être modifiée si les ministères devaient être réunis à Berlin, ce qui est bien sûr possible en principe.

Dans la pratique, cependant, elle échouerait probablement en raison de la résistance de la région Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et d’autres, au Bundesrat.

Aujourd’hui, Bonn est également devenue un siège important pour l’Onu et d’autres organisations et institutions internationales, en particulier dans le domaine de la coopération au développement. C’est pour cette raison, notamment, qu’un départ du ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement de Bonn ferait l’objet d’une incompréhension.

D’un point de vue économique, l’ancienne Allemagne de l’Est est toujours à la traîne. Comment cela s’explique-t-il historiquement?

«La RFA et la RDA se sont développées différemment en 40 ans de séparation, les Allemands de l’Ouest ayant clairement les meilleures chances de prendre un bon départ en 1945.

Alors que la RDA cherchait ou devait chercher son salut dans son isolement d’avec l’Occident, symbolisé par la construction du Mur, la RFA s’est intégrée avec grand succès aux nouvelles institutions européennes et à l’économie mondiale.

Le modèle économique étatiste-socialiste a conduit la RDA au déclin au plus tard à partir des années 1970, et finalement, à l’effondrement économique.

La fracture économique entre l’est et l’ouest est l’une des raisons – mais certainement pas la seule – de la montée en puissance de l’AfD.
Heinrich Kreft

Heinrich Kreftambassadeur d’Allemagne au Luxembourg

«Au moment de la réunification, la RDA était pratiquement en faillite et la plupart de ses entreprises n’avaient aucune chance de survie dans les conditions de marché de l’époque en raison de leur manque de compétitivité. En conséquence, les nouveaux Länder ne disposent toujours pas d’un ‘Mittelstand’ (réseau de PME, ndlr) large et indépendant, qui constitue la colonne vertébrale de l’économie et de l’emploi en Allemagne occidentale, mais aussi au Luxembourg et dans de nombreux autres pays.

C’est l’une des principales raisons pour laquelle, malgré de nombreux ‘paysages florissants’ (‘blühende Landschaften’, référence à l’expression utilisée par Helmut Kohl dans un discours historique en juillet 1990, promettant le renouveau économique de la RDA, ndlr) – comme par exemple les métropoles saxonnes de Leipzig et de Dresde, une grande partie de la Thuringe, la côte baltique de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale ou la banlieue de Berlin –, le processus d’harmonisation économique et sociale entre l’est et l’ouest ne s’est pas encore entièrement réalisé.

Toutefois, il existe également des différences considérables entre les Länder de l’ouest eux-mêmes, tout comme entre les régions et les communes du Luxembourg.

La fracture économique entre l’est et l’ouest est l’une des raisons – mais certainement pas la seule – de la montée en puissance de l’AfD (Alternative für Deutschland, parti d’extrême droite, ndlr), qui est ressorti comme le deuxième parti le plus fort lors des élections régionales de septembre et octobre 2019 en Saxe, au Brandebourg et plus récemment en Thuringe.

Comprenez-vous les Allemands «ostalgiques» (nostalgiques de la RDA)?

«La nostalgie n’existe pas seulement à l’est. Le phénomène du ‘c’était mieux avant’ est aujourd’hui observé dans de nombreuses sociétés. Mais si vous questionnez les gens de manière plus précise, beaucoup ne veulent pas revenir en arrière.

Néanmoins, beaucoup de gens en Allemagne de l’Est estiment que la liberté et la démocratie sont épuisantes! Car ils doivent prendre davantage de décisions: depuis le nombre exubérant de produits au supermarché, jusqu’aux candidats aux élections.

À l’époque de la chute du mur de Berlin, il ne fait aucun doute que l’écrasante majorité des citoyens de la RDA voulaient la liberté et la démocratie en plus de la prospérité, comme les citoyens de l’Ouest. Cependant, on peut douter à juste titre que la plupart d’entre eux aient eu une idée précise de ce que cela signifierait pour eux personnellement.

Tout comme la mondialisation fait aujourd’hui peur à beaucoup en Europe, de nombreux citoyens d’Allemagne de l’Est se sentent dépassés et souhaitent revenir aux temps radieux de la visibilité et de la prévisibilité de la vie quotidienne en RDA.

Je suis convaincu que les différences entre l’est et l’ouest s’estomperont avec le temps, mais ne disparaîtront pas complètement.
Heinrich Kreft

Heinrich Kreftambassadeur d’Allemagne au Luxembourg

Les clivages vont-ils peu à peu se résorber avec les nouvelles générations?

«Je suis convaincu que les différences entre l’est et l’ouest s’estomperont avec le temps, mais ne disparaîtront pas complètement. Certaines différences sont structurelles et difficiles à résorber.

À l’ouest aussi, il existe de grandes différences, par exemple entre la Frise orientale (côtes de la mer des Wadden, au nord-ouest du pays, ndlr) et la Haute-Bavière.

Non seulement de nombreux Allemands de l’Est se sont installés en Bavière et dans le Bade-Wurtemberg, mais beaucoup d’Allemands de l’Ouest des Länder du nord y ont aussi déménagé.

Au cours du processus d’unification, des erreurs ont certainement été commises. Et c’est compréhensible, puisqu’il s’agissait d’une entreprise sans précédent. En particulier, les carrières des anciens citoyens de la RDA n’ont pas été suffisamment bien prises en compte. Nous pouvons et devons tous apprendre les uns des autres.

Les Allemands de l’Est et les Européens de l’Est ont au moins une expérience précieuse par rapport aux occidentaux: ils savent s’adapter aux bouleversements sociaux massifs. Une expérience qui pourrait nous aider tous à maîtriser les nouveaux défis à relever, liés à l’accélération de la mondialisation et en particulier à la numérisation.»

L’œuvre d’art aérienne «Visions in motion», de l’artiste Patrick Shearn, est installée du 2 au 10 novembre à la porte de Brandebourg pour célébrer les 30 ans de la chute du Mur. Elle rassemble des messages écrits sur des rubans par des habitants de toute l’Allemagne.