Laurent Loschetter  est managing partner de la salle de concerts de l’Atelier. (Photo: Romain Gamba / archives Maison Moderne)

Laurent Loschetter  est managing partner de la salle de concerts de l’Atelier. (Photo: Romain Gamba / archives Maison Moderne)

En 26 ans, je pensais bien la connaître, cette salle située au creux de la rue de Hollerich. D’abord pour l’avoir découverte un jour de bouchon, puis, poussé par la curiosité, ma première rencontre avec cet espace vide.

Six jours pour convaincre une bande de copains de tenter ce pari fou, une salle de concerts privée en plein centre-ville, six mois de travaux enthousiastes afin de faire éclore notre concept baigné dans une complète méconnaissance du métier. C’est à ce moment que nous construisons la fameuse scène triangulaire unique sur le circuit (merci Ferd) et, avec un culot monstre, nous sommes allés à Londres booker des artistes dont on ne connaissait que le nom (merci Petz).

Je l’ai vu grandir quand nous avons d’abord ajouté la partie gauche avec les nouvelles loges, puis la partie droite avec nos bureaux. Je l’ai vu rétrécir quand nous avons abandonné l’idée du bistrot adjacent, le feu Soul Kitchen.

L’équipe qui la pouponne a bien évolué en 26 ans. De la joyeuse bande de copains, on est passé à une équipe de pros, des gens incroyables, jamais fatigués d’accepter de nouveaux défis dans les plaines de Roeser ou à la Rockhal en passant par Luxexpo et Neimënster quand notre «home sweet home» devenait trop petite. Mais toujours ce sentiment de revenir à la maison quand nous produisions un concert à l’Atelier, chez nous.

La salle a ses manies, ses bonnes et mauvaises habitudes, ses rites, ses secrets.

Le jour d’un concert, elle est chaotique comme la chambre d’un adolescent en pleine crise de puberté. Juste avant l’ouverture des portes (au public), elle est nerveuse comme une amoureuse avant son premier rendez-vous. Elle passe en mode «social animal» jusqu’à ce que l’artiste prenne la scène… et le public. Là, elle se met en recul, comme une discrète rombière qui observe ses invités, les jauge. La salle est sans pitié. Elle peut être revancharde avec un artiste qui n’est pas honnête, la sentence est immédiate. Cependant, quand la musique et le public ne font qu’un, la salle les rejoint: c’est le moment magique.

Après le concert, elle ressemble à une dame un peu âgée rentrant d’une boîte de nuit (ou d’un bar à vins de la Ville Haute), fatiguée, sans fard, mais heureuse.

Elle sait charmer aussi, son équipe de toute façon conquise, son public qui adore y venir, malgré ses défauts, ou peut-être à cause d’eux. Ce public, que nous aimons tant, qui y dépose à chaque passage un peu de son vécu, qui y laisse ses souvenirs collectifs, souvenirs qui se transforment en énergie dont elle regorge.

Elle charme aussi les artistes, qui en redemandent, malgré sa petitesse, malgré la pression financière qui les poussent vers des lieux plus grands, plus rentables. Certains artistes ne veulent qu’elle, comme Machine Head qui y a joué neuf fois à guichets fermés.

Aujourd’hui, un an jour pour jour après avoir accueilli son public pour la dernière fois, la salle est triste, seule.

Là où, avant la crise, chaque semaine, deux à trois concerts attiraient des milliers de spectateurs avec leurs décibels, odeurs de bière et de foodtrucks, seule reste aujourd’hui une légère odeur de brûlé, vestige de l’incendie de septembre dernier.

Mais le pire, c’est le silence, un silence profond, infini. Même pas un amplificateur qui ronronne quelque part sur scène, pas un frigo qui s’enclenche. Rien. Un silence pétrifié, à se demander si, un jour, du bruit sera de nouveau acceptable dans cette salle qui en a produit tant.

Le désordre général résiste aux tentatives de rangement – à quoi bon, vu qu’aucune date de reprise de l’activité n’est en vue. On n’ose pas trop toucher aux choses, à cette tasse de café qui trône sur la régie son, comme sur la scène d’un crime.

Désertée par son équipe qui préfère se voir de temps en temps à la cafétéria à côté, désertée par son public qui n’a plus le droit de la visiter, désertée par les artistes qui sont confinés.

Elle est battue par KO par un mal invisible.

En 26 ans, je pensais bien la connaître, cette salle. Aujourd’hui, je la découvre blessée, fragile. Ses équipements croupissent, vieillissent mal. Pour la première fois, et ce malgré les crises qu’elle a traversées, je pense que son pronostic vital est engagé.

En attendant un vaccin sous forme de liquidités de la part des autorités, et en signe de reconnaissance et de respect, nous, les cinq associés et toute l’équipe autour de nous, avons décidé de porter notre salle, l’Atelier, à bout de bras.

On a décidé de lui refaire une beauté – pas seulement un maquillage vite fait avant de sortir, non, mais une vraie cure de jouvence incluant un renouveau complet des fonctions vitales telles que le son et lumière, et beaucoup de chirurgie esthétique au niveau de l’accueil de ses clients, comme les bars et la cour. Au prochain concert, ce sera une jeune femme fringante de 26 (?) ans qui vous accueillera!

En tout cas on l’espère, on lui doit bien cela, pour tout ce qu’elle nous a donné.