Kevin Muhlen lors du vernissage du pavillon luxembourgeois à la dernière Biennale de Venise. (Photo: Andy Davison)

Kevin Muhlen lors du vernissage du pavillon luxembourgeois à la dernière Biennale de Venise. (Photo: Andy Davison)

Juste avant la présentation de la programmation 2020 du Casino Luxembourg, Paperjam a interviewé Kevin Muhlen qui fête cette année ses 10 ans à la direction de cette institution culturelle dédiée à la création artistique contemporaine.

Cela fait 10 ans que vous êtes à la direction du Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain. Comment avez-vous perçu cette décennie?

.- «Ces 10 dernières années sont passées vite, et beaucoup de choses ont été réalisées. Elles se sont passées aussi vite que est arrivée.

Il est vrai que votre nomination était un peu singulière, sans offre ouverte, plutôt comme une passation de pouvoir interne, un relai de maître à élève.

«C’est vrai, en quelque sorte. C’est au Casino que j’ai commencé ma carrière en tant qu’assistant et que j’ai appris un maximum de choses, avec Enrico Lunghi et l’équipe du Casino en place à ce moment-là. C’est arrivé vite, mais c’est une opportunité qui se présentait à moi et que j’ai saisie. C’était un challenge intéressant, même si bien évidemment je me suis posé des questions.

Le Casino avait été dirigé depuis sa création par Enrico, ce qui marque forcément. De plus, le Casino bénéficiait d’une place particulière dans le paysage de l’art contemporain au Luxembourg et à l’international, car le Mudam n’était pas encore actif. Mais j’ai beaucoup appris, vite certes, mais avec plaisir. En faisant des erreurs, inévitablement, mais aussi en prenant confiance en moi, en suivant mon intuition, en profitant des rencontres que je faisais.

Suite à votre nomination, quels sont les premiers changements que vous avez souhaité mettre en place?

«J’ai rapidement développé les , car il me semble important de pouvoir développer l’échange avec eux sur une longue période. J’ai aussi choisi de recentrer la programmation sur les monographies, car c’est un format d’exposition avec lequel je me sens plus à l’aise qu’avec les formats thématiques. J’ai construit mon travail sur des bases qui me permettaient d’avoir confiance en moi et d’avancer de manière positive.

J’ai aussi choisi de recentrer la programmation sur les monographies, car c’est un format d’exposition avec lequel je me sens plus à l’aise.

Kevin MuhlendirecteurCasino Luxembourg

Quelle direction avez-vous voulu donner à votre programmation?

«J’ai tout d’abord cherché à élargir mon réseau: j’ai prospecté, beaucoup voyagé, fait des visites d’ateliers, des rencontres avec des collègues d’autres institutions. Au fur et à mesure, j’ai découvert d’autres personnes, d’autres scènes que je trouvais intéressantes et que j’ai continué à côtoyer sur le plus long terme. Les choses se sont faites de manière organique, sans fausse promesse ni engagement stratégique face aux artistes. J’ai essayé de construire mes relations de manière authentique.

En plus de suivre mon intuition, j’ai cherché des positions complémentaires pour avoir un panorama plus vaste et diversifié, mais avec des points d’attache qui restent identifiables. Au début par exemple, j’ai été attiré par des questions radicales de vide, de remise en question de l’institution et du concept de l’exposition. C’est dans cette perspective que j’ai présenté le travail de Pascal Grandmaison dont l’art est très dépouillé, ou celui de Wesley Meuris qui remet en question l’exposition.

Mais j’ai aussi senti que je devais explorer d’autres pistes, contrebalancer avec des propositions moins attendues pour le Casino, comme l’exposition de Bruno Peinado avec ses références plus pop, ou et Elodie Lesourd qui travaillent des médiums comme la peinture ou une esthétique beaucoup plus bariolée. Comme je suis aussi musicien, je me suis naturellement intéressé à des questions liées au son, mais le son en tant que matière, comme porteur de message, de parole, de questions sociopolitiques, d’autres enjeux que ceux de la musicalité.

Est-ce qu’il y avait aussi une envie d’aller explorer des scènes moins connues en Europe, comme celles du Canada ou de Taïwan?

«Oui certainement. Cela m’intéresse de montrer des artistes qu’on ne voit pas partout, mais je n’y suis pas allé spécifiquement pour cela. J’ai simplement développé mon réseau dans ces pays à l’occasion de voyages. J’y ai alors fait de la prospection, parce que j’ai été invité à venir travailler et que j’y ai côtoyé la scène artistique de manière plus approfondie.

Les scènes artistiques de Taïwan et Québec m’ont interpelé aussi parce que j’ai senti des similitudes avec la scène luxembourgeoise: ce sont des petites scènes, voisines de grandes scènes, avec des passés historiques marqués par des dominations successives, une scène artistique entre conservatisme et engagement, interrogeant des questions identitaires. Ces expériences m’ont aussi permis de découvrir de nouvelles esthétiques, d’autres enjeux et ainsi de présenter des artistes encore peu présents ici. Et puis nous avons établi de nouveaux partenariats avec des institutions là-bas, ce qui a renforcé les échanges.

Avec votre arrivée, c’est aussi un autre style de management qui a été mis en place, plus discret…

«C’est simplement lié à mon caractère. C’est un métier dans lequel il y a beaucoup de représentation, et il faut donc trouver un juste équilibre à cela, pour ne pas se perdre. Je préfère donner un reflet réaliste de qui je suis. Pour moi, c’est simplement naturel d’être plus en retrait.

Au sein de l’équipe, il m’importe de pouvoir être à leurs côtés, et de ne pas être le seul représentant de l’institution. Cela vient aussi certainement du fait que j’ai fait partie de l’équipe avant. Quand on monte l’échelle progressivement, on a toujours fait partie de l’équipe, finalement. Mais en tant que directeur, il faut quand même trouver un nouveau positionnement. Cela demande un peu de temps.

Je suis aussi très content des résidences d’artistes qu’on a pu mettre en place, et même si cela a beaucoup évolué au fil du temps.

Kevin MuhlendirecteurCasino Luxembourg

En regardant rétrospectivement ces 10 dernières années, quels sont les projets ou actions dont vous êtes le plus fier?

«Il y a des projets artistiques dont je suis fier et content qu’on les ait faits, parce que c’était des paris audacieux. Certains n’ont pas tout à fait pris la direction qu’on attendait, mais ils répondaient aux attentes et aux enjeux d’un centre d’art comme le Casino. Je pense notamment à ‘Making of’, que je referais complètement différemment si je devais le refaire aujourd’hui, mais qui était un vrai challenge pour l’institution, une confrontation avec la réalité, avec les artistes, une remise en question du format d’exposition. Des liens forts se sont créés à ce moment-là.

C’était un signal d’ouverture vers la création luxembourgeoise de la part du Casino. Je reste très content de cette expérience et de ce qu’on en a appris, avec des moments difficiles, mais aussi très joyeux et pleins de solidarité et de générosité.

Je suis aussi très content des résidences d’artistes qu’on a pu mettre en place, et même si cela a beaucoup évolué au fil du temps. Il m’importe que cela reste présent dans l’identité du Casino, et je cherche à les ramener sur le devant de la programmation.

Et à l’inverse, des projets que vous estimez ratés?

«Il y a une exposition que je ferai très différemment aujourd’hui, qui est ‘Ceci n’est pas un Casino’. C’était un bon point de départ, mais je pense qu’elle aurait pu être beaucoup plus développée.

Vue de l’œuvre de Jacob Dahlgren, «I, the World, Things, Life», 2007, présentée dans l’exposition «Ceci n’est pas un Casino». (Photo: Jessica Theis)

Vue de l’œuvre de Jacob Dahlgren, «I, the World, Things, Life», 2007, présentée dans l’exposition «Ceci n’est pas un Casino». (Photo: Jessica Theis)

La fréquentation est relativement stable ces 10 dernières années, oscillant autour de 14.000 visiteurs par an pour les expositions. Est-ce une bonne ou une mauvaise constatation?

«On se dit toujours qu’on pourrait mieux faire, mais si on observe le contexte et l’élargissement de l’offre culturelle ces dix dernières années, c’est plutôt un bon constat, car on maintient un certain cap, malgré beaucoup de changements. Cela montre aussi que nous avons un public fidèle. C’est donc à considérer de manière positive.

Est-ce que cette question de la fréquentation fait partie de vos priorités?

«Non, ce n’est pas ma priorité. Évidemment, cela m’intéresse de savoir quelle est la fréquentation d’une exposition ou quels sont les retours du public par rapport à une exposition, mais je ne définis pas la programmation en fonction d’un objectif de fréquentation. Par contre, nous veillons toujours à avoir une offre de médiation la plus large possible, comme des visites guidées pour tous les publics, les livrets ‘Parcours’ ou le Casino Channel.

Nous veillons aussi à mettre en place un programme culturel riche, qui permet d’être confronté à d’autres formes de créations comme la musique contemporaine. Ce souci de présenter la richesse de la création contemporaine est toujours présent. En 2016, avec la redéfinition des salles d’expositions, cela s’est développé encore plus intensément en ouvrant différents espaces.

Le Casino Luxembourg met en place de nombreuses actions de médiation, dont un accompagnement pour le jeune public. (Photo: Lala La Photo)

Le Casino Luxembourg met en place de nombreuses actions de médiation, dont un accompagnement pour le jeune public. (Photo: Lala La Photo)

Depuis que le Casino est devenu entièrement gratuit, est-ce que cela a modifié les comportements des visiteurs?

«, nous avons observé une baisse de la fréquentation des expositions. D’où l’initiative de faire tout le Casino en accès libre, ce qui a rééquilibré la fréquentation, mais sans faire de grande différence. Les personnes ne se sont pas ruées sur le Casino parce que c’était devenu gratuit.

Le respect face à l’exposition et l’intérêt pour notre programmation restent présents. Cette gratuité est plus un positionnement de notre part. Nous souhaitons être un lieu vivant, ouvert à tous, convivial et généreux. C’est pour cela que nous sommes allés de l’avant, vers le public, en leur offrant l’entrée. Actuellement, nous menons une réflexion sur l’intérêt de mettre en place une tarification pour l’événementiel, comme les concerts ou les conférences.

C’est en fait une programmation dense avec des projets à des échelles différentes.

Kevin Muhlendirecteur Casino Luxembourg

Il est vrai que la programmation ne se limite pas aux expositions présentées à l’étage.

«Absolument! Nous avons de nombreuses projections qui sont proposées dans la Black Box, des cycles de conférences, des projets dans l’espace public, des collaborations avec le Luxembourg City Film Festival, mais aussi de nombreuses collaborations à l’international. J’ai réalisé, par exemple, plusieurs commissariats à l’international où j’ai fait venir des artistes luxembourgeois. Cela participe à un travail d’export de nos talents artistiques.

Ces opportunités permettent aussi de travailler avec les artistes dans un autre contexte que ce que le Casino peut offrir dans ses propres locaux. Et en le faisant à l’étranger, les artistes profitent d’un autre réseau. Il y a eu beaucoup d’efforts réalisés dans cette direction: des screening avec Argos à Bruxelles, des expositions à la Fonderie Darling à Montréal, à TheCube Project Space de Taipei, au Neuer Kunstverein Aschaffenburg, etc..

Plusieurs projets ne sont pas nécessairement visibles pour le public luxembourgeois, mais contribuent au rayonnement du Casino et occupent beaucoup nos équipes au quotidien. C’est en fait une programmation dense avec des projets à des échelles différentes.

Concernant la question budgétaire, est-ce que cette ligne a évolué en 10 ans?

«Au niveau de la dotation du ministère de la Culture, nous sommes dans une progression stable, nous avons été augmentés régulièrement. Je pense que le ministère est conscient que l’institution grandit et que nous devons avoir des moyens proportionnels à cette croissance, aussi que les coûts et les prestations sont plus chers qu’il y a 10 ans. Nous avons donc une courbe douce, mais crescendo.

Par contre, un déséquilibre s’est créé naturellement avec le temps entre la masse salariale et les budgets pour la programmation, tout en restant dans un rapport équilibré et sain. Nous conservons toutefois un budget suffisant pour travailler, qui ne freine pas les élans artistiques.

Là où nous pourrions mieux faire, c’est sur le sponsoring. Nous avons déjà du soutien privé pour les projets spécifiques, mais nous pourrions certainement avoir plus de soutien au niveau de l’institution en elle-même. Nous y travaillons activement.

Est-ce que la présence du Mudam a changé des choses pour le Casino?

«Nous ne sommes pas dans les mêmes rapports en termes de taille d’institution ou de missions. Par ailleurs, je constate que le Mudam bénéficie d’une plus grande visibilité que le Casino, ce qui s’explique en partie par le fait que nous ne disposons pas des mêmes budgets ou moyens pour la communication.

Pour essayer de pallier cela,  et veut remettre son nom plus en avant pour une meilleure identification. Le grand public connaît certainement plus le Mudam que le Casino, mais à la Nuit des musées par exemple, nous faisons quand même le plein!

Au niveau artistique, il n’y a pas de concurrence entre nous, car le Casino et le Mudam sont complémentaires. Le Casino, qui n’a pas de collection, peut se permettre d’être plus expérimental, prendre plus de risques que le Mudam. Nous fonctionnons très bien comme cela.

Est-ce toujours d’actualité de faire du Casino un établissement public?

«Oui, les discussions sont toujours en cours. Rien n’est arrêté, nous sommes dans des phases d’évaluation de cas de figure. Cette évolution pourrait nous apporter une pérennité institutionnelle, une identification plus forte avec le ministère de la Culture, là où nous sommes encore qu’une association subventionnée par le ministère de la Culture. Au niveau de la programmation et du fonctionnement du lieu, cela ne changerait pas grand-chose. C’est pour cela que nous étudions encore les pour et les contre du changement de statut.

À partir de 2020, le ministère de la Culture nous a confié la gestion du Konschthaus beim Engel.

Kevin MuhlendirecteurCasino Luxembourg

Vers où va le Casino?

«À partir de 2020, le ministère de la Culture nous a confié la gestion du Konschthaus beim Engel, ce qui représente un nouveau défi pour nous. Nous allons explorer des sujets dont nous nous sommes peu occupés jusqu’à présent, à savoir les échanges avec les écoles d’art, la prospection au niveau de la très jeune création. Nous allons porter nos réflexions sur la façon dont construire une carrière d’artiste, la manière dont l’institution accompagne les très jeunes artistes.

Pour le Casino, c’est aussi l’occasion d’être rattaché à la jeune génération, aux enjeux actuels et à ceux qui vont suivre. Je pense qu’on va un peu tâtonner au début, avant de trouver un fonctionnement précis, mais c’est un projet intéressant.

Sur le plus long terme, c’est difficile à définir. Il y a les questions administratives dont on a déjà parlé avec l’établissement public. D’un point de vue artistique, il faut rester audacieux, ouvert à la prise de risque, à l’échange avec d’autres personnes, à des commissaires invités, aux jeunes artistes, aux nouvelles scènes. Il faut toujours se remettre en question et garder en tête l’importance de l’aujourd’hui et du demain. Ne pas avoir peur de faire des erreurs, car cela fait partie d’une position expérimentale, de surprendre le public avec des propositions qu’on n’attendrait pas, poursuivre la transdisciplinarité, montrer tous les enjeux de la création contemporaine.

Et vous personnellement, avez-vous toujours envie de poursuivre cette aventure?

«J’ai fait le constat qu’après 10 ans de nombreuses signatures de commissariat, il était temps d’impliquer plus de personnes de l’équipe qui manifestent l’envie de participer aux commissariats, et aussi de réaliser plus de projets avec des commissaires invités, des partenariats ou du co-commissariat.

J’estime que c’est important de faire entrer de nouvelles idées, la nouvelle génération, de montrer d’autres enjeux. En 2016, j’ai repris la direction générale du Casino, ce qui est une autre mission qu’uniquement la direction artistique. Pour que je puisse réaliser correctement mon travail, il faut aussi que le programme soit ouvert à d’autres personnes.»