Pour le vingtième anniversaire de Mangrove Capital Partners, Mark Tluszcz a lancé un sixième fonds à 200 millions d’euros. Pour 30 start-up triées sur le volet. (Photo: Archives Maison Moderne)

Pour le vingtième anniversaire de Mangrove Capital Partners, Mark Tluszcz a lancé un sixième fonds à 200 millions d’euros. Pour 30 start-up triées sur le volet. (Photo: Archives Maison Moderne)

Mangrove Capital Partners a célébré son vingtième anniversaire avec un sixième fonds d’investissement à 200 millions d’euros et une cotation en bourse, au Nasdaq, pour sa cinquième licorne, WalkMe, mercredi. En 20 ans, le CEO et son équipe ont mis un ticket dans 125 projets.

Il a dit non. Que ça n’intéressait personne. Mais très vite, le CEO de Mangrove Capital Partners, Mark Tluszcz, s’est ravisé. Aussi intarissable qu’humble sur la manière dont le VC va à la rencontre des entrepreneurs pour décider de construire – aussi souvent que possible – des success-stories.

Mark Tluszcz, donnez-moi votre secret! C’est quoi, la «secret sauce»?

Mark Tluszcz. – «Il n’y a pas vraiment de grand secret. Nous existons pour une seule raison en tant que gestionnaires de fonds: gagner de l’argent pour nos actionnaires. Qu’ils soient rémunérés correctement pour le risque qu’ils prennent. D’un point de vue culturel, dans l’entreprise, c’est l’étoile Polaire, qui veut que nous tirions un rendement de la construction d’un portefeuille.»

Ils doivent être contents, avec des retours sur investissement de près de 25% par an… Jamais ils ne vous demandent où vous rangez votre boule de cristal?

«D’abord, est-ce qu’on a une boule de cristal qui, quelque part, fonctionne? Notre job est d’investir aujourd’hui, comme avec WalkMe pour que, dans dix ans, le marché dise ‘ah oui, ça, c’était pas mal!’. Mais le jour où vous investissez, les gens vous disent que vous êtes complètement fous, que cette idée-là ne marchera pas. Chez Mangrove, nous distinguons opinions et convictions.

Tout le monde a une opinion sur tout, c’est facile. La conviction, c’est quand vous êtes réellement prêts à mettre de l’argent. Il faut d’abord avoir des thèses, avoir sa propre boule de cristal. Peut-on prédire les grandes tendances du futur? Mais ça, c’est beaucoup de travail! Les gens pensent que je me lève et que j’ai l’idée… Non, c’est beaucoup de travail pour articuler le comment et le pourquoi. Ces réflexions sont sur notre blog, tous les 12 ou 18 mois. Sur la santé, il y a cinq ans, nous nous sommes posé la question: ‘Est-ce qu’on a quelque chose à faire dans le monde de la santé?’ Cette boule de cristal se travaille constamment. C’est un challenge d’entreprise.

C’est quoi ce travail? De la lecture, la lecture de rapports, la rencontre avec des gens au sein de certains écosystèmes?

«C’est une combinaison de tout cela. D’abord, des entretiens avec des gens qui sont dans l’innovation. Par exemple, au sujet de la santé, je ne vais surtout pas aller parler à des médecins. En général, les entreprises existantes, les leaders, ne sont pas intéressées par l’innovation. L’innovation, en général, ça tue les marges. Il ne faut surtout pas faire ça. Alors, on va éviter tout cet écosystème! Nous commençons avec une page vierge. Comment pourrait-on réimaginer cet univers-là?

C’est un exercice intellectuel que nous devons faire, que les gens dans notre équipe vont faire de manière différente les uns des autres. Certains vont passer du temps à lire beaucoup de bouquins sur l’innovation, absorber ces idées-là et en tirer leurs propres leçons, pour nous. Au départ, il y a quelqu’un dans notre équipe qui va dire: ‘Je pense qu’il est temps de réfléchir à la santé.’ Tout le reste de l’équipe va demander à quoi ça sert. Dès que deux personnes s’intéressent au sujet, nous y mettons les moyens. Une partie de l’équipe va creuser et l’autre moitié va jouer les sceptiques. Ça devient un débat. Il nous faut voir des opportunités, réelles, puisque ces rapports ont pour but d’alimenter cette boule de cristal. Il y a cinq ans que nous sommes convaincus que nous devions être présents dans la santé parce qu’internet et le logiciel vont permettre de faire quelque chose d’intéressant.

Dans cinq ans, on nous vendra des ordinateurs où il n’y aura plus de clavier.
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

Ça doit être difficile d’avoir une vue à 360° de tous les secteurs qui vont se réinventer. Ils sont en concurrence les uns avec les autres, du coup?

«Nous avons une stratégie d’investissement. Nous investissons dans le très ‘early stage’. Il y a des fois où nous nous rendons compte que nous avons raté une industrie parce que maintenant, toutes les bonnes entreprises ont déjà cinq ans, elles commencent à être au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Nous devons non seulement prédire les tendances, mais les prédire suffisamment en avance pour que nous puissions investir à des valorisations qui soient bien pour nous.

L’exemple de la santé n’est pas mal. Il y a cinq ans, il y avait très peu de concurrents qui investissaient. L’analogie du surfeur est intéressante. Il y a une vague, si vous êtes bien en amont de la vague, c’est bien, mais il ne faut surtout pas ramer trop, sinon vous allez vous fatiguer! Vous pouvez investir beaucoup trop tôt. Ou vous pouvez investir trop tard. Quand la vague a commencé à casser, ça ne marchera pas. Le premier challenge est de trouver le bon moment, les facteurs technologiques. En 2010, pour la santé, cela aurait été beaucoup trop tôt: les technologies de ‘machine learning’ et d’intelligence artificielle n’étaient pas au point. En 2015, on s’est dit qu’on commençait à voir les facteurs qui nous permettaient de faire ce que nous voulions faire. En 2021, nous sommes récompensés par ce risque pris en 2015.

Prenez la voix comme système d’interface à une technologie. On a tous regardé les films de ‘Star Trek’ quand on était jeune, où on parlait directement à un ordinateur. Ça fait 20 ans qu’on nous dit que ce truc-là, ça va venir. On y est. Dans cinq ans, on nous vendra des ordinateurs où il n’y aura plus de clavier. Le monde du capital-risque est divisé sur ce sujet, aujourd’hui, entre un clan qui dit que la voix comme interface, ce n’est qu’une possibilité d’un produit, et l’autre qui dit que ça va être un changement spectaculaire dans la manière dont nous interagissons. En tant qu’investisseurs, nous devons nous positionner. Il faut avoir des gens qui ont beaucoup d’expérience autour de nous, mais aussi beaucoup de jeunes, qui comprennent les tendances actuelles. Les vieux comme moi, on ne comprend pas forcément ce qui sera cool demain.

Une fois le secteur défini, il faut trouver la start-up qui entre dans la cible?

«Après, peu importe l’idée que vous allez financer. 50% du choix va porter sur l’individu. Une fois que nous sommes d’accord sur les secteurs, nous allons être proactifs, pour aller chercher et trouver les entrepreneurs. C’est une démarche où toute l’équipe a l’obligation de trouver les meilleures boîtes dans chaque secteur. Est-ce que c’est une personne qui a une vision? Est-ce qu’on pense qu’ils sont capables, dans la durée, de créer quelque chose? Est-ce qu’on pense pouvoir leur faire confiance? C’est rentrer dans une pièce où il y a 50 personnes. Certains sont plus rapides pour dire ‘celui-là, j’aime bien, celui-là j’aime pas’. D’autres ont besoin de parler pendant des heures pour arriver aux mêmes conclusions. C’est un peu ce qu’on doit faire. Il faut savoir collectivement arriver à une solution.

Si on n’a pas 40 à 45% de ratés, c’est qu’on fait mal notre travail!
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

Comment vous gérer la nature humaine? L’orgueil, la vanité, il y a beaucoup de sentiments humains qui font que les hommes changent avec le temps, leurs succès et leurs échecs…

«Nous utilisons le flair. Nous avons des bagarres dans l’équipe sur telle ou telle personne. Dès qu’il y a un doute, collectivement, nous n’y allons pas. Nous avons pu rater des deals à cause de cela. Mais il faut pouvoir se regarder dans la glace. Quand vous vous mariez, vous devez être à 100% convaincu. Nous nous sommes plantés plein de fois, nous avons eu, d’autres fois, pas mal de chance en choisissant les bons. Certains sont meilleurs que d’autres pour décrypter. Nous avons un vote collectif sur le fait que nous allons investir ou pas. 

Est-ce que ça ne freine pas votre capacité à décider?

«C’est le contraire. Ça renforce l’équipe que nous sommes. Personne ne peut jamais dire qu’il savait qu’untel ou untel n’était pas bon, que telle ou telle idée n’était pas bonne. Quand les idées sont bonnes, tout le monde se dit qu’il fait partie de cette décision-là. Nous sommes dans un métier où nous nous plantons beaucoup plus souvent que nous réussissons. Il faut savoir vivre avec la défaite en permanence, c’est un élément de succès. Dès que je fais un nouvel investissement, j’en parle à la maison. Et je le dis à mes enfants qui ont 18 et 20 ans et qui entendent ça depuis qu’ils ont dix ans. Six mois plus tard, ils me disent que je ne parle plus de cette boîte-là… ‘Tu t’es encore une fois planté.’ Le juge le plus cruel, ou presque, est autour de la table à la maison. L’échec, il faut l’accepter.

Jusqu’à quel point vous «institutionnalisez» la prise de risque?

«Nous faisons une trentaine d’investissements par fonds de 200 millions d’euros. On sait dès aujourd’hui, après avoir fait le premier investissement, que si on n’a pas 40 à 45% de ratés, c’est qu’on fait mal notre travail. On ne prend pas assez de risques. En tant que gérant, mon job est d’encourager la prise de risque. C’est facile de venir avec un dossier où il y a un peu moins de risques. Si j’investis là, ça marchera. Notre métier, c’est de prendre beaucoup de risques. Évidemment, l’objectif n’est pas de perdre de l’argent, mais d’en gagner. Si nous ne prenons pas assez de risques, nous n’aurons pas le succès que nos actionnaires attendent.

Tous les collaborateurs de Mangrove savent que quand ils viennent présenter un dossier à toute l’équipe, les premières questions seront: est-ce qu’on prend assez de risques avec cette boîte-là? Est-ce que c’est dans un secteur intéressant? Si tous les investisseurs sont sur ce secteur-là, je ne suis pas certain que ce soit pour nous. Nous devons réfléchir autrement.

WalkMe sera notre deuxième mise qui va en bourse, aujourd’hui, nous avons cinq licornes à notre actif. C’est quand même pas mal.
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

On a eu de la chance chez Mangrove: dans notre premier fonds, il y a eu Skype. Ce qui fait que c’est beaucoup plus facile de parler de prise de risque après. En amont, il faut faire ton premier Skype pour qu’on te lâche! WalkMe sera notre deuxième mise qui va en bourse, aujourd’hui, nous avons cinq licornes à notre actif. C’est quand même pas mal. Nous avons dû faire plus de 120 investissements pour y arriver. Ça fait beaucoup. On a des semi-licornes aussi. Mais la licorne, qui est la référence aujourd’hui, il faut beaucoup travailler pour y arriver.

Le premier truc que vous regardez chez un entrepreneur, c’est quoi?

«Ce qui compte beaucoup, c’est l’analyse de l’entrepreneur. Est-ce qu’il ou elle va être généreux(se) avec ses employés? La notion des stock-options, qui est un élément de rémunération dans les start-up, est importante. Est-ce que cet individu partage les mêmes valeurs que nous? Nous pensons qu’en tant qu’actionnaires, nous devons gagner de l’argent, mais que les employés doivent aussi gagner de l’argent et pas seulement les fondateurs. Par exemple, chez Wix, cotée à presque 20 milliards de dollars, nous avons 500 millionnaires en dollars. Dès le début, nous partagions les mêmes valeurs avec les fondateurs: il faut donner beaucoup d’actions aux employés, il faut les motiver à vouloir tirer la boîte vers le haut. 

Ce n’est pas vraiment exceptionnel… Ça devrait être une ligne de conduite dans tous les business. Même le boucher du coin qui recrute a intérêt à ce que ses employés servent le client du mieux possible…

«Oui, il faudrait que toutes les entreprises comprennent que la force vive d’une entreprise est d’abord l’entrepreneur, mais aussi les employés. Le monde de la technologie américaine est très clair sur ce thème. En Europe, on l’est un peu moins. Au-delà des fondateurs, les employés doivent aussi beaucoup gagner. Selon notre théorie, il faut beaucoup de partage, sinon ça ne sert à rien. Le premier challenge est de trouver l’entrepreneur qui ait l’idée et l’énergie.

Quand je compare par rapport à il y a 20 ans en Europe – parce qu’on a lancé Mangrove il y a 20 ans –, il y a eu un changement incroyable en termes d’ouverture d’esprit des jeunes Européens. On voit de plus en plus de start-up, au Luxembourg aussi. On a fait un gros travail là-dessus pour démontrer qu’on ne doit pas forcément aller aux États-Unis, on peut rester en Europe, on peut aller à Berlin, on peut créer sa start-up en Estonie comme ça a été le cas pour Skype. La beauté d’internet, c’est de pouvoir aller n’importe où pour créer sa boîte.

Dans un deuxième temps, nous sommes en train de voir des entrepreneurs et des investisseurs comme nous qui disent que la deuxième partie de la magie doit prendre, celle des employés. Je connais plein de générations d’entrepreneurs qui ont créé leur boîte entre 2000 et 2015, qui gardaient presque tout pour eux. Ces gens-là se retrouvent aujourd’hui jugés par leurs ex-employés et ce n’est pas très reluisant. Quand il y a de la vraie création de valeur, il faut partager. Et pas seulement via les impôts. Chez nous, c’est noir ou c’est blanc. Tu es prêt à partager ou non, ce n’est pas ‘peut-être, oui, on verra’. On se met d’accord sur une méthode.

Le patron vous plaît, le projet aussi, il se passe quoi?

«Vu que nous investissons très tôt, il est important que nous ayons une participation importante, en général cela correspond à 20% du capital. Nous voyons 2.000 dossiers pour faire 5 investissements par an. Pour arriver de 2.000 à 5, nous avons plein d’occasions de nous tromper. Nous pouvons nous planter dans tous les sens, ça nous arrive. Mais une fois qu’on a nos 5, on a travaillé pour y arriver et nous allons investir. C’est important d’avoir une participation qui va refléter l’effort que nous allons devoir mettre dans cet investissement. Nous ne sommes pas des investisseurs passifs.

On peut toujours avoir des collaborateurs qui ont fait deux ou trois mauvais investissements, qui se sentent mal. Mais c’est une décision collective, ce n’est pas que toi.
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

L’entrepreneur va nous prendre d’abord parce qu’on lui donne de l’argent, mais derrière, nous devons être aussi convaincus qu’il voit de la valeur dans notre réseau, notre expérience. Nous n’avons pas la science infuse, mais quand vous avez fait plus de 125 investissements sur 20 ans, vous avez une certaine expérience, un certain vécu. On sait que l’histoire se répète, qu’on fait les mêmes bêtises régulièrement. Le nouvel entrepreneur va faire ses erreurs et notre objectif est de minimiser ses erreurs parce qu’elles coûtent de l’argent. 20% du capital aussi, parce qu’au fur et à mesure de l’évolution de l’entreprise, elle va lever de plus en plus d’argent et diluer ses actionnaires existants qui ne suivent pas.

Pour un fonds de taille moyenne, de petite taille même comme nous, avec 20% d’un milliard, vous avez repayé le fonds. Avec 20% de 2 milliards, les actionnaires sont contents. Ça n’a pas d’impact, pour vos actionnaires, d’avoir 2%. Certains entrepreneurs, aujourd’hui, disent que le capital-risque est une commodité, qu’il y en a plein sur le marché. C’est vrai. Mais il n’y a pas tellement d’investisseurs qui ont cinq licornes, qui ont fait des boîtes comme Skype, Wix ou WalkMe. Nous apportons une valeur ajoutée. Il faut trouver l’entrepreneur qui valorise aussi ça. 

Et donc, chez vous, tout le monde décide de l’avenir d’une start-up?

«La décision collective est fondamentale à notre existence. C’est ce qui fait qu’une équipe reste une équipe. Il n’y a pas les succès de Mark… On peut toujours avoir des collaborateurs qui ont fait deux ou trois mauvais investissements, qui se sentent mal. Mais c’est une décision collective, ce n’est pas que toi. Vous pouvez vous retrouver très rapidement dans un cercle vicieux d’échec après échec. De 2.000 à 5, c’est difficile d’arriver à ce choix-là. Nous sommes totalement investis à ce moment, financièrement et émotionnellement aussi, c’est très important. Il faut d’abord une thèse d’investissement. Croire que les bonnes idées arrivent à toi… Elles ne viennent jamais. Sur les 2.000 dossiers, il y en a un tiers qui nous viennent spontanément et on investit très rarement dans ces dossiers-là.

Pourquoi?

«Pas parce qu’ils ne sont pas bons. D’un côté, on ne connaît pas la personne, elle n’a pas de référence, ce n’est pas dans un sujet qui nous intéresse. 90% de nos investissements se font dans les deux autres tiers et 10% dans celui-là. Nous partons du principe qu’on doit pouvoir s’expliquer. On en revient toujours au principe de base: comment tu gagnes de l’argent pour tes actionnaires? À la fin, on doit pouvoir justifier pourquoi on fait ça! On a une vraie thèse. Parfois, on se plante. Et on essaie de comprendre pourquoi on s’est planté.

Ce qui me surprend, c’est d’entendre des patrons de start-up qui parlent d’équilibre vie professionnelle-vie personnelle. Si tu penses ça, va travailler dans une banque!
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

Est-ce qu’il y a un élément qui vous fait dire non systématiquement?

«Oui! Il existe quelques critères. On ne va jamais investir dans un projet porté par un couple.

Parce que vous anticipez une séparation et des difficultés?

«S’ils se séparent, ça fait partie du problème. La vie d’une start-up est tellement difficile que quand vous avez quelques fondateurs, c’est très important de discuter ouvertement avec les uns et avec les autres. Quand ils sont en couple, il n’y a plus de collectif. C’est très facile de tomber dans un piège où c’est très vite eux contre toi. Quand vous avez deux entrepreneurs, ils sont proches, mais ce n’est pas pareil. Un autre critère est que les fondateurs, à terme, gagnent plus d’argent que nous. On ne peut pas investir dans une entreprise où les fondateurs ont peu d’actions.

Donc la célèbre équipe de trois ou de quatre, avec ce savant équilibre entre celui qui connaît la technologie, celui qui connaît le développement de marché et celui qui sait parler à tout le monde, vous, non?

«Nous en voyons plein qui sont à quatre. Ils n’ont déjà que 25% chacun au départ. Après quelques tours de financement, ils vont se retrouver avec 5% chacun. Et ils vont commencer à questionner leur motivation à avoir 5% d’une boîte pour laquelle ils se défoncent. Quand nous rentrons, nous devons être certains que les fondateurs sont hyper motivés sur le très long terme. C’est une aventure de 10 ans. Être patron d’une start-up comme ça, ce n’est pas 40 heures par semaine. C’est une vie. Mes attentes, c’est que l’entrepreneur bosse six jours par semaine, quinze heures par jour. Si tu ne fais pas ça, tu n’es absolument pas capable de te différencier. L’avantage d’internet, c’est que tu peux faire cela de n’importe où, le désavantage, c’est qu’il y a 6 milliards de concurrents potentiels. Tu n’es plus au Luxembourg en concurrence avec des Luxembourgeois, mais tu es en concurrence avec des Indiens. Il faut s’engager à 1.000 à l’heure là-dedans.

De temps en temps, ce qui me surprend, c’est d’entendre des patrons de start-up qui parlent d’équilibre vie professionnelle-vie personnelle. Si tu penses ça, va travailler dans une banque! Mais si tu veux réussir dans une start-up, tu dois bosser tout le temps. Nous y sommes prêts! Mais nous ne voulons surtout pas gérer cette entreprise, mais partager notre savoir-faire, la semaine, le samedi ou le dimanche, le soir, le matin ou à chaque fois que la situation l’exige.

Aucune start-up que je connaisse n’a eu de succès, dans laquelle l’entrepreneur pouvait se permettre de ne pas travailler le samedi ou le dimanche et de s’arrêter à 18 heures… Il y en a qui disent qu’ils le font, mais quand tu grattes, tu sais que ce n’est pas vrai. Que ce n’est qu’un beau speech pour attirer des employés… mais ce ne sont pas ces employés-là que tu veux attirer! C’est un métier de jeunes, la moyenne d’âge chez les patrons, c’est 45 ans. La vie, c’est trouver un équilibre entre l’énergie et l’expérience. Chez Wix, l’âge moyen de 5.000 employés est de 24 ans, mais le leadership est plus âgé. Le patron de K Health a 50 ans, mais une énergie incroyable. Lui, c’est six jours et demi par semaine, 15 heures par jour. Grâce à cela, en quatre ans, il a valorisé sa boîte de 10 millions d’euros à 1,5 milliard d’euros. En Europe, les gens ont un peu de mal avec ça.

Deux personnes, c’est la bonne taille?

«Oui, deux, c’est la bonne taille. Trois, il y a un problème, toujours deux contre un. Et quatre, non. Toujours un ou deux deviennent les boulets des autres. Il y en a toujours deux qui bossent beaucoup et deux qui ne bossent pas. Après un an ou deux, ils en ont marre…

D’un côté, vous nouez des relations particulières avec les entrepreneurs, de l’autre, vous devez aussi dire non quand les choses ne se passent pas comme prévu…

«Quand tu gères un fonds comme le nôtre, tu dois être prêt à perdre 35 à 40%. Ça veut dire que dans ta propre équipe, quand quelqu’un vient te dire qu’une boîte est moyenne, mais qu’il faut qu’on lui donne une dernière chance, il faut savoir dire non. Au départ, nous étions nuls. Mais nous avons appris. Ça fait mal. C’est dur. Tu as développé une relation personnelle avec un entrepreneur. Sur un portefeuille d’une trentaine de dossiers, les cinq meilleurs sont évidents tout de suite, les dix qui sont nuls aussi, au bout de 12 mois. Et quinze au milieu, où ce n’est pas sûr. Ils n’ont pas eu le temps de mûrir.

Il y a le Covid. Il y a toujours plein de raisons. Les gens de Mangrove y croient, sont devenus potes avec les entrepreneurs et veulent toujours leur donner une dernière chance. Mais si tu donnes une dernière chance qui va coûter 1 million à 15 boîtes, ça consomme beaucoup de tes ressources d’investissement. Il faut savoir dire non. Nos investisseurs valorisent beaucoup notre capacité à garder de l’argent pour les cinq meilleurs. Ils ont du mal, ils pensent que c’est draconien, qu’il faut savoir donner une dernière chance. Tu peux donner une dernière chance à une ou deux sur les 15, pas plus. Si vous prenez de l’argent de Mangrove, mais que Mangrove n’investit pas la prochaine fois, vous allez avoir du mal à lever de l’argent parce que les gens vont se demander pourquoi nous n’investissons pas. On a eu un certain taux de réussite qui fait que les gens valorisent notre opinion. Les échecs arrivent en 12 à 18 mois. Les gros succès assez vite aussi, en trois ou cinq ans. 

En «very early stage», ça veut dire que vous êtes plus facilement dilués si vous ne suivez pas les tours de table. Ça veut dire que vous remettez de l’argent ensuite?

«Jusqu’à une valorisation de 100 millions, nous continuons à investir. Au-delà, nous n’investissons plus. Nous n’arrivons plus à avoir un impact. En général, ce sont deux tours de financement supplémentaires. Aujourd’hui, nous sommes dans un marché où même 100 millions ne valent plus tellement. Il y a beaucoup d’argent qui chasse les meilleurs deals. Notre premier investissement dans WalkMe, c’était 1 million. Nous en avons investi sept au total. D’où l’intérêt d’avoir une participation importante au départ…

Dans le monde post-Covid, on a l’impression que 5 milliards de valorisation, c’est le 1 milliard de l’Ancien Monde.
Mark Tluszcz

Mark TluszczCEO de Mangrove Capital Partners

Surtout que le déchet, dans le monde des start-up, est quand même important…

«95% des start-up sont vendues – ou non – à moins de 100 millions de dollars! Dans le monde post-Covid, on a l’impression que 5 milliards de valorisation, c’est le 1 milliard de l’Ancien Monde. On a vendu Skype, il y a 15 ans, pour 3 milliards d’euros. Aujourd’hui, vu l’état du marché, ça en vaudrait 50! Les valorisations ont beaucoup bougé. Mais le taux de réussite n’a pas changé. Statistiquement parlant, quand un entrepreneur vous dit de ne pas être trop dur parce que sa boîte vaudra des milliards, ce n’est pas vrai!

Avoir 20 ans d’expérience, ça permet aussi de savoir leur parler…

«Il y en a qui acceptent et d’autres qui disent qu’ils vont aller prendre de l’argent ailleurs. À la fin, nous n’oublions jamais notre but: être certains de gagner de l’argent. Nous n’avons jamais perdu d’argent pour nos actionnaires, en 20 ans, sur six fonds. Nous pensons savoir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il faut être discipliné. Sur la valorisation d’entrée, c’est important. L’échec n’est pas un problème, mais un vrai plus. Un entrepreneur qui a connu l’échec peut nous expliquer ce qui lui est arrivé, ce qu’il en a tiré comme leçon. 

Ça n’empêche pas d’aimer les entrepreneurs.

«Avoir une idée originale, c’est assez rare, même copiée d’ailleurs. L’entrepreneur m’impressionne plus que tout le monde. Il doit être hyper original. Pour développer son idée, je vais prendre six mois, je ne vais pas travailler ailleurs. Il doit se dire qu’il va prendre un risque, pas avoir un gros salaire, avec une qualité de vie pas terrible. Souvent, les gens oublient que la genèse des premières années est très dure. Quand je vois leur passion, je me dis chapeau! Il faut le vouloir. Reconnaître que ce n’est pas courant. On a le luxe de pouvoir parler à 2.000 pour en choisir 5. Toute l’équipe a un respect pour l’entrepreneur. Imaginez pendant le Covid. Un tiers de nos entrepreneurs se sont réveillés en mars 2020 avec un chiffre d’affaires en chute de 100%. Ils font tout pour que leur boîte survive. Tout ça inclut tout. C’est vachement dur, ça m’impressionne. Les gens qui n’ont pas été entrepreneurs ne lisent que les histoires à succès, mais il y a plein d’échecs.

Aujourd’hui, vous le disiez, les entrepreneurs peuvent sonner à beaucoup de portes pour trouver de l’argent. Est-ce qu’il y a une concurrence de l’argent? Des modèles aussi, quand on pense aux Spac et à leur manière de créer une société artificielle pour lever des centaines de millions qui vont ensuite revenir vers une entreprise technologique?

«La concurrence est féroce! Le marché de la start-up croule sous l’argent. L’entrepreneur a beaucoup d’options, par rapport à il y a 20 ans. Les opportunités sont presque infinies, des nouveaux fonds, des family offices, des VC… Un beau projet, un beau dirigeant, une belle attitude, ils vont toujours trouver des capitaux. À nous de faire valoir notre expérience. Du côté des Spac, pour la cotation en bourse, le fondateur de WalkMe est très fier de dire qu’il entre par la grande porte, une cotation directe au Nasdaq, et pas par la petite porte de la Spac. C’est un instrument qui ne va pas disparaître.

Pour certaines entreprises, c’est plutôt une bonne chose. Il y a de très bonnes boîtes en train de se faire ‘spaquer’, mais il y a aussi beaucoup de très mauvaises entreprises qui n’ont rien à faire en bourse. Il y a des financiers qui font rêver des entrepreneurs dans le but de coter leur entreprise et de revendre leurs titres. Une fois que la SPAC a quitté, l’entrepreneur doit gérer une société cotée. Il y aura 50% de bons et 50% de mauvais. Grosso modo, il y a 500 Spac dans le monde, 300 de trop. Les gestionnaires de ces Spac ne sont pas toujours les meilleurs. Il y en a peut-être une centaine qui sont véritablement bons. En tant qu’entrepreneur, tu dois aussi bien choisir ta Spac. Il faut être entouré de bonnes personnes, des employés aux actionnaires.

Quand on explore une tendance et qu’on investit en «very early stage» ou quand on est dans un cycle d’innovation qui doit durer 10 ans, ça doit quand même être très compliqué de fonctionner avec cette règle qui dit que ne peuvent croître que les entreprises qui ont un produit dont le marché a envie, non?

«Ça l’est d’autant plus pour un investisseur comme nous. Quand j’investis aujourd’hui, nous ne sommes absolument pas sûrs du marché. Les ‘late investors’ arrivent à trouver des boîtes qui ont déjà leur marché et se disent brillants parce qu’ils ont pu prévoir qu’il y avait un marché. Il y a quatre ans, quand j’ai investi dans K Health, j’ai dit à mon épouse que j’allais investir dans une app qui allait être comme un docteur. Mon épouse a dit qu’elle n’utiliserait jamais ce produit. ‘Pourquoi j’aurais besoin de ça? Je peux aller voir un médecin quand je veux!’ En Europe, et au Luxembourg, c’est facile d’aller voir un médecin. Elle ne pouvait pas imaginer qu’une app pourrait être aussi bonne qu’un médecin. C’est le risque que nous prenons. Aujourd’hui, elle l’utilise. Elle s’est aperçue que ça marche et que c’est vachement pratique.

Skype, je m’en rappelle comme si c’était hier. Un an après avoir investi, dans la bulle internet, un des actionnaires m’appelle, me dit que les marchés se sont complètement effondrés, qu’il a investi dans mon fonds et me demande que je lui explique comment je ne vais pas perdre son argent. Je prends ma voiture, je vais à Bruxelles, je lui montre Skype et je lui dis qu’il va téléphoner via son ordinateur. Impossible à croire. Il a fallu se battre.»