Pour Pascal Saint-Amans, des signaux encourageants vont dans le sens d’une redéfinition de la fiscalité mondiale. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Pour Pascal Saint-Amans, des signaux encourageants vont dans le sens d’une redéfinition de la fiscalité mondiale. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Le «M. Fiscalité» de l’OCDE était de passage lundi au Luxembourg pour rencontrer le ministre des Finances. Pascal Saint-Amans voit dans le Grand-Duché un partenaire «constructif», y compris pour la taxation des géants du numérique. Entretien express.

Entre un avion ou un train, entre une réunion au siège parisien et une visite à l’étranger, Pascal Saint-Amans est sur tous les fronts depuis qu’il a pris ses fonctions de directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en février 2012.

À son agenda, figure un chantier majeur: une redéfinition des règles fiscales internationales dans une économie globalisée et numérique. À défaut d’un accord européen, l’OCDE espère réussir le pari d’accorder 129 pays sur des règles communes de taxation des géants du numérique. Mais pas que. Revue des priorités en mode express à l’occasion de son passage lundi au Luxembourg pour rencontrer le ministre des Finances .

Doit-on désormais moins craindre les paradis fiscaux que les Gafa en matière de fiscalité?

Pascal Saint-Amans. - «Il ne faut craindre ni les uns ni les autres. Il faut que chacun ait sa juste place, dans une globalisation qui soit correctement régulée. Le vrai sujet pour les paradis fiscaux – que n’est pas le Luxembourg – comme pour les Gafa, c’est un problème de régulation.

Il ne faut pas qu’il y ait d’excès dans un sens comme dans l’autre. Il y a eu des excès de concurrence fiscale dans certains pays. Nous avons sans doute eu des excès de position dominante de la part de certains acteurs numériques. Dans les deux cas, il faut une régulation intelligente qui passe par une bonne coopération entre les États.

Nous avons réussi à éviter ce qui s’est passé au niveau du commerce, où on finit par voir apparaître des guerres commerciales.
Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amansdirecteur du Centre de politique et d’administration fiscalesOCDE

Tous les États sont-ils capables de s’accorder sur la notion de «régulation intelligente»?

«Oui, même si certains ne l’appelleraient pas ‘régulation’. Les Américains n’aiment pas le terme ‘régulation’. Mais ce qui se passe depuis dix ans dans le domaine de la fiscalité, c’est une régulation fiscale de la globalisation.

Nous avons connu une évolution d’une sorte de doctrine qui était liée à la souveraineté des États – chacun faisait ce qu’il voulait – à une prise de conscience qu’à ce rythme-là, certains, qui souffrent de la concurrence fiscale des autres, allaient prendre des mesures unilatérales voire brutales.

Nous avons réussi à éviter ce qui s’est passé au niveau du commerce, où on finit par voir apparaître des guerres commerciales. On a évité cela depuis 2008-2009 en mettant en place une coopération fiscale qui passe par un certain nombre de règles communes pour limiter la concurrence fiscale.

Le Luxembourg respecte totalement les règles et ne traîne pas des pieds.
Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amansdirecteur du Centre de politique et d’administration fiscalesOCDE

Qu’est-ce que les États comme le Luxembourg pourront faire pour rester compétitifs dans un monde globalisé?

«C’est une grande question. Il y a plusieurs formes de compétitivité et la fiscalité n’est qu’un élément de compétitivité. En matière de concurrence fiscale, chacun faisait en somme ce qu’il voulait. Or dans un monde où l’on a plein de libertés, si l’on met une totale liberté fiscale, on voit apparaître des instruments sans coopération fiscale comme du secret bancaire, des rulings, des régimes cantonnés aux entreprises étrangères... et ce n’est pas soutenable. Car cela enlève de la matière taxable aux autres sans créer beaucoup de matière taxable sur place.

Que reste-t-il ensuite aux petites économies ouvertes comme le Luxembourg?

«Elles peuvent avoir un niveau de pression fiscale qui soit moins élevé que dans d’autres États, sans être radicalement moins élevé, parce qu’elles sont plus petites, parce qu’elles ont moins d’infrastructures à financer, parce qu’elles sont plus agiles et/ou mieux gérées que les autres.

Il peut y avoir des domaines économiques où ce n’est pas tant la fiscalité qui est un avantage que le fait d’avoir réalisé un cluster et créé de l’expertise, des compétences. Je pense par exemple à l’industrie des fonds pour le Luxembourg. Le paradoxe de ces travaux que nous menons et de la coopération est que les avancées en matière fiscale ont conduit les pays dont le principal avantage concurrentiel était la fiscalité à devenir meilleurs dans ce qu’ils font.

Depuis dix ans et la crise financière, le Luxembourg a-t-il fait ses devoirs de mise en conformité sur le plan fiscal?

«Je ne dirais pas depuis dix ans. Le changement date de 2014, il est très sensible. Le Luxembourg a-t-il fait ses devoirs depuis cinq ans? Ma réponse est oui. Et plutôt très bien. C’est pour cela que j’ai plaisir à venir ici. C’est très agréable de travailler avec le Luxembourg qui avait beaucoup de travail à faire, sur le secret bancaire, sur les rulings… Aujourd’hui, le Luxembourg respecte totalement les règles et ne traîne pas des pieds.

Sur quoi le Luxembourg doit-il continuer à travailler pour rester dans cette mouvance?

«Continuer à avoir une approche constructive. Le Luxembourg est une petite économie ouverte qui était extrêmement compétitive d’un point de vue fiscal, d’où l’image de paradis fiscal qui lui était accolé. Aujourd’hui, les lois luxembourgeoises et la pratique font qu’il n’a plus de caractéristiques d’un paradis fiscal. C’est une petite économie ouverte, qui reste compétitive, qui a envie d’être concurrentielle, mais qui est constructive en Europe et à l’OCDE. Ce qui compte, c’est que le Grand-Duché ne fasse pas partie de ces petits pays qui bloquent les avancées.

Quels sont les «petits pays» qui bloquent encore?

«On voit bien, par exemple, que l’Irlande est beaucoup plus défensive que le Luxembourg. Ce n’est pas forcément une critique, il y a des raisons.

L’Europe a échoué, à ce stade, à se mettre d’accord sur une taxation des Gafa, pourquoi?

«La première raison fondamentale est que les intérêts des pays européens sont divergents. S’ajoute à cette divergence profonde la règle de l’unanimité qui prévaut pour des décisions fiscales prises au niveau européen. Avec le veto dont disposent certains.

La deuxième raison est que tout le monde préfère, plutôt qu’une taxe sur le chiffre d’affaires des entreprises – qui n’est pas la taxe la plus intelligente qui soit –, une solution de long terme et globale, donc au niveau de l’OCDE. Ces deux facteurs rendent compliquée l’adoption d’une directive européenne dans ce domaine, même si les partisans d’une directive européenne avaient des raisons qui n’étaient pas forcément mauvaises.

Pascal Saint-Amans, lundi, à la sortie du ministère des Finances. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Pascal Saint-Amans, lundi, à la sortie du ministère des Finances. (Photo: Jan Hanrion/Maison Moderne)

Vous croyez donc plus que jamais aux chances de réussite de la méthode OCDE…

«Si on veut parvenir à un débouché en 2020 ou 2021, il faut avoir un accord politique sur le contenu d’une solution avant, d’ici fin 2019, début 2020. Pouvons-nous réaliser cette ambition? Je ne le sais pas, pour être honnête. Il y a des forces qui sont plutôt favorables, à savoir que les États-Unis sont les leaders d’une position multilatérale sur ce dossier. Ce qui est très rare actuellement. Les pays européens et d’autres ont un vrai souci de taxation des Gafa. Tout cela laisse penser que les conditions sont réunies pour trouver une solution.

Ceci dit, malgré ces conditions, nous observons des tensions contraires, les intérêts des pays sont très divergents, en particulier entre les grands États. Car ce qui est en jeu va au-delà de la taxation des Gafa, c’est la révision globale de la fiscalité internationale. Au niveau de l’OCDE, nous faisons tout pour que les États se mettent d’accord. C’est ensuite eux qui auront la main.

Comprenez-vous l’approche du Luxembourg dans le dossier de taxation des Gafa?

«La position n’était pas de bloquer sur la directive, mais d’opter pour une position multilatérale.

Nous devons donc définir une nouvelle règle qui permette de taxer ces entreprises même lorsqu’elles ne sont pas présentes physiquement sur un marché.
Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amansdirecteur du Centre de politique et d'administration fiscalesOCDE

D’ici 2020 voire 2021, vous souhaitez aboutir sur la question de la définition de la localisation de l’impôt et sur un impôt minimum pour répondre aux défis de l’économie numérisée. Quels sont les enjeux sur ces deux points?

«Nous prônons en effet une solution qui comporte deux piliers. Le premier pilier est composé de deux éléments. Le premier élément est ce qu’on appelle le ‘nexus’: à partir de quand une entreprise est taxable sur un territoire. Dans les règles actuelles, vous êtes taxable sur un territoire lorsque vous êtes incorporé avec une filiale ou lorsque vous avez un établissement stable, autrement dit lorsque vous êtes présent physiquement. Or, de nombreuses entreprises peuvent désormais faire des affaires sans être incorporées et sans avoir un établissement fixe.

Nous devons donc définir une nouvelle règle qui permette de taxer ces entreprises même lorsqu’elles ne sont pas présentes physiquement sur un marché. Le second élément du deuxième pilier concerne les règles d’allocation des profits. L’idée en discussion est de donner plus de droits d’imposer là où sont les consommateurs, les utilisateurs de Google, Facebook ou encore Uber. Mais ça ne se limite pas aux Gafa, car ces règles valent pour d’autres entreprises, pour tous les secteurs. D’où des tensions de la part de certains pays qui veulent bien taxer les Gafa sans voir les entreprises de leur pays taxées à l’étranger.

Le second pilier est relatif à l’impôt minimum. Il ne consiste pas à demander à chaque pays un certain impôt minimum, mais à protéger leur base taxable via l’idée que si leurs entreprises paient à l’étranger un impôt en dessous de leur impôt minimum, le pays concerné pourra percevoir la différence. C’est une multilatéralisation de Gilti (Global Intangible Low-taxed Income, ndlr), la disposition de la réforme fiscale américaine sur le sujet.

Comment redéfinir le concept d’établissement stable dans le cadre de la discussion sur les défis fiscaux de la numérisation de l’économie?

«A priori, nous n’allons pas toucher à l’établissement stable qui est stable par nature, mais nous pourrions créer un nouveau droit d’imposer, qui serait par exemple lié à un montant de vente sur un territoire, qu’il s’agisse d’un téléchargement sur le cloud, d’un abonnement à une plate-forme ou de la monétisation de données d’utilisateurs prélevées dans un pays.

Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, mais pas du monde.
Pascal Saint-Amans

Pascal Saint-Amansdirecteur du Centre de politique et d'administration fiscalesOCDE

On a trop laissé faire les entreprises en matière de pratique fiscale ces dernières années?

«Oui et non. Oui, elles sont allées trop loin dans la planification fiscale agressive, en faisant passer des chats pour des chiens. Non, car fondamentalement ce sont les États qui n’ont pas coopéré assez tôt.

Depuis l’échange automatique d’informations mis en place en octobre 2014 sur les comptes bancaires des particuliers, les «trous dans la raquette» sont plus petits?

«Il faut être prudent, mais je pense que oui. Nous avons recensé 47 millions d’échanges de renseignements bancaires, près de 5.000 milliards d’euros, une baisse de 20 à 25% sur les dépôts bancaires offshore, 95 milliards d’impôts collectés. Et nous n’avons que peu de pays qui n’appliquent pas l’échange d’informations. Le seul grand marché qui peut poser question sont les États-Unis, qui ne font pas d’échange automatique mais à la demande.

Craignez-vous qu’un centre financier mondial offshore, à savoir la Grande-Bretagne, se crée avec le Brexit?

«Non.

Pourquoi?

«Les règles sont là, elles existent, la coopération aussi. Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, mais pas du monde. Si le Royaume-Uni commençait à ne plus appliquer les règles auxquelles il a contribué durant les dernières années, je pense que ça ne se passerait plus très bien avec les autres partenaires.»