L’éloquence est-elle forcément conditionnée par la maîtrise d’un vocabulaire riche et compliqué?
Stephan Luthi. – «L’exercice oratoire qu’est l’éloquence doit comporter, selon mon point de vue, deux dimensions indispensables afin d’être bien réalisé.
En premier lieu, il convient de s’attacher aux dispositions relatives à la forme, que l’on pourrait qualifier d’‘enrobage’ de l’exposé à produire. Ces dernières correspondent en réalité à la palette de vocabulaire que l’on use, à la recherche syntaxique effectuée, même à la structure de notre discours qui peut amener à mettre en exergue le plein potentiel du pouvoir de certains mots. Il peut être ainsi aisé de s’imaginer qu’un vocabulaire fourni peut permettre de faire une forte impression sur l’auditoire et laisser penser qu’une certaine érudition émane de l’orateur, lui procurant un crédit qu’il n’aurait peut-être pas si l’on se basait stricto sensu sur les arguments de fond.
Cependant, la volubilité ne doit pas nécessairement rimer avec complexité. L’excès de sophistication, de cumuls d’idées et de recherche de mots compliqués dans la construction d’un discours peut avoir un effet inverse sur l’assemblée. En effet, il est capital d’être attentif au public cible et savoir s’adapter à ce dernier: la sélection des mots, de références à insérer et la pertinence du verbe se ressentiront différemment si nous sommes par exemple dans une interview de Paperjam ou bien dans une interview d’un magazine people. Il est donc tout aussi important de savoir simplifier, synthétiser et vulgariser son discours afin de ne pas être prolixe et d’alimenter un effet de lourdeur éventuel.
En second lieu, il faut rappeler que l’éloquence est aussi l’art de la persuasion, où la locution n’est qu’un moyen parmi d’autres pour arriver aux fins de l’orateur. Il faut chercher à émouvoir, à faire appel au ressenti, à ce que l’on trouve par-delà la raison. L’éloquence ne peut ainsi se résumer en la maîtrise seule du vocabulaire. La simple réaction allant jusqu’à la provocation d’émotions, négatives ou positives, peut être produite par des gestes, une interpellation, un exemple, une image, une situation, la prestance et le charisme, le statut… tant de caractéristiques plus ou moins subjectives qui constituent des éléments essentiels charpentant l’ossature d’une belle performance orale.
Je pense ainsi que, dans l’idéal, convaincre et persuader vont de pair pour obtenir une éloquence bien réussie. Le vocabulaire utilisé ne doit pas être forcément le reflet d’un étalage de connaissance linguistique, mais être adapté au plus près du sujet et de l’auditoire, car bien qu’étant un élément pilier de l’éloquence, il ne conditionne pas pour autant la réussite de cette dernière.
Je pourrais comparer l’éloquence à une expérience culinaire. Le plat se juge sur sa présentation et sur son goût. Le chef doit savoir doser et s’adapter à ses clients et au contexte de son restaurant. Le client sera attentif à ce qu’il aura mangé, mais aussi à la manière dont on lui aura servi, expliqué, présenté le plat, le décor, le service, les petites attentions… en deux mots, le fond et la forme adaptés à lui-même et au contexte. In fine, tout ceci essayant de déclencher chez lui une série d’émotions, espérons-le, positives. J’espère pouvoir être à la hauteur de mon public ce soir!
L’art oratoire est un exercice difficile, qui n’est pas inné. Quelles qualités faut-il, au-delà de la maîtrise du verbe, pour prétendre à exceller dans cette discipline?
«Étant assez novice en la matière en tant que jeune avocat, je pense que l’art oratoire est avant tout un exercice rigoureux demandant beaucoup d’entraînement et de recherches. Pour moi, afin de pouvoir parfaire son éloquence, il s’agit avant tout de faire un travail de fond sur son sujet pour le maîtriser et se l’approprier. La difficulté se tient à chercher le bon angle pour joindre au fond une forme gérable pour soi-même et adaptée à son auditoire. Gérable pour soi-même, j’entends par là, gérable au travers de notre culture, de notre sensibilité, de notre construction intime. Adaptée, j’entends par ce biais que l’auditoire se sente respecté, compris, impliqué sur certains points et qu’il puisse se questionner et comprendre le raisonnement pour l’emmener à être convaincu et persuadé, ce qui serait atteindre l’objectif visé. Il faut ainsi créer un lien rapide et efficace qui à la fois le sensibilise, le tient en éveil et en curiosité. La difficulté résidera ensuite dans la gérance de la forme et des paramètres de l’auditoire, sa sensibilité propre, son émotivité, sa culture, l’effet de groupe…
En outre, il est vrai que notre comportement naturel, nos habitus, notre capital social nous façonnent fatalement sur notre façon de nous exprimer et sur ce que nous dégageons. Je pense que l’entraînement et l’observation de ceux qui maîtrisent cet art oratoire sont les deux clés qui permettent d’arriver à produire une bonne prestation. Certaines personnes possèdent des prédispositions pour cet exercice, comme entre autres, le charisme, l’aisance, ce qui induit que, selon moi, une part d’inné figure dans la performance.
L’éloquence, par ailleurs, se doit d’être fluide et si naturelle qu’elle puisse paraître improvisée, alors elle est paradoxale en ce sens qu’elle est pourtant issue de la combinaison d’un travail de fond et d’une maîtrise de soi. Je pense que Ferdinand Lop résume bien ma perception du travail de cet art oratoire: ‘L’éloquence est naturelle: elle ne s’acquiert, d’autre part, que par un travail opiniâtre’. Étant par ailleurs musicien, je pense que la musique et l’art oratoire sont similaires quant à leur mode de transmission: la technique sans la sensibilité ne permet pas à l’auditoire d’obtenir de l’émotion. Ainsi, une autre qualité à avoir est celle de la passion. Si le musicien ne joue pas avec ses tripes, il n’atteindra pas le cœur de l’autre.
Enfin, une autre qualité, et non des moindres, est la répartie. L’art de l’éloquence est l’art de pouvoir rebondir et de répondre de manière spontanée et intelligente. Je pense qu’un très bon orateur doit surtout savoir gérer l’inattendu qui peut le faire vaciller ou briller. La répartie s’apprend avec le temps, avec le travail et avec la confiance en soi. Son pendant est la gérance du stress et de ses émotions.
Je considère que je participe à un concours difficile, d’une part parce que c’est ma première fois, et d’autre part parce que la présence des personnalités hautement reconnues dans le pays m’honore et me met une pression positive qui me pousse intérieurement à vouloir donner le meilleur de moi-même.
Un avocat doit-il forcément être éloquent pour bien faire son métier?
«C’est un peu comme la présentation du plat dans l’assiette. L’éloquence fait partie du plaidoyer. Mais les arguments, la pleine connaissance du droit et la chaîne de logique du fond restent la base sûre du travail de l’avocat. Il ne faut pas oublier aussi qu’un avocat peut travailler sans plaider, tout dépend de la spécialité choisie. Évidemment, si le poids des arguments et la qualité de l’éloquence sont présents, la prestation n’en sera que meilleure.
Il est cependant vrai que le choix de ce métier induit naturellement un goût pour l’éloquence. Il peut arriver que les arguments juridiques pour défendre un client soient faibles, alors l’art oratoire devra être plus présent afin de minorer chez l’autre la logique cartésienne pour davantage susciter l’affect au travers d’une persuasion bien à propos. A contrario, quand les arguments juridiques sont nombreux et fournis, il n’en reste pas moins que leur présentation pourra être acheminée d’une manière ‘théâtrale’ afin de charmer l’auditoire qui pourra prendre un certain plaisir à l’écoute de la présentation originale d’un texte juridique qui, à la base, pouvait paraître ennuyeux. Un mot également sur l’auditoire d’un tribunal. Quand les audiences sont publiques, certaines personnes viennent apprécier la performance orale de l’avocat ou bien du procureur, tant sur la pertinence du fond que sur la performance oratoire des parties.
Depuis que le métier existe, la plaidoirie verbale existe. Donc l’humain a besoin d’entendre une histoire, avec des hauts, des bas, un contexte, pour pouvoir porter jugement, donc un verdict. Savoir raconter une histoire est donc toute une performance. Finalement, savoir convaincre et persuader, c’est savoir aussi susciter l’intime conviction recherchée chez l’autre.
Au final, qu’est-ce qui différencie un avocat d’un avocat? Son style, sa posture, son regard, sa gestuelle, son timbre de voix… Si l’avocat n’est pas forcément éloquent, il peut bien faire son métier au travers de sa précision, sa rigueur, sa structure logique. Il est vrai, même si la présentation orale n’est pas ressentie comme une grande prestation oratoire, elle peut être efficace et plaire aux scientifiques du droit. Pour ma part, un avocat qui n’est pas à l’aise dans la performance oratoire à tout intérêt à ne pas trop la pratiquer, car une fausse note est souvent plus mal perçue qu’un silence. Je pense donc que les grands avocats sont très forts parce qu’ils maîtrisent le fond en ce sens qu’ils connaissent parfaitement le droit et qu’ils savent l’utiliser avec une éloquence telle que certaines plaidoiries restent dans les mémoires.»